Reflet des profondeurs — 3 (V2)

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 Il l'avait fait ! Le garçon l’avait fait ! Felna n’en revenait pas.

 Elle l'avait cru condamné quand cette brusque rafale l'avait frappé en début de traversée. Le maudit Venteux adorait tourmenter les jeunes. Et quand il se voulait cruel, il n'hésitait pas à les faire tomber dès leurs premiers pas. Cependant, pour une fois magnanime, il avait laissé ce courageux transpassant continuer jusqu’à la corde-axe. Heureusement, car l'inverse aurait été un très mauvais présage. Felna avait tout de même préféré se détourner légèrement avant son saut, afin de pouvoir rapidement fermer les yeux si d'aventure le jeune homme basculait. Par la grâce de Terre, l'adolescent avait put achever sa traversée de façon magistrale accompagné d'un vibrant cri de joie, dont l'éclat, libérateur, avait réchauffé tous les cœurs.

 Les auspices s'annonçaient excellentes - Felna le sentait : ce premier transpassage présageait du meilleur pour la suite. Ce pronostic joyeux estompa son malaise et l'emplissait d'espoir. Ah, pourvu qu’il n’y ait pas de morts cette fois... implora-t-elle à la déesse Mère.

 Dans l'amphithéatre bondé, le peuple, soulagé d'avoir assisté à cette magnifique traversée, acclamait avec force ce premier transpassant. Cette belle envolée faisait remarquablement écho à la péroraison du Ter-élu, prédisant une génération aux élans fructueux.

 La voix désaggréable d'Idas vint pourtant trancher la beauté de la scène. Son mari et ses amis, indifférents aux vivats, commentaient ce qu’ils appelaient « la prestation » du garçon.

— Pas mal, pas mal, glissa-t-il entre ses dents, d'une voix légèrement traînante. Il s’en sort bien celui-là, les dieux semblent être de bonne composition aujourd'hui.

 Sa voix, plus encore que son mépris, avait le don de mettre Felna hors d'elle. Il parlait si fort, tout le monde entendait.

— Il s'en sort mieux que toi, Idas ! rebondit Albin, presque interrogatif, tandis que les autres prenaient des airs faussement outrés.

— Ferme-la, Albin, rétorqua froidement Idas. Toi aussi, tu as bien failli y passer, non ? Et vous aussi ! lança-t-il aux autres. Le seul qui peut la ramener ici, c’est Rial… Le grand accrobate des dieux ! ajouta-t-il en savourant son cynisme. Pour briller, il suffit d'un bon entraînement en cachette des Ter !

 Felna soupira. Son mari était repartit. Toujours à provoquer Rial à l'évocation de son transpassage qui lui restait en travers de la gorge. Il n'avait de cesse de rabâcher cette histoire déjà ancienne et sans aucun intérêt. Quand passerait-il enfin à autre chose ? songea-t-elle en inspectant les Aers alentours qui allaient une fois encore entendre ces billevesées.

— Serais-tu jaloux, mon pauvre Idas ? rétorqua l'interessé.

— Jaloux... de toi ? Non ! Autant être jaloux d’un macaque ! grimaça Idas. Quoi ? Je suis passé péniblement, et alors ? Je n'étais pas préparé... comme d’autres ! Evidemment, quand pendant plusieurs lunes, le maître Garas Mons – l'élève du légendaire maître-Vent Luak Tor, s'il vous plaît ! – vous prépare dans le plus grand secret, à l’ombre des salles cachées du palais, alors oui ! C’est facile !

— C'est n'importe quoi ! Oui, j'ai franchi le gouffre ! Et toi, t'as failli y rester ! Rien de plus simple ! claqua Rial, exaspéré par ces rumeurs déjà maintes fois démenties. En vérité, j’ai plus de cran et d’équilibre que toi, c'est tout ! Le Vide ne m’impressionne pas, moi ! J’aurais pu être arpenteur !

— Et on peut toujours arranger ça ! grinça Idas avec la froideur cruelle qu’il arborait quand il voulait triompher. Tu n’as qu’un mot à dire et les confins sont pour toi…

 Felna fut à nouveau catastrophée par le caractère puéril des querelles de son mari. Elle était aussi pleinement consciente que, même s’ils feignaient l'indifférence, les Aers qui les entouraient ne rataient pas une seule miette de leurs discussions d’ivrognes. Quelle humiliation !

 D'énervement, elle donna un coup de coude à son époux. Saisi, celui-ci explosa.

— Qu’est-ce que tu me veux toi ? cracha-t-il, se tournant vers elle.

 Tout son corps se crispa d'un seul coup et elle se mit à fixer obstinément ses genoux. Pas ça ! Pas l'humilation. Tu es la femme, il te dois le respect ! Mais elle savait qu'il n'en avait que faire, qu'il n'avait connu aucune femme dans sa vie, ni mère, ni grand-mère, ni soeur, ni tante. Le monde d'Idas n'était fait que de d'hommes et il ne respectait que ceux-ci, comme un pauvre arriéré.

 Pour ne pas attiser ce feu, Felna essaya de s'éteindre, disparaître des regards. Toutes les Aers alentour devaient être aux aguets et ne manqueraient pas, dès la fin de la cérémonie, d‘aller rapporter un nouveau commérage croustillant : « Un des couples les plus en vue du terraume ; une femme dominée par un homme... Vous rendez-vous compte ? ». Elle les entendait d'ici !

 Elle se mordit imperceptiblement la lèvre. Elle le savait pourtant ! lI ne fallait jamais rien lui dire quand il avait bu. Jamais ! Il réagissait au quart de tour et devenait agressif. Une bête !

 Plus qu'une chose à faire, l'ignorer ; se plonger dans le silence, s’effacer et attendre que l'inacceptable colère de son mari s'estompe d'elle même. L'étiquette, il souhatait aussi la respecter, en tant que fils de Réalien. Autant lui donner une chance de se ressaisir.

 Felna sentit son regard et sa respiration pèser sur elle. Il empestait le vin. Ivre comme il était, serait-il capable de lui faire quelque chose en public ? Pourvu que personne ne nous remarque, songea-t-elle, étouffée par son odeur et sa hargne ; et n'entendant plus rien d’autre que son souffle… Toujours, ce souffle !

 Il ne fallait jamais tenir tête à cet homme, il ne le supportait pas. Trop blessé dans son être ! Mieux vallait écraser. Même si elle détestait cela - même si, en tant que femme, elle pouvait le répudier sans concession, elle ne voulait surtout pas connaître l'odieuse honte d'être celle qui a raté son mariage "Pour de petits accès de colère typiquement masculins". Non, ne surtout pas se retourner et lui faire face ; surtout éviter l’humiliation qu'il ne s'emporte.

 Elle articula, le plus discrétement possible :

— Juste un soubressaut lié à l'émotion, mon époux. Rappelez-vous… murmura-t-elle, en évitant de lever les yeux. Le jour est à la fête, au sourire, ajouta-t-elle, en collant l'un d'eux sur ses lèvres.

 Après un long silence respiratoire, sans doute observé de toute part, Idas finit par répondre, tout aussi bas :

— Et que je ne t’entende plus, désormais.

 Puis il se détourna, son souffle s'éloigna, et il reprit sa conversation avec ses amis, comme si de rien n’était.

— Ta chance, Rial, c'est que je suis le plus magnanime d'entre tous, lacha-t-il d‘une voix enjouée et à demi-pâteuse. Je vais te laisser à tes rêveries ! Cette grande habileté et ces talents t'ont, sans conteste, été soufflés par le Venteux ! ajouta-t-il, grandiloquent. Et nous, pauvres humains ! Faisons bien pâle figure face à ton entraînem… Non, pardon ! Tes grands exploits !

 Ce sarcasme, qu'il crut subtile, fit mouche auprès de ses camarades qui – public déjà acquis – éclatèrent de rire. Felna se demanda s'il n'y avait pas aussi une bonne dose de crainte derrière ces ricanements.

 Alors que leurs rires aïgres se noyaient dans de nouvelles bolées de vin, elle se désintéressa de leurs propos d'ivrognes et mesura la douleur qu’elle ressentait à force de serrer ses avant-bras. Malgré qu'elle se trouvait hors d’atteinte, la crainte, insidieuse, s'accrochait toujours à sa chair.

 Pour se calmer, Felna usa d'images qui lui étaient chères : elle se vit comme si elle était de l’air, légère et imperceptible – mais néanmoins bien là, constante – baignant le monde. Elle se fit respiration. Peu à peu, le tremblement se calma. Ses doigts se désserrèrent. Elle se rêva Vent, invisible mais destructrice ; elle s'imagina filet, souffle, glissant à la sous-face de la Cité, parcourant les ponts et filant en-dessous des monts dentés. Puis la brise qu’elle convoquait en pensée devint expiration et elle l’évacua par son souffle.

— Tout va bien m'Aers ? fit une voix sur droite.

 Penchée par dessus les genoux de l'homme qui était installé à côté d'elle, Felna reconnut une Aers de la cour. Son nom lui revint comme emmergeant de la brume : Galina Amber, une femme de la génération de sa mère.

— Oh, cette cérémonie met mes pauvres nerfs à rude épreuve, inventa Felna, en se composant un visage amène.

— C'est cela, riposta Galina, balayant ce qu'elle venait de dire d'un soupir. Ah, les hommes... ajouta-t-elle avec une expression désolée. Ce n'est pas de leur faute, les orgènes disent que c'est un des effets de leur sang : l'impulsivité. Mais ils se calment en vieillissant. N'est-ce pas ? fit-elle en pinçant le voisin de Felna.

 L'homme affable qui devait être son mari sourit mécaniquement, les yeux rivés sur la cérémonie.

— Impulsif, il faut bien l'être pour se lancer si promptement sur la planche de l'affront ! plaisanta Felna, d'un ton amical.

 Mais Galina ne se laissa pas embarquer.

— Votre mère n'a pas réussi à dompter les passions de votre père, hélas... Espérons que cette incapacité ne viendra pas hanter votre belle lignée.

 Outrée par cette allusion directe - presque l'insulte -, Felna se rappela soudain de la réputation du personnage. Elle se souvint aussi de sa mère se disputant avec elle lors d'un banquet, avant de retomber dans ses bras, comme d'authentiques amies-rivales.

 Elle n'avait pas encore des références assez solides dans ces hautes-sphères pour repérer qui était qui et qui faisait quoi. Elle ressemblait encore la plupart de ces gens sous la bannière des "adultes", presque indiférenciés. Cela devait cesser. Pour prendre place, il lui faudrait apprendre à connaître chacune et chacun.

 Elle avisa attentivement le personnage avant de lui répondre, afin de fixer une bonne fois pour toute ses traits. Une énième pécore, dangereuse.

— Je crains que ce ne soit plutot les passions de ma mère qui s'avèrent difficiles à vivre pour mon père, s'amusa Felna. Ses foudres sont, parait-il, terrifiantes, pires que celles de l'Acastale. Gageons que ce ne soit pas cela qui hante notre lignée. Cela ferait de moi un être plus passionné encore que ses géniteurs, conclut-elle en surmontant son sourire d'un regard qu'elle rendit lourd de sens.

 En réponse, Galina la considéra froidement, puis sourit également, drappée d'hypocrise. Elle se tourna ensuite vers la cérémonie.

— Tiens, en parlant de lignée, reprit-elle, changeant de sujet, tout en pinçant à nouveau son mari - lequel semblait tellement habitué qu'il ne réagissait plus. En voici une qui est passée entre les mailles des filets orgènes. Regardez. Une jeune fléautée.

 Le groupe des transpassants venait en effet de se libérer d’une nouvelle adolescente. Laquelle s’avança, brillant de toute son étrangeté, en se postant devant la grande planche.

 Elle était petite, presque infantile. Sa peau claire formait un contraste étonnant avec ses yeux fins et sa chevelure aussi sombres qu'une nuit sans lune. Felna avait rarement vu quelqu'un porter autant de stigmates du fléau d’Ironie, lequel frappait décidément certaines familles bien plus que d’autres. Malgré leurs registres détaillant les noms et apparences des membres de chaque lignées, les orgènes ne parvenaient toujours pas à endiguer l’émergence de ces traits dissemblables. Les lignées avaient beau être croisées selon leurs conseils, il arrivait parfois – et c’était toujours étrange d’ailleurs – qu’un enfant naisse avec des traits particuliers, comme cette fille.

 Felna ne rétorqua rien à Galina, les débats sur la nécessité d'unifier l'apparence du peuple n'en finissaient pas de diviser. Elle se contenta de considérer les effets particuliers du sang sur cette jeune femme. Dès que celle-ci recevrait son sceau, on lui trouverait probablement un homme à marier dont les traits seraient plus proches du commun, voire diamétralement opposés – si toutefois elle survivait à l’épreuve, ce qui n’était pas certain au vu de sa constitution, plutôt frêle.

 La jeune fille s’élança d'un pas assuré, même avec une certaine grâce - ce qui était déjà suffisamment rare pour être remarqué. Nullement inquiétée par le Vent, elle arriva rapidement au bout de la planche. Le Ciel dansait sous ses pieds, mais elle ne lui offrit pas même une oeillade. Comme pressée d'en finir, elle prit son élan et sauta avec une témérité telle que les Aers autour de Felna hoquetèrent de surprise. La jeune fille aux cheveux sombres attrapa la corde avec une aisance surprenante et commençait d’ores et déjà à se balancer vers l'autre extrémité du puits.

 La conclusion de sa traversée fut si rapide, si éblouissante, que Felna crut même que Temps venait de les oublier quelques instants. Pourtant la vitesse et le courage de l'étrange transpassante n'avaient rien de surnaturel ; elle ne craignait simplement pas la mort. Ceux qui ne redoutent pas le Vide n'hésitent jamais à braver le Ciel, disait l'adage. Et cette fille en apparaissait comme la preuve vivante tandis qu'elle quittait la corde, bondissant pour atterrir à l’autre bout du gouffre ; sans encombre et même avec une certaine grâce.

 Felna n’en crut pas ses yeux, ce n’était que sa troisième cérémonie, mais elle n’aurait jamais imaginé voir un jour telle performance. Face à cette envolée, la traversée du premier transpassant faisait même pâle figure. Tandis que le parcours du premier avait été emprunt de peur et de doute, cette prestation-ci témoignait d'une indubitable maîtrise.

 Felna se rendit soudain compte qu’elle était en train de comparer les deux traversées et se ravisa. Si elle se mettait, elle-aussi, à commenter les performances de chaque adolescents, elle ne vaudrait pas mieux que ces singes ivrognes qui lui tenaient lieu de compagnie !

 Pendant que les vivats de la foule, tel un rugissement, se mirent à gonfler l'amphithéatre jusqu'à ses hauteurs, Felna se contenta d’applaudir avec retenue, en affichant le sourire discret qu’elle avait appris à composer depuis son entrée à la cour – ni trop, ni trop peu, tel était le secret de l’apparat.

 À ses côtés, les bavards se gargarisaient devant le spectacle, en faisant ouvertement des blagues sur l’allure et la taille de la transpassante. Les goujats, les idiots ! pensa-t-elle. Comment pouvait-on commenter un tel exploit, sinon avec un silence respectueux ? Felna n’eut soudain qu’une envie : partir, s'enfuir. Mais l’étiquette primait. Elle savait qu’elle devrait rester jusqu’au bout, sans broncher.

 C'est alors qu'un nouveau jeune s’avança.

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