Ils sont en filigrane — 1 (V2)

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 Les premières lueurs matinales s'immisçaient par les ouvertures, escaladant lentement ses murs, elles dansaient avec les poussières le long des brocarts tendus au-dessus de son lit. Tentant de maintenir ses pensées vides, Felna contemplait les subtilités des tissus rouge liserés d’or. Une légère brise les faisait danser. Furtifs, des oiseaux bruissaient sous ses fenêtres, voletant en quête d'éventuelles offrandes. Ils n'auraient rien aujourd'hui.

 Rester au lit toute la journée la tentait énormément. Dans l'ample matelas, tout se faisait douceur, chaude moiteur. Il la soutenait, tendre, silencieux, ni trop chaud ni trop froid. Tout y semblait facile. Pourquoi ne pas y rester toujours ?

 Dans ce giron, l'écho du jour passé ne pouvait qu’être un rêve insignifiant, une stupidité que le Vent aurait soufflé à son esprit pour la tourmenter. Mais elle avait beau essayer de s'en convaincre, l'évènement insistait derrière, plus fort, et avait ce goût fade et déplaisant des souvenirs bien trop réels. Des images, fugaces et brutales, glapissaient entre les doux souvenirs qu'elle invoquait en rempart. Entre les histoires qu'elle et son frère se racontaient, les récits des exploits héroïques des anciens, les triomphes de la dynastie Acastale qu'elle brandissait, serpentait le sang, la cruauté d'un sourire méchant. L'homme-inversé, son regard. Tout cela avait bel et bien eut lieu. L'horreur avait éclaté juste au-dessus de sa tête. Détestable, incompréhensible, cauchemardesque. Et tangible. Les gouttes écarlates qui l'avaient éclaboussée séchaient encore dans ses cheveux. Les caillots noirs ne voulaient plus la quitter.

 Elle accusa la Terre par-delà le toit de ses appartements. Pourquoi l'avait-elle laissé faire ? Pourquoi de cette façon ? Cet acte avait autant de sens et de noblesse qu'un gouffre béant, il broyait le peu d'espoir d'un peuple qui, à longueur de journée, priait, vénérait chaque déité, désireux de survivre.

 Mais Felna se reprit. Ce ne pouvait pas être le fait de la Mère, pas celle qui tenait leur pauvre humanité au bout de ses roches. Elle gagea - non, décida - que cet évènement n'avait rien à voir avec l'archidéesse, ni aucun autre dieu. Ce ne pouvait qu'être le geste d'un homme détestable qui avait reçu, elle ne sait comment, le don de marcher comme les anciens.

 Une vague de chaleur lui revint, elle détourna les yeux du plafond, loin de ses accusations. Elle y était ! Ce monstre devait être un ancien, un impensable rescapé du renversement ! Car seul un humain pourrait être capable d'une telle cruauté.

 Au fond de son lit, Felna parvenait difficilement à ne pas ruminer ces pensées. Le mal était, comme toujours, le fait d'hommes pétris d'Art. A cette idée, quelque-chose remonta insidieusement en elle, une détresse. Son frère, son mari, son père... Non ! Pas ça. Ils ne comptaient pas. Seul son matelas consistait et, partout autour, le divin. Ce qu'il s'était passé devait nécessairement avoir une raison, ce ne pouvait pas être gratuit !

 Elle s'abandonna dans la tendresse de ses draps, loin, si loin du monde. Elle voulait se rendormir. L’extérieur ne promettait rien, sinon de revivre l'horreur à travers les regards inquiets et les inlassables discussions qui n'avaient eu de cesse de la malmener. Baignant dans l'angoisse de l'instabilité, tout le monde ne faisait que parler de Fard Egan et de l'homme-inversé. Parler exorcisait, disait-on. Pour les autres, peut-être.

 Il fallait à Felna du silence, du calme. S'enfoncer dans son tendre lit, son nid, son seul refuge. Elle inspira, se laissa porter par le chant paisible des oiseaux, ainsi que le bruit lointain du quartier central qui s'éveillait. La torpeur fléchissait ses membres et ses pensées, vainquant le choc qui habitait encore ses muscles. Il lui semblait que tout effort la ramènerait invariablement à ses draps et à leur douce sécurité. Pourquoi sortir, pourquoi vivre ? Mieux valait se reposer.

 Elle ferma les yeux, laissant les images tranquillement défiler derrière ses paupières.

 Des montagnes grattaient les nues profondes. Le Vent, ample et chaud, épousait leurs contours descendants, puis filait en contre-haut, serpenter entre les arbres qui coulaient vers le Ciel. Battant la gravité, leur racines, nouées, noueuses, montaient se planter dans d'arides roches.

 Une rivière, lumineux jaillissement, perçait le sol de ses gerbes pour se déverser dans l’infini, soufflant au passage quelque arc-en-ciel.

 Les oiseaux viraient entre les gouttelettes. Majestueux, ils cherchaient des proies pour nourrir leurs oisillons nichés dans les sinuosités. Là se trouvaient les nids, les petits avaient faim dans l’épaisseur des plumes qui les tapissaient. Ils patientaient, calmes – un homme la regardait –, leurs chants et sifflements la berçait, comme la douceur d’une mère. Ainsi, l’amour filait entre leurs ailes, d'arbre en arbre ; l’amour la portait comme des bras, cet amour, il était : Attraction. La nature elle-même foisonnait pour l’entourer de sa chaleur – le visage de l’homme se tordit –, l’air l'emportait à présent, elle volait parmi les grives. Quelle merveille de parcourir ces étendues, sous-voler ces monts aux fines cascades, frôler du dos la cime des arbres. Filer vers les confins, vers le bout du monde, au cœur de l’horizon, trouver d’autres espaces, moins dangereux, plus sereins – de sa bouche, un mot, terrible, explosa à ses oreilles !

 Felna sursauta, réveillée d’un coup. On lui avait crié quelque-chose...

 Ou était-ce elle qui venait d'hurler ?

 Elle se redressa, palpant le tissu de ses draps pour le sentir, se rappeler du réel. Elle inspecta chaque angle de sa chambre cherchant l’homme de son rêve. Il se tenait peut-être là, quelque part, tapi derrière les étoffes habillant les murs ou dissimulé sous son lit.

 Elle s'agita. Faire et refaire le tour de sa chambre ne parvint pourtant pas à l'apaiser. L'homme-inversé, il pouvait se dissimuler n’importe où, peut-être même sous les brocarts au plafond de sa chambre ! Ce n'était plus possible, elle devait sortir, s'éloigner de la torpeur ruinée de ce lit et de cette chambre qui la trahissait. Mais pour aller où ? se demanda-t-elle, à l'arrêt devant sa porte, ayant l'impression que quelque-chose l'observait. Elle ne parvenait pas à pousser le battant, malgré son anxiété. Idas se trouvait peut-être là, en train de déjeuner, et la verrait arriver, défaite. Comment le regarder, comment lui parler, alors qu'il venait de perdre son père ? D'un seul coup lui revinrent toutes les raisons qui l'avaient gardée au lit. Elle les considéra, grattant nerveusement des ongles le bois ancien de sa porte, redoutant ce qui l'attendait peut-être caché sous ses draps.

 Non, une Aers ne doit pas avoir peur de mirages, voilà ce que son grand-père lui avait toujours dit. Elle ne devait pas se morfondre. Elle était plus forte que ce monde, comme attendait d'elle cet homme merveilleux.

 Alors, elle sortit, le front haut, les yeux secs. L'inquiétude n'existait plus, et ne pouvait donc avoir aucune prise sur elle. Elle rentra dans le salon, déterminée, solide, prête à affronter l'état de son mari, quel qu'il fut.

  C'est une pièce déserte qu'elle trouva. Aucune trace d'Idas. Son siège vide, sa table débarrassée, comme s'il n'était jamais rentré, ayant passé la nuit ailleurs - ce à quoi elle ne pouvait croire. Et pas l'ombre d'une Mina, ni des aides mineures. Un calme de mort.

 L'anxiété la reprit violement. Cette pièce débordait toujours d'animation, les aides furetaient, nettoyaient, cuisinaient ; Mina chantonnait, accueillante. Son mari s'impatientait pour manger, toujours affamé.

 Elle appela, plusieurs fois. Seuls les bruits extérieurs lui revenaient, étouffés. Elle avança, le cœur battant, inspectant nerveusement le plafond. La porte d'entrée s'ouvrit brusquement, déversant une ombre. Celle de l'homme de son rêve.

 Ce n'était que Mina, les joues rougies, l'air hébétée. Felna dû prendre quelques instants pour se ressaisir, calmer son cœur palpitant, puis, affolée, finit par éclater.

— Où te trouvais-tu ? Je pourrais mourir sur place, et tu ne viendrais pas m'aider ? Quelle Inter fais-tu ?

 Son aidante regarda ses pieds, essoufflée, comme si elle sortait de courir. Derrière, les aides mineures attendaient d'être autorisées à rentrer.

— Que faisiez-vous dehors, au lieu d'être au salon, prêtes au service ?

— M'Aers, nous avons été retenues, avoua timidement Mina. L'inaugurale a été allongée par la surintendante, la voie d'Attraction a été rappelée à tous les Inter du palais.

Leur rappeler leur devoir pour les empêcher de l'accomplir. Ridicule, jugea Felna, sans lui laisser le loisir de poursuivre. Agacée, elle héla les aides mineures qui attendaient dehors, contrites. Elles vêtirent Felna sobrement sous la direction de Mina, laquelle semblait trop embêtée pour oser lui parler. Une fois présentable, Felna fila sans attendre, laissant cette clique d'Inter fainéants dans l'ombre de ses murs, avec pour mission de mieux s'organiser à l'avenir. Mina s'empressa de l'accompagner, calant son pas dans les siens.

 Felna fonçait, contrariée, sur la passerelle aux formes oblongues qui longeait sa demeure. Elle avisait avec méfiance les environs, toujours sous le coup de ses inquiétudes. Les espaces, intérieurs comme extérieurs ; chaque recoin, chaque ouverture, jusqu'aux roches du plafond, les mouvements des citoyens naissants des porches entrouverts, même l'innocent air frais du matin ; tout lui semblait inquiétant, comme si l'horreur se tapissait dans chaque chose, prête à jaillir.

 Les nuages moutonnaient doucement au fond du Ciel, laissant le matin agresser ses pupilles encore habituées au tamis réconfortant de sa chambre. Temps coulait, placide, comme toujours indifférent aux vicissitudes du monde-inversé. Juste un nouveau jour dans le quartier du palais, en apparence nullement différent des autres, pourtant tout avait changé. Le déséquilibre les menaçait, les précipitant un peu plus vers la grande chute. Mais de cela le soleil ne se souciait guère.

 Elles arrivèrent sur une place du palais encore calme, malgré la chute de l'aube et la reprise de service des Inter. D’ordinaire, les allées et venues des Aers se faisaient précoces. Ses congénères se faisaient un rituel mondain d’aller contempler le tombé du jour sous l'ombre de la Forge et ses formes aberrantes, surtout lors des lunes d'Attraction ascendante et descendante, afin profiter de la fraicheur encore humide de la nuit. Pourtant, ce matin, la grand-susplace était déserte, hormis quelques groupes d’Aers, çà et là, qui végétaient lascivement sur les bancs encore frais, tout semblait aussi mort et vide que ses appartements au réveil.

 De petits groupes de singes inquiets campaient sur les susplaces, comme si elles leur appartenaient. La nuit, personne ne les importunait. Ils partageaient alors le terraume avec les autres nocturnes et envahissaient les plateformes de leurs manières infâmes. Quand le jour arrivait, ils courraient tous se cacher, misérables, en laissant les traces de leur forfait ; sauf quelques macaques, rétifs, qui espéraient sans doute qu'on les laissât tranquilles. Leurs faciès éteints suivaient Felna, suivie de Mina qui trottinait derrière, tandis qu'elles avançaient vers le palais.

 Le bâtiment ancestral et son architecture particulière semblait les attendre au loin. Felna espérait bien être parmi les premières arrivées et n’avait ni l’humeur ni l'envie de discuter. Elle se força néanmoins, espérant passer le temps et éloigner de ses pensées l’image de l'homme qui s'était autant introduit dans la cérémonie que dans ses rêves.

— Ma bonne Mina, fit-elle, forçant son ton à devenir badin. Nous allons adorer les dieux, ce matin. Rien de tel pour terrasser les mauvaises pensées et inquiéter les ennemis du peuple.

 Ses propres paroles grincèrent à ses oreilles : de parfaitement communes et plates mondanités.

— Oui, m'Aers, répliqua Mina, calquant sa progression sur celle de sa maîtresse. M'Aers, je…

L'Inter s’interrompit. Trois singes nerveux déguerpirent devant elles, affolés de voir leur plateforme réinvestie par l'humanité.

­— Qu’y a-t-il Mina ? s'agaça Felna, voulant continuer. Et cesse donc de toujours hésiter – être une aide ne doit pas t’empêcher de t’affirmer – tu as quelque-chose à dire, et bien : dis-le !

— M'Aers, votre mari...

— Qu’y a-t-il avec mon mari ? interrogea Felna, se crispant à nouveau.

— C’est que… continua l'Inter, d'un air gêné. Il est l’unique successeur du Réalien qui a été assass… (Felna dressa une main, en signe d’arrêt. Mina se rembrunit, puis opta pour un autre mot) … perdu. Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie, m’Aers ?

— Il y a bien d’autres Réaliennes, trancha Felna. Pourquoi mon mari devrait-il succéder à son père ? Il est bien trop jeune et ne connait rien aux subtilités de la politique. Et puis, tu sembles oublier que seule l´Acastale peut en élire. Une succession... ça ne marche pas comme cela. Tu te trompes, ma pauvre Mina.

— M’Aers, il se murmure que les Réaliennes, Ilian Tarse Aers et Miir Fenan Aers, voudraient se retirer de leur fonction...

— Bêtises, Mina, sornettes, n’écoute pas ces histoires à dormir debout ! Personne ne peut se retirer, d'un caprice, d'une fonction sacrée !

— Bien m’Aers, fit l'Inter, baissant les yeux avant de repartir.

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