La nuit les ponts glissent — 1 (V2)

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 À l’horizon, un cadavre. Un gigantesque cadavre bouffé par les charognards.

 Voilà à quoi ressemblait la Cité, un sac d’os immense pendu au plafond. Comment pouvait-on s’en émerveiller ? La corne, ce n’était jamais que les os dénudés d’un gigantesque macchabée.

 Raul cracha dans les nuages, par-dessus le bastingage. Les cadavres, il en avait vu quelques-uns, il savait ce qui subsistait quand les chairs, les muscles et les organes se faisaient bouffer par la nature : un squelette. Et pour la Cité qui s’approchait lentement, même affaire. On l’avait grignotée avec soin, restait rien, sinon de jolis ossements blancs qui brillaient au soleil. Joli, mais au fond, sinistre.

 Tandis que sa barque surpeuplée approchait du terraume en brinquebalant, lui ne voyait que des cages thoraciques, des fémurs et des crânes, là où ses compagnons de voyage s’émerveillaient devant susplaces, ponts et bâtiments creux. Puis accessoirement, au loin, toujours les mêmes temples biscornus, pleins de foi, et l’éternelle boursoufflure de service, l’aberration cancéreuse qu’était la Forge, qui gonflait chaque jour un peu plus cette grande dépouille qui les voyait tous naître.

 La suspendue n’avait rien de beau. Hormis la beauté de la mort.

 À l’image du tunnel, ce trou béant dans la Terre dont ils s’étaient extirpés plus tôt et dont Raul ne parvenait pas à se sortir l’image de la tête. Sa taille démesurée, son abominable splendeur. Ces enterrains des aires sans-caste éveillaient en lui une fascination mêlée d’insupportable — une sensation qui allait au-delà des interdits et craintes sans fondements des prêtres. Ces béances évoquaient les orifices d’un corps. L’obscurité qui y régnait semblait vouloir vous absorber dans son énigme. Raul frissonnait en y repensant. En s’éloignant, il avait eu l’impression de voir une gigantesque ombre s’en extirper après eux, comme si l’annonce de la mort du Réalien avait tiré des horreurs des entrailles de la Terre. Il était décidément trop fatigué…

 Les soldats maugréaient à côté de lui. Debout, il gênait leur vue. Raul n’écouta même pas leurs remarques, il préférait contempler les abords citoyens et les terrassements agricoles en étirant ses jambes.

 Une bonne partie des citoyens avaient assisté au meurtre en pleine cérémonie, avait-il compris en suivant les explications nébuleuses des lanciers. Cela faisait un bon paquet de témoins. Il se demanda pourquoi on lui demandait de revenir. Était-ce parce qu’il ne se satisfaisait jamais des solutions rapides ? Ou simplement parce que la Cité devait se replier sur elle-même et rappeler ses enfants ?

 Tout de même, le vieux Fard Egan, et ses airs guindés, se voir la tronche éclatée exactement comme un pauvre Ter pouilleux exilé dans les enterrains des aires interdites. Ironie frappait fort ! ricana Raul en se réengonçant entre deux militaires Aers, interrompant leur échange.

 La déesse devait bien se marrer. Elle devait aussi bien rire de sa situation, là, coincé entre deux mondes. Avait-on déjà vu une barge de transport militaire gonflée à parts égales de soldats des brigades déchues et de templiers ? Raul trouvait la chose drôle, un peu irréelle, en plus d’historique. Les Ter, sous doute flippés par les évènements, rapatriaient leurs troupes en même temps que les forces citoyennes rappelaient les leurs — les plus médiocres, en prime.

 Non, les citoyens n’allaient certainement pas avoir peur ni être surpris de voir débarquer un corps militaire, dit "divin", dont ils n’avaient jamais entendu parler, venant d’espaces qu’ils pensaient disparus. Bien joué, les culs bénis ! Sans compter les questions de préséance, Raul voyait déjà les forces Ter et Aers se disputer, voire s’affronter concernant la gestion de la crise.

 Venant des castes chargées de garder l’équilibre et fignoler la stabilité de la Cité, voilà qui était bien joué.

 Ainsi, les deux corps se faisaient face dans la barge. Une ambiance bizarre. Pas le même esprit, clairement. Tandis que la petite troupe de sous-Aers sans noblesse, contente d’enfin retrouver la civilisation, chantait, rigolait, buvait — certains même pissaient au Ciel ; les Ter en face les regardaient, guindés, surinvestis de leur mission — on ne savait jamais laquelle —, avec un regard gonflé d’incompréhension et de dégout, ils priaient probablement intérieurement afin de compenser l’impiété des gus d’en face. Et lui, pauvre petit élucide paumé au milieu, il n’avait pas de place et n’était reconnu par aucun camp.

 Mais Raul s’en foutait. Ils arrivaient déjà aux abords du grand cadavre et il allait enfin être quitte de ces deux cliques dissemblables.

 Sur les ponts, les citoyens regardèrent passer leur transport bourré à craquer avec des questions plein les yeux. Oui, on va bien au dôme, voulut leur crier Raul, pour qu’une fois les petites-gens comprennent ce qu’il se tramait. Il préféra la fermer et leur rendre leurs airs incultes. Lui non plus ne pigeait rien, après tout.

 On les largua à la va-vite au port du dôme. Comité d’accueil : rien. Instructions : que dalle. Une fois les troupes déchues et les templiers débarrassés des lieux — eux, au moins, savaient où aller —, Raul se retrouva planté au milieu de l’embarcadère, à poireauter, seul. La logique lui dictait d’aller retrouver le Sur-élucide, son cher et tendre Ostiel Sin, sauf que se rendre au quartier central, faire son rapport et se retrouver dépêché on ne sait où ensuite ne l’arrangeait guère. Il avait une piste fraîche, un lien évident entre deux assassinats, il fallait sauter sur l’occasion. En temps de crise, Ostiel n’allait jamais accorder d’importance à un meurtre, même bizarre, des confins ; déjà en temps normal ça n’intéressait pas grand monde. À la caserne, ce serait le branle-bas, la débandade. Ce qu’il allait raconter se perdrait dans l’agitation générale. Très peu pour lui, Raul préférait suivre sa propre méthode.

 Il avança à son aise, profitant de la douce brise typique de cette dernière décade de lune d’Attraction. Fin de journée, les pêcheurs d’oiseaux revenaient des bords de plateformes, des sacs pleins de grives et de moineaux, même d’une belle buse pour l’un d’entre eux. Raul fit un bout de chemin en leur compagnie, discutant de pêche. Les Artes, une fois dépassée leur surprise de voir un Aers leur parler, se lancèrent dans d’épiques histoires de prises d’envergure - cygnes, grands aigles, parfois même vautours, et autres triomphes de petits héros du quotidien.

 Raul les salua et continua sur les ponts menant vers le dôme. Sa masse se découpait, immense, entre les grappes de demeures, essentiellement Vox. Par les fenêtres, on entendait des exercices de chant et les mélodies de leurs instruments déjà fatigués par de longues journées de jeu. Cette ambiance donnait le sentiment que la Cité n’allait pas si mal…

 Plus il avançait, plus les routes suspendues se vidaient. Aux abords du dôme, plus personne. Ce grand carrefour bordélique — que disaient les pontiers ? Un nœud-réseau —, taillé pour permettre à un grand nombre de gens de se rassembler pour la cérémonie, semblait aussi désert qu’un quartier en pleine brume. À l’exception du petit attroupement devant les chambres sigillaires et, évidemment, les troupes en faction devant les entrées du dôme.

Lesquelles le regardaient de travers. On n’aimait pas les élucides.

— Tiens, fit, bien fort, l’un des gardes, le genre à qui un maigre galon de plus que ses camarades donnait l’impression de descendre des dieux. Ils ont finalement envoyé quelqu’un ? Tu peux passer ton chemin, élucide. Il n’y a rien à trouver, ici. L’affaire est bouclée.

Raul ne supportait pas cette façon dont les autres corps avaient à les traiter. Mais qui aimait qu’on fouille sa merde ?

— Très drôle, le planton, répondit Raul, tout en inspectant les deux autres Aers qui lui rendirent son regard. Ce sont les petits qui font les conclusions d’enquête, maintenant ? Ou alors le contre-élucide s’est déjà pointé ?

— Une armée de témoin nous dispense des services de la division, claqua l’autoritaire. Passe ton chemin, élucide.

 Il l’avait dit comme on crachait. Raul se pencha sur son insigne et les plumes qui l’ornaient, un Fer. Pas des gars des forces locales, et donc aucun Districtète aux commandes. Dommage, sa tâche aurait été plus facile. Des oiseaux de ce calibre tenaient leurs ordres de plus haut, ils étaient presque de la même espèce que les troupes déchues des confins, mais un cran au-dessus, version frustrée : des lanciers des brigades intérieures. Soit la pire brigade à croiser, ceux qui n’avaient jamais de travail et se sentaient inutiles. Les gens qui avaient des choses à prouver étaient toujours le plus imbuvables, décida Raul en détaillant les trois rétifs. Et surtout les plus enclins à oublier comment marchait la hiérarchie.

— Perdons pas de temps, fit-il en s’avançant. Laisse-moi passer.

— Au nom de quoi ? se rengorgea le Fer. Personne ne passe, ordre du maître-lancier, Raban Goor.

 Il brandissait le nom du petit frère de l’archimaître-général comme s’il s’agissait d’Art en personne. Les imbéciles aiment diviniser leurs supérieurs.

— La division d’élucidation n’a de compte à rendre qu’à l’archimaître-général et à l’Acastale, déclama Raul, d’un ton atone. En clair : laissez-passer.

 Leurs lances lui barrèrent le passage. Raul soupira en regardant le Fer et sa morgue insupportable.

— Bien, continua Raul, se retenant d’ajouter un nouveau sarcasme. Si avoir des ennuis ne vous pose pas problème, allons-y, fit-il en tendant sa main en signe de requête. Je demande officiellement de parler à votre supérieur. Un Hampier ? Ou mieux, un Poigne ?

— Un Hampier, tonna une voix dans son dos, éveillant un sourire triomphateur chez les lanciers de faction. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

 Suffisait de demander, s’amusa Raul en se retournant pour faire face au gradé et à ses airs soucieux. Il ne s’étonna qu’à moitié de trouver un visage connu.

— Tiens, je vois que les grades s’escaladent vite dans certaines familles, déclara l’élucide en souriant. Ça grimpe même mieux que certains arpenteurs !

 Le Hampier changea d’expression en reconnaissant Raul, les visages narquois de ses hommes se décomposèrent en même temps.

— Que veut la division ? demanda-t-il, entre agacement et contrariété.

 Clairement, retrouver son cousin en ces circonstances n’arrangeait pas ses affaires. Et vu sa tête, ses supérieurs devaient être sur les nerfs.

— Elle vient élucider, très cher Filest, pas bavarder. Tes hommes me disent que je ne peux pas passer, n’est-ce pas surprenant ?

 Le Hampier le regarda sans mot dire. Il inspecta ses hommes, comme s’il calculait quelque chose.

— Raul, traîna-t-il, en s’approchant. C’est compliqué. Ce n’est pas une simple affaire, tu…

 Il s’interrompit, voyant ses lanciers l’écouter, tels des chats à l’affut.

— Aers, garde-à-vous ! éructa-t-il, se rappelant son rôle. Vous devez le respect aux membres de la division. Je ne veux plus vous entendre parler de la sorte, compris ?

 Ils aboyèrent « Compris, Hampier ! » en visant l’horizon de leurs regards figés.

— Bon, suis-moi, reprit Filest en entraînant Raul à l’écart.

 Bout de plateforme, une rambarde, sous leur nez un soleil qui remontait, autorisant les oiseaux à faire un carnage d’insectes en tout genre. Raul attendit que son cousin commence. C’était le genre qui hésitait, prenait son Temps.

— Écoute, je sais qu’on devrait te laisser passer, fit-il, le regard plongé dans le bleu du Ciel. La division est indépendante et n’a de compte à rendre à personne. Je sais tout ça. Mais là, Raul, on est sur des charbons encore brûlants. C’est compliqué. Le général et son frère Raban…

— Ton chef, donc, l’interrompit Raul.

 Il préférait lui rappeler de faire attention lorsqu’il parlait de ses supérieurs. Si Raul n’avait pas à se préoccuper de ce qu’on pouvait rapporter de ses propres dires, il était en revanche conscient qu’un Hampier devait tempérer ses propos. La Messagère répercutait parfois trop vite les mots de chacun, tout s’apprenait…

— Et le maître-lancier, Raban Goor… corrigea Filest, inspectant ses hommes par-dessus son épaule. Ils ont récupéré le carnat sans tête de Fard Egan, pour l’examiner, sans l’accord de l’Acastale. Tu sais ce que cela implique normalement… l’exil, même la mort ; et pourtant la souveraine ne semble pas réagir… On se croirait revenu à… Non, se reprit-il. Je n’ai rien dit. Je ne pourrais rien en dire.

— Ce qui en exprime déjà long sur ce que tu penses… traduisit Raul, laissant le bleu de ses yeux se mêler à celui du Ciel. Alors, comme ça, nos deux grands chefs des forces veulent se prendre pour la division, c’est ça ? Et nous n’avons plus rien à dire… Plus rien à faire… On peut même pas enquêter.

— Je t’ai rien dit…

 Un bel imbroglio, songea Raul en avisant les hauts-reliefs où les sillons sombres semblaient ricaner. Cet homme-inversé aux allures de dieu avait très habilement bousculé l’équilibre de la Cité, presque à croire qu’il connaissait les tenants et aboutissants des conflits actuels. Plutôt fragile, cet équilibre, contrairement à ce que pensaient les naïfs. Raul n’en avait jamais douté, son père lui avait assez décrit les rouages de ce monde pour qu’il en remarque les points plus tangents. Frapper un Réalien, et celui-là en particulier, était la meilleure façon d’exciter les tensions politiques.

 Et puis que traficotaient les Goor ? Certes, les deux hommes les plus puissants de la Cité n’aimaient pas voir les choses leur échapper, mais de là à ne plus prendre en compte l’Acastale et écarter la division. Il y avait de quoi faire des deux frères Goor d’excellents suspects.

— Tu ferais mieux de laisser tomber, reprit Filest, comme s’il lisait ses pensées. Tu as déjà assez de problèmes comme ça, non ?

 Comme s’il lui arrivait de laisser tomber…

— Le corps, des éléments ?

— Sang-Vide, Raul, tu lâches jamais rien ? s’exclama son cousin, avant de baisser la voix. Non, le carnat, rien, à part ce que tout le monde a vu.

— Et le soi-disant dieu ?

— L’a déguerpit, à toute vitesse, en courant au plafond. Certains disent l’avoir touché avec leurs flèches, après personne n’arrive à décider s’il les aurait évitées au moment de l’impact ou si elles l’auraient traversé. Des témoins disent l’avoir vu poursuivre des citoyens après avoir quitté le dôme, avant de se jeter…

— Au Ciel… compléta Raul. Oui, on m’a raconté. Tu crois aussi que c’est un dieu ?

— Je crois que c’est pas à nous d’en décider.

 Raul renifla à pleins poumons, le fond de l’air sentait la bidoche. Depuis combien de Temps n’avait-il pas mangé ? Et bu ? Son cousin ne lui proposerait pas l’une ou l’autre ration ? Ce serait mal vu…

— Ces gens, aux chambres sigillaires, reprit-il en montrant l’attroupement du doigt. Ils foutent quoi là ?

— Les familles des transpassés commencent à se poser des questions, bien sûr. Ils viennent pour savoir où sont leurs gosses. Mais ces foutus prêtres ne leur disent rien. Comme des ventiers, ils ne causent pas — même pas à nous ! — et tiennent la place avec leurs templiers comme s’il s’agissait des réserves du palais. Et pas moyen de reprendre les lieux sans risquer un affront de caste. C’est pas net. Impossible de savoir où sont ces gamins, impossible d’agir, et là encore… l’Acastale…

— … Ne fais rien ! compléta à nouveau Raul, s’adossant à la rambarde pour contempler le dôme. J’ai compris. S’annonce un Temps où la débrouille sera notre seule arme, Filest. À ce propos, ajouta-t-il, indiquant du menton l’entrée barrée, tu ne peux rien faire pour me laisser rentrer, j’imagine ?

— Par respect pour ton père, je ne te dirai pas ce que je pense.

— Comme toujours, cher cousin, s’amusa Raul. Comme toujours : tu ne diras pas les choses à voix haute, contrairement à moi… Ce serait pas un truc de famille ça, non ? Tout taire. Ce doit être pour ça que les grandes gueules dans mon genre ont toujours des ennuis ? Mais n’est-ce pas aussi grâce à ça qu’on me donne si souvent ce que je demande ? Alors, au nom du sang, si tu veux que toutes ces choses tues demeurent bien encielées, ne serait-ce pas bien de faire un geste pour ton cousin préféré — une offrande, si tu préfères, au dieu du silence —, afin d’éviter de le rendre trop bavard… ?

 Quelques instants après, le Hampier repartait d’un pas lourd vers sa tente de fonction et Raul quittait la plateforme, saluant les trois plantons.

— Et bon travail, surtout. Ça a l’air captivant !

 Ils le regardèrent partir, et n’osèrent rien dire.

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