Sous la course ascendante — 4 (V2)

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 À l'une des entrées du Dôme, se tenait un petit homme au corps sec et musculeux. Ses attributs se résumaient à presque rien : un simple pagne clair que sa longue barbe, qui touchait presque le sol, venait compléter. À mieux y regarder, Aris aperçut également une corde enroulée autour de sa hanche.

 L’Illum au visage creusé de rides ne portait aucun intérêt à l’assemblée. Malgré tous ces yeux braqués sur lui, lui ne fixait qu’une chose : la scène calée au centre du plafond.

 Aris eu beau chercher ce qu'il y avait d'intérêssant, il ne vit rien. Le vieillard semblait pourtant absorbé, profondément focalisé sur ce qu’il regardait - quoi que ce fut. Il évoquait l’intense acuité des aigles qui suspendaient leur vol avant de fondre sur une proie.

 En conséquence de cette tension, chaque membre de l’assemblée reporta également son regard vers les hauteurs sans y trouver rien de spécial, sinon la très jolie arène inversée des anciens. Va-t-il bientot se passer quelque-chose ? se demanda Aris. Serait-ce une sorte d'hommage silencieux envers les vestiges ou se fout-il juste de nous ?

 Malgré leur sagesse reconnue, les Illums étaient souvent qualifiés de fous par les gens du peuple. Il s'agissait du premier qu'Aris voyait ; même si on entendait souvent parler, on ne pouvait pas dire qu'on croisait ces oiseaux-là à chaque coin de plateforme. Une espèce rare ! Et celui-ci avait l’air d’être au-delà de la simple folie des déments. Il semblait, comme on le disait souvent à leur propos, directement inspiré par les dieux.

 D’ailleurs, Aris avait déjà entendu maintes histoires sur ces Illums. On disait qu’ils avaient des existences d’une austérité absolue, sans nourriture, ni sommeil. On racontait que certains ne mangeaient ni ne buvaient parfois pendant plusieurs lunes. Il se murmurait que d’autres lévitaient lors de transes spectaculaires ; voire que certains avaient déjà marché au plafond du monde comme le faisaient les anciens. De nombreux mythes en parlaient, Sim Mana Vox - cette harpie agressive - les contait d’ailleurs volontiers aux plus jeunes. Aris se rappelait Asan Zem Ter qui aurait planté un jour son pied solidement dans les roches des monts dentés et qui, lentement, se serait transformé en arbre – l’arbre Asan. Ses fruits avaient cette particularité de ne jamais tomber au Ciel. Opposés au Vide, ils allaient directement se planter dans la Terre, en négligeant la gravité, pour donner naissance à l'une des plus vastes forêts du monde connu. Enfin... C’est ce que la vieille Sim racontait, or elle semblait de plus en plus perdre la tête. Fallait-il encore accorder un quelconque crédit à ses histoires ?

 Soubressaut dans le public. Le vieil homme venait de bouger, mais presque imperceptiblement. Tout son corps – plutôt son carnat – semblait lentement se tendre, il ancrait ses pieds dans le plancher de la salle, comme pour concentrer ses forces.

 Et puis, soudain, à une vitesse folle, il se détendit comme l'aurait fait la corde d'un lanceur et sauta à une hauteur impressionnante. Avec une grande agilité, il attrapa par le dossier un des sièges rouges accroché au plafond.

 Il attendit quelques instants, suspendu d'un bras, en cherchant du regard ce qui serait sa prochaine étape. Puis il commença à traverser la salle en la remontant en direction de son sommet. Aris n’en croyait pas ses yeux ­– personne autour de lui non plus, d'ailleurs - et pourtant, le petit homme se servait de tout ce qu’il pouvait pour remonter vers les hauteurs de la salle. Il semblait pourvu d'une dextérité absolue, d'une agilité à toute épreuve. Tantôt il passait de dossiers en dossiers, à la seule force de ses bras ; tantôt il s’accrochait aux rampes qui longeaient les escaliers inversés et puis les remontait en les enserrant entre ses bras et ses jambes.

 Il remontait peu à peu, calmement, adroitement. Même si cela paraissait impensable, il semblait n'avoir aucune crainte, tandis que le peuple en contrebas suffoquait de terreur.

 Durant son interminable traversée, la salle entière demeura suspendue au monde avec lui. Chacun risquait de tomber dans le Vide à chaque instant. Tous les souffles se suspendaient au rythme de sa progression, les corps se crispaient à ses hésitations et se calquaient sur ses mouvements, malgré les sièges qui les contenaient. Tout le monde était avec lui, au plafond.

 Et tous s'attendaient à voir l’inéluctable se produire.

 Mais Lias Mav Ter ne tomba pas.

 Bien au contraire, sa traversée semblait être la chose la plus naturelle au monde pour lui. Il était comme ces singes voleurs qui, après avoir commis quelque larcin, voltigeaient d’un étal à l’autre pour échapper à leurs poursuivants. Chacun de ses mouvements indiquait une immense précision et il n'affaichait clairement aucune crainte à l’idée de tomber. Juste une confiance absolue en sa maîtrise, en plus d'une inébranlable concentration.

 Après de longs instants suspendus, l'Illum finit par arriver au sommet de la salle, aux abords du podium inversée ; à une bonne portée au-dessus de l’assemblée. À cette hauteur, toute chute serait nécessairement mortelle. Tout le monde le savait.

 Tandis qu’il se tenait d’un seul bras, il saisit, de l’autre, la corde accrochée à sa hanche. Il la laissa se dérouler jusqu’en contrebas. Sa longueur étonnante fit parvenir son extrémité jusqu'à l'embouchure du puits du transpassage. L'Illum avait placé l'autre bout entre ses dents, un crochet métallique y brillait.

 C’est au moment où le vieil homme commença à se balancer d’avant en arrière, pivotant sur une des rampes en métal qui bordaient la scène inversée, qu’Aris comprit ce qu’il allait faire. À quelques pieds de l’Illum, se trouvait une épaisse boucle de métal plantée dans la scène inversée. Voilà ce qu'il la visait depuis le début.

 Aris ne put s’empêcher de retenir son souffle en même Temps que tous les gens autour de lui. La distance entre la rampe qu’il utilisait pour se balancer et la boucle était importante… Bien trop importante !

 Ce vieil homme allait vraiment tenter un tel saut sans protection ? Impossible. Même entraîné, le risque était trop important. Il allait mourir devant leurs yeux !

 Son balancement au dessus du gouffre dura des lunes. Ça n'en finissait plus ! Aris avait presque envie de lui crier de se lancer, qu'on en finisse, mais se ravisa devant le silence émerveillé de ses camarades. L’Illum devait très précisément calculer son coup, car la boucle qu’il visait était non seulement distante, mais aussi très étroite.

 Soudain, après un ultime basculement, l’homme s'élança enfin.

 Étrangement, le temps sembla se ralentir pendant son saut – ou devrait-on dire son vol ?
Tel un oiseau sans ailes, Lias Mav survola l’assemblée, parcourant d’un geste sublime l' espace tendu au-dessus du Vide.

 Pendant un instant, très court, la pesanteur sembla disparaître pour lui. La courbe qu'il traça défia effrontément le Ciel.

 Tout au bout de son saut, sa main finit par attraper la boucle.
Puis il la lâcha.

 De nombreux cris retentirent dans la salle, les yeux se fermèrent pour ne pas voir la chute terrible qui s'annonçait.

 Mais le vieil homme, lui, n’avait pas encore abandonné.

 D’un mouvement surprenant, il parvint à projeter son autre main vers le haut afin d'attraper l’extrémité de la boucle.

 Là, comme une poupée de canne suspendue au dessus du Ciel, il tenait à présent sa maigre existence fixée au monde grâce à la seule force de trois de ses fins doigts.

 Après un souffle, il ferma les yeux et se concentra. Puis, il tendit, lentement, méthodiquement son autre main vers le haut. Aris imaginait le genre de force qu'il fallait déployer pour arriver à se redresser de cette façon. C'était fascinant. Au bout du geste, Lias Mav parvint enfin à saisir la boucle salutaire. Il la crocha fermement. Tout ses muscles tremblaient sous l’effort. La main qui l’avait d’abord sauvé fut libérée et l'Illum la laissa pendre, tout en la secouant, car elle devait être crampée. Une fois celle-ci rétablie, il l’utilisa pour attraper le crochet qu’il tenait entre ses dents et l’arrima à la fixation.

 L'Illum, désormais suspendu à l'aplomb de la grande salle, s'empara de la corde, l’enserra entre ses jambes, et entreprit de s'y laisser glisser jusqu'en contre-bas.

 À partir de ce moment, la tension dans l'amphithéâtre retomba sensiblement, mais le terrible silence ne les lâcha pas, car il n’était pas encore hors de danger.

 Une fois parvenu en bas de la corde, suspendu au-dessus du gouffre de l’épreuve, il chavira soudain en arrière, vers le Vide.

 Hormis quelques cris dans l’assemblée, les réactions dans la salle furent étonnamment moins intenses. L'Illum maitrisait visiblement son mouvement, utilisant la force de ses jambes pour se cramponner fermement à la corde.

 Il se tint alors comme cela, tête en bas, à l'amont du Ciel et oscillait doucement. Le vieil homme attendait, yeux fermés, silencieux. Méditatif.

 Le calme dans l'amphithéâtre devint presque oppressant. Mais qu’attend-t-il ? pensa Aris, fâché qu’il continue de leur infliger telle inquiétude. Il voulait à nouveau lui crier d’y aller, de finir son tour.
Vu à l’envers, une expression triste – qui n’était autre qu’un sourire s’il avait été vu à l’endroit – s’afficha sur le visage de l’Illum. Un air farceur.

 L'homme commença à se balancer d’avant en arrière, sans pour autant se redresser, préférant garder la tête pointée vers les nuages. Il fluctua, brisant le Vent, pour donner plus d'amplitude à son mouvement. Il suivait un rythme tranquille qui donnait à son va-et-vient un caractère plutôt apaisant, comme s’il voulait bercer les incarnats fiévreux des membres du peuple.

 Soudain, et sans que rien ne le laisse présager, Lias Mav Ter desserra les jambes et lâcha la corde.
Ce second envol inspira moins d’effroi aux gens de l’assistance, qui faisaient manifestement confiance en son agilité. Ils le savaient capable d’échapper à cette nouvelle et mortelle chute.

 L’homme atterrit gracieusement sur le rebord de l’ouverture après avoir réalisé une pirouette remarquable.

 Au moment où ses pieds touchèrent sol, toute la salle se redressa d’un coup et déchaîna une explosion de vivats et d’applaudissements qui firent trembler les murs du Dôme.
Aris demeura abasourdi. Il n’existait aucun mot pour qualifier un tel exploit.

 Il se pencha vers Ister, qui n’était qu’à un pas de lui, et lui demanda, inquiet :

— Tu crois qu’on va devoir faire la même chose ?

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