Reflet des profondeurs — 4 (V2)

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 La rumeur déclinante des vivats laissa place au souffle du Vent. L'air froid qui remontait des profondeurs alla s'enmêler entre des armées de jambes branlantes.

 Bane tremblait comme une plateforme harcelée de bourrasques en pleine tempête. Il n'allait pas y arriver !

 Belle mais terrifiante, la démonstration de Lias Mav Ter, parfaite en tout point, ne le renvoyait qu'à sa propre gaucherie. Lui qui tombait sans cesse, ripait partout à cause de ses gants et de ces chausses, là où les autres passaient de pont en pont, pieds nus, agiles.

 Et puis il y avait eu ce gros malin d'Aris qui venait de braver le Vide sans broncher, en se donnant en spectacle. Contre toute attente, les dieux ne l'avait pas punis ! Et pire ! Tout le monde allait le glorifier en tant que premier transpassant de l'alignement. Quelle injustice !

 Mais le plus affreux, pour Bane, était cette terreur viscerale qui exudait des autres et s'ajoutait à la sienne. Contre elle, il ne pouvait rien. Tous, ils allaient devoir affronter le Vide, le Vent, le Ciel ; ces dieux inférieurs auxquels s'ajoutaient Ironie et Arts – invisibles mais devinables, comme le disaient les devenants-Ter présents dans les rangs.

 Leurs symboles lui avaient sauté aux yeux et il avait tenté de s'y accrocher : Au Vide répondait la capacité à tenir la corde, se tendre vers Attraction ; au Ciel répondait la suspension à la Terre ; au Vent répondait la capacité à garder l'esprit clair, lire l'environnement en suivant la Messagère. Les autres dieux inférieurs s'avéraient plus difficile à déceler, mais se trouvaient bien là : à Ironie et ses mouvements désordonnés, répondait la calme fluctuation du Temps, suivant le balancement imprimé à la corde-axe. À l'Art et son avidité à briller, triompher, devait se substituer Inspiration, et sa capacité à se lier au monde et à le sentir, l'épouser, afin de survivre. Oui, ces images semblaient belles, pieuses, même ; mais n’étaient absolument pas rassurantes ! Et Bane avait beau machonner ces symboles en triturant ses gants, cela ne l'empêchait pas de se sentir médiocre et d'avoir les jambes flageolantes. Le peu de courage qu’il avait réussi à rassembler jusqu'alors glissait irremediablement vers les profondeurs ouvertes.

 Il allait rater sa traversée, cela ne faisait aucun doute.

 Sur sa peau, la sueur prenait une consistance glaciale. Ses jambes allaient probablement s’effondrer sous lui. Malgré cela quelque-chose semblait le tenir, une sorte de maigre réconfort. Une douceur.

 Il se rendit soudain compte qu'un camarade était en train de lui passer une main dans le dos, montant et descendant lentement, comme pour tenter de le calmer. Bane se laissa faire car, malgré l’angoisse, cette petite caresse semblait bel et bien l'aider à tenir le coup ; même s'il ne connaissait pas celui qui le réconfortait.

 À part cet inconnu, les autres autour semblaient pétrifiés, leurs yeux partaient en tout sens.

 Qu’adviendrait-il de ceux qui perdraient conscience avant l’épreuve ? se demanda-il, ouvrant ainsi la voie à un cortège d’autres questions : devraient-ils repasser au prochain alignement ? Seraient -ils condamnés à demeurer sans-castes ? Se retrouvaient-ils exilés ? Deviendraient-ils des abjects ?

 Le Ter-élu avait-il seulement mentionné cela ? Non, il avait uniquement parlé des « plus méritants ».

Ce n’est pas possible, pensa-t-il, je vais juste me balancer dans l’infini et je serai la risée de ma famille, on parlera de moi comme d’un raté, un incapable !

— Ça va aller… lui glissa celui qui lui caressait le dos. Tu vas y arriver, on va tous y arriver.

 Il parlait avec un étrange détachement, comme s’il n’était pas tout à fait conscient de ce qu‘il y avait devant eux.

— Tu crois, vraiment ? dit Bane avec un gloussement dans la voix, qu’il jugea immédiatement déplorable.

— Bien sûr, répondit l’autre, calmement. Tu verras… Aies foi ; fies-toi aux dieux en toi, car ils sont justes.

— Mais mon carnat m’abandonne ! geigna Bane, décontenancé.

— Si tu es voué à l’existence et que par mégarde il t’arrivait de tomber, le Venteux te rattraperait, c’est certain, ajouta le jeune homme, mystérieux.

 Il avait une voix douce, réconfortante. Voilà quelqu’un qui avait été élevé dans le respect des dieux, comme lui, songea Bane, mais qui ne flanchait pas devant l’épreuve. Quelque-chose dans son attitude – et surtout sa voix – le rassérénait un peu.

— Comment te nommes-tu ? osa-t-il, timidement.

— Ulri… Et toi, tu es Bane.

— Comment ? Comment l’as-tu deviné ? fit-il, émerveillé.

 Mais le sourire sur le visage du jeune homme répondait déjà à sa question : Aris et Ister n'avaient pas été discrets et Aris avait même crié son nom devant l'entrée du dôme. Bane lui sourit à son tour, malgré l'angoisse.

 Interrompant leur échange, un mouvement s’opéra dans le groupe, probablement un second transpassant qui allait au-devant du puits.

 Il y eut une bousculade pour mieux l’apercevoir. Bane parvint à distinguer une fille, très petite et très fine, qui leur tournait le dos et avançait rapidement vers la planche de l'affront.

 Seulement, la densité du groupe empêcha Bane de voir la suite. Il avait beau essayer de se mettre sur la pointe des pieds, quitte à s’appuyer sur les épaules d’autres, il ne parvenait à rien voir.

 La traversée de la fille fut apparement extrêmement rapide, il le comprit en entendant les réactions dans la salle, qui furent bien plus fortes que pour celle d'Aris.

 Ulri, qui le dépassait d'une tête, le tint informé en quelques mots :

— Elle est passée, dit-il, apaisant.

— Déjà ? Répondit Bane. Mais comment ?

— Les dieux interieurs, l’ami. Tu doutes encore ?

Dieux... intérieurs ? Mais d’où sort ce type ? se demanda Bane. Il ne l’avait jamais vu, que ce soit à l’école commune ou à l’Académie des Arts-constructifs, il en était certain.

 Il ne pouvait pas être un Artes, sinon de basse classe. Mais il avait bien trop de prestance pour cela. Éventuellement un futur Aers, élevé par les enseignants du palais ? Ou un Ter, vu ses nombreuses références aux dieux ? La question lui brûlait les lèvres, il devait lui demander.

— Mais qui es-tu ? osa-t-il, la laissant sortir.

— Ulri, c'est mon nom, répondit-il simplement.

 Son regard, son attitude. Il paraissait plus vieux, même si cela semblait impossible, ou alors s'agissait-il d'un refusé à l'alignement passé ? Avec une telle assurance c’est peu probable, pensa-t-il, avant d’insister :

— Non, dans le sens : d’où viens-tu ? Quelle caste ?

— Ah, ça, l’ami, tu auras cette réponse plus tard, dit-il en se tournant vers le puits, ajoutant doucement : à présent, c’est ton tour.

 Un afflux de sang monta instantanément aux tempes de Bane.

— Quoi ? Tu es fou ?

— Tu es prêt, l’ami, il te suffit de marcher vers le Ciel ; tes pieds, tes mains, tes yeux, jusqu’à tes dents, seront guidés par les dieux. Alors, avance, simplement ; respire, et pars.

 À ces mots, Bane fut comme frappé par la foudre, son corps entier devint électrisé. Son cœur se mit à battre à toute vitesse. Ulri ajouta « Va, l’ami. Je te suis ! »

 Bane se surprit à avancer. Comment ce personnage faisait-il pour avoir une telle influence sur lui alors qu'il se sentait au bord de l'effondrement ?

 Il dépassa le petit groupe agglutiné devant lui, les poussant de ces mains qui semblaient ne plus tout à fait lui appartenir. Transi de peur, mais incapable de s’arrêter, il se retrouva au bord du puits.

 Non, impossible, ce n’était pas cet Ulri, il ne pouvait pas avoir une telle influence. Il avait raison, ce devait être l’influence des dieux. Ils voulaient qu’il traverse et poussaient son corps à son insu.

 Le sentiment était si étrange. Bane se sentait terrifié, vibrant de la tête aux pieds, prêt à céder à l'angoisse dévorante, mais, en même temps, tout semblait s’accomplir tout seul, sans qu’il n’ait besoin de penser à ce qu’il faisait, comme s’il ne s’appartenait plus.

 Son corps, ses mouvements, il n'en avait plus la responsabilité, mais il en éprouvait toujours les sensations. Il avait senti le doux frôlement de sa tunique le long de celles de ses camarades tandis qu’il les dépassait. S’avançant, il percevait à présent le bourdonnement des sons de la foule, doublés par les grondements habitant le gouffre. Sa transpiration glissait sur son visage que l’air dansant venait doucement rafraîchir. La puissance de son cœur frappait les parois de ses veines. Ses muscles, douloureux à force de crispations, bougeaient par eux-mêmes, guidés par son devenir. Ses pieds appréciaient le dureté de la planche à travers ses chausses et les subtilités de ses déformations légères. Ses bras savouraient la douceur du soleil qui les baignait par dessous, ses mains devenaient moites à l'intérieur de ses gants. Il appréciait la sensation de ses membres tendus de part et d'autre de son corps pour maintenir son équilibre attaqué par les courants ascensionnels.

La Stabilité, le rêve de la Cité...

 Sans avoir à décider quoi que soit, il s'avança, dégagé de toute prise en charge de ses extrêmités, qui semblaient de toute façon fonctionner d’elles-mêmes. Il avait le loisir d’observer à sa guise les évènements, comme s’il était extérieur à ce qu’il vivait. Il n’était plus que regard, spectateur libre de suivre sa lente progression vers la grande corde.

 Lentement, un nouveau son vint s’ajouter au bruissement du Vent et aux multiples bruits de la salle.

 Un léger bourdonnement, très faible, semblait émaner de dessous ses pieds. Pendant que ses jambes continuaient de le porter, son regard fila vers le bas. Il se rappela, malgré son détachement, qu'il ne fallait jamais fixer le Vide, mais il le fit néanmoins, car il y avait quelque chose d’étrange.

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