Ils murmurent, dans les tunnels — 3 (V2)

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 L’état du cadavre avait tellement interpelé et glaçé tout le monde que Raul comprenait pourquoi on l'avait d'abord laissé là, à moisir. Seulement, les rats, ces engeances méconnues de la Cité mais omniprésentes ici, n'avaient pas entendu les choses de cette manière. Ces bras-cassés de Ter avaient donc été contraints de ramener le corps décapité à la mission. Pieux jusq'au bout des ongles, ils s'étaient ensuite lavé avec de la terre, pour expier le double pêché d'avoir pénétré le sol et porté un cadavre au lieu de l'immoler. Une fois ses observations faites, Raul les avait autorisé à y mettre le feu, histoire que les dieux ne soient pas fâchés. Mais surtout pour calmer les templiers et qu'ils lui foutent la paix.

 D'ordinaire, on ne demandait pas à la division d’élucidation de se déplacer de l’autre côté de la frontière pour des petits meurtres des vagabonds sans-castes. Mais là, il s'agissait d'autre chose. La tête du gars avait explosé. Facile à déduire au vu des éclaboussures qui maculaient les murs et la colonne adjacente.

 Heureusement, ces horreurs avaient échappé au gamin qui s’était encouru après avoir découvert la dépouille. Tant mieux, au fond. Ca limiterait un peu l’ampleur de son choc, songea Raul, étonné de se soucier ainsi d’un sans-caste.

 Il se passait souvent des choses folles chez les sans-castes – des choses impies, comme se plaisaient à le rappeler si souvent ses bien-aimés collègues –, mais cette affaire-ci relevait de l’extraordinaire, même pour eux ! Si ces gens se montraient volontiers sans foi ni loi, ils ne commettaient pas ce genre de crime – d’ailleurs comment le feraient-ils ? Qui savait faire éclater des crânes ?

 Malgré ce que la plupart de ses congénères pensaient, les sans-castes n’étaient pas des monstres, loin s’en faut. Raul se disait souvent que c’était plutôt leur manque d’éducation qui les poussait à vivre ainsi – selon la loi du plus fort, comme disait le gamin – sans morale.

 Et évidemment, il y avait les Ter qui leur enseignaient qu’ils ne valaient rien, parce qu’ils étaient des sans-castes. Alors, essayer d’être sereins et paisibles avec ça ! Bonne chance ! Ces gens survivaient juste, purgeant leur peine d’avoir eu le malheur de naître soi-disant sans-incarnat. Mais c’était une soupe bien immangeable qu’on leur servait. S’ils savaient, ces pauvres bougres, à quel point on leur mentait…

— Casté…

— Qu’est-ce qu’il y a, petit ? dit Raul avec une sollicitude qui l'étonna.

Le gamin avait définitivement perdu sa posture défiante, il baissait maintenant la tête, comme si tout le poids de la Terre reposait sur son dos.

— J’crois que j’me rappelle... son nom… parvint-il à dire du fond de ses sanglots.

 Sa voix peinait à sortir mais il parvint à articuler : « Idoin… »

 Drôle de chose que la mémoire, songea Raul. Si régulièrement elle se montrait réfractaire à l’intervention de la Messagère, il suffisait parfois d’un rien – un temps d’attente, un souffle, un peu de réconfort, ou parfois un grand coup sur la caboche – pour qu’elle laisse enfin les informations refluer. Il était là, ce nom – et quel drôle de nom ! – ce gosse sans-caste n’aurait jamais pu l’inventer. Raul tenait enfin quelque-chose !

 Il congédia le gamin. Il n’y avait de toute façon plus rien à tirer de lui ; qu’il aille se réfugier chez ses parents, ou ses potes, ou quelque part, là où il pourrait pleurer tranquillement.

 Raul renifla en avisant ses accompagnateurs. Dans quoi venait-il de mettre les pieds ? Du jamais vu ! Un prêtre de la Mère, nommé Idoin, trouvé sans tête dans un ensol, chez les sans-castes… Ça ressemblait presque à une mauvaise blague !

 Aussi, quelle arme avait-on utilisé ? Est-ce qu’un ancreur pouvait éventuellement faire de tels dégâts ? Ça lui paraissait improbable. Il avait déjà vu des tirs d'ancreurs, les dégâts sur les victimes n’avaient rien d'aussi… radical. Et puis comment des sans-castes auraient-ils pu obtenir ce genre d’objet ?

 Cette histoire de blasphème lui paraissait aussi étrange, il devait retrouver la trace de ce Ter vagabond pour comprendre.

 Les murmures scandants des excuses à la Mère proférés par les prêtres emplissaient les hauteurs obscures, bientot ils devraient partir. Profitant de ce délai, Raul s’attarda un instant sur les lieux. Et dire que tous les enterrains avaient été fermés dans la Cité, au risque d’être banni si on en forçait le passage. Ici, chez ces êtres condamnés, ils devenaient des lieux de vie, où les gens se réfugiaient des intempéries et s’organisaient en petites communautés. Les templiers n’osaient pas s’aventurer en ces lieux pour ne pas offenser la déesse terrienne. Aussi, il était, de fait, tout à fait étrange qu’un Ter, et à fortiori un prêtre dédiant son acte à la Mère, se soit aventuré dans un de ces tunnels interdits.

 L'étendue du travail nécessaire lui apparut clairement. Il aurait fallut continuer, fouiller les lieux, interroger ces fameux « compagnons autour du feu » dont les jeunes avaient parlé. Seulement, il lui faudrait s’enfoncer un peu plus loin dans ces lieux sombres pour en découvrir d'avantage. Déjà ces tunnels n'avaient rien d'engageants ; et puis il n'avait pas le Temps.

 Le dogme avait bon dos. Il empêchait un Aers comme lui – un bon citoyen pourvu d'un bel incarnat doré – d'aller s'y perdre. Mais au fond qu'est-ce qui le bloquait ? Qu'importe les temples, pourquoi ne pas y aller, torche à la main ?

 S’enfonçer plus loin dans les tréfonds pouvait lui attirer des ennuis. Non seulement avec ses pairs, mais aussi simplement parce que c'était dangeureux. Ce gars, ce Ter, avait perdu la tête, littéralement ! L'aspect inquiétant des lieux s'en trouvait gonflé et réveillait des craintes enfuies.

Allez, tu n’as jamais vu de manifestations divines, ne laisse pas ces histoires te cacher la vérité ! Rappelle-toi des manœuvres des Ter, rappelle-toi des mensonges...

 Il fallait s'en rappeler, même de force ! Eviter de croire tout ce qu'on racontait. Raul le savait d’autant plus qu’il voyait tout le Temps la plupart des gens se perdre dans leurs idées folles. Presque dans chacune de ses enquêtes ! Alors… les dieux – s'ils étaient probablement là – ils n’intervenaient sûrement jamais. Ils s’en foutaient des hommes. Le Vide se contentait d'aspirer tout, invariablement. Le Ciel placide attendait, flottant doucement, ne s’occupant de rien. Terre, simple roche, fertile, n'était qu'indifférence. Temps, inlassable cycle, que pouvait-il vouloir ? Rien… Inspiration, elle avait disparu, s'était barrée, les laissant à leurs problèmes. Et les autres : Ironie, Art, Messagère, presque des caricatures d’humains, qu’allaient-ils apporter ? Rien, non plus. Quant à Attraction, la seule intéressante à ses yeux, la déesse de l’amour, elle donnait parfois l’impression que ses choix étaient plus le fait du hasard que celui de sa volonté.

 On aurait pu ajouter un autre dieu au panthéon : Hasard. Il avait une bonne carrure, après tout, il était exploitable à l'envi. Pourquoi ne pas fonder une nouvelle religion ? Celle où Hasard gouvernerait, où les humains feraient tout ce qu'ils veulent et les dieux ne se mêleraient pas de leur vie...

 Une rumeur sourde emergea de la pénombre qui lui faisait face, le sortant de ses divagations. Quelqu’un avait été tué dans ces tunnels et le criminel courait toujours. Rien à voir avec les dieux, paria-t-il. Craindre les divinités maintenant, consistait à laisser le tueur filer sans ennuis et surtout l'autoriser à remettre ça !

 En réponse, un courant d’air le poussa en avant, emportant les relents des ensols vers une lointaine sortie. Jusqu’où s’étendaient ces galeries ? On racontait beaucoup de choses horribles sur ces enterrains : il était question de cérémonies glorifiant le Vide – ou Ironie ; on parlait aussi de créatures difformes, dédoublées, qui dévoraient les humains trop aventureux ; ou encore de monstres de légendes, comme l’Artnée ou le Vermide – ces êtres indescriptibles que les parents utilisaient sans vergogne pour effrayer les enfants. Tout les récits étaient bons, songea-t-il, pour inquiéter à propos des ensols.

 Raul porta sa main à sa lame et brandit sa torche, prêt pour avancer dans les tunnels. Les templiers tiquèrent, leurs murmures priants s'intensifièrent tandis que leur regard outré refletait la paleur des flammes. La clepsydre laissait échapper ses dernières gouttes dans le receptacle du dessous. Raul aurait voulu leur dire d'attendre, constater que leur incarnat ne s'envolait pas avec les courants d'air ; que des centaines de sans-castes se pointaient là-dedans chaque jour, que certains y vivaient même, et que nul dieu vengeur ne les avait pulvérisés – enfin, jusqu’à présent...

 Il ne leur dit rien finallement, connaissant d’avance leur réponse : ces gens peuvent rentrer parce qu’ils sont sans-incarnat. Inutile d’insister avec ces imbéciles crédules.

 Mais ça ne l'empêchait pas d'aller seul dans ces enterrains…

 Avant que les deux templiers n'aient le temps de comprendre ce qu'il s'apprétait à faire, un bruit de pas précipités résonna dans le tunnel et l'interrompit.

 Les torches laissèrent apparaître un sous-officier de sa caste. L’Aers, essoufflé, cracha ses poumons devant lui. Il n’y avait pas là que de l'épuisement, l’homme paraissait angoissé ; ça se voyait à son regard filant tous azimut. Le Temps de se récupérer, il put enfin délivrer son message.

— Elucide Raul Idan Aers, vous êtes rappelé à la Cité, un grand malheur est arrivé : un Réalien a été assassiné !

— Quoi ? répondit Raul, soupçonnant qu’on lui faisait une nouvelle farce – mais pourquoi pas deux dans la même journée, après tout ? Qu'est ce que vous racontez ?

— Je n’ai pas de détails, élucide, hésita l’homme qui semblait affolé de se trouver dans les ensols. Il semblerait qu'il y ait eu un attentat lors de la cérémonie de transpassage... contre le Réalien Fard Egan Aers !

 Le soldat, d’un geste approximatif, indiqua l’entrée du tunnel.

— On vous rappelle prestement pour prendre part à l’élucidation !

 Raul n’en revenait pas, comment un protégé de l´Acastale, bien à l’abri derrière une pléthore de gardes plus entrainés les uns que les autres, pouvait avoir été touché par un quelconque attentat ?

— Comment a-t-il été assassiné ? fit Raul, dubitatif, en abandonnant l'ombre qui le convoquait.

— L’impensable, mon lieutenant, ils disent que sa tête aurait explosé !

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