Sous la course ascendante — 3 (V2)

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 Tous entassés dans une large zone semi-circulaire bordant le puits, les adolescents semblaient bouilloner silencieusement. Bane remercia les dieux d'être parvenu, au gré des remous, à s'écarter du rebord. Il n’avait heureusement pas à contempler le Vide inquiétant qui s’étendait à leurs pieds.

 Le lourd silence des transpassants s'étendit lentement à l'ensemble de la salle. Il se passait quelque chose. Soudain, un rugissement d’une puissance formidable se mit à remplir toute l’enceinte.

 Terrifiés, tous se tournèrent vers la monstrueuse déflagration. Elle provenait d'un sinistre instrument sculpté, situé dans les hauteurs. Une sorte de trompe monstrueuse émettant de puissantes vibrations qui faisaient trembler jusqu’aux parois du Dôme. Bane eut l'impression de sentir la fibre de ses os résonner de concert ; à la fois grisant et terrifiant. Le mugissement dévorait l’ensemble de l’auditoire, emplissant la voûte d'une tempête vibratoire. Nullement mélodieuse, il ne s'agissait que d'une note brutale, une onde percutante saississant les humains et invoquant les dieux.

 Après quelques instants insupportables, l’instrument finit par se taire, laissant place à un silence presque accablant.

 Ober Hin Ter, Ter-élu et grand ordonateur du transpassage, s’avança sur l’estrade vêtu d'une robe de cérémonie composée de sombres plumes noires. Tel l'homme-oiseau toisant les pauvres aggripés, il embrassa l'ensemble du peuple de son regard. Après un temps suffisant pour mettre chacun mal à l'aise, il posa ses mains sur le pupitre. Sa voix résonna, puissante, pour reprendre à l'implaquable trompe l’espace sonore qu’elle avait laissé vacant.

­ « Frères et sœurs humains, chers In-et-carnat, bienvenue en ce jour de célébration. Et bienvenue aux novices qui se présentent aujourd’hui en ces lieux divins, pour gagner leur tiers nom, ainsi que le sceau castal qui les consacrera comme membres de leurs lignées et de leurs castes respectives.

Les dieux veillent et surveillent ! Chers novices, jeunes transpassants, les dieux, par l’entremise de l’Illum Than Mas Ter, il y a deux-cent-vingt-huit alignements, ont désigné la méthode validant l’arrivée à maturité des jeunes femmes et des jeunes hommes. Une fois cette épreuve décrite et transmise, les humains du nouveau monde-inversé n’ont, dès lors, plus jamais dérogé à cette tradition !

Entendez : les dieux sont infaillibles ; ceux qui sont désignés, les aptes à l’existence, passeront. Les autres seront rappelés au grand Vide et seront à l’abri des vicissitudes des agrippés que nous sommes tous.

L’erreur originelle des humains nous a condamnés à devoir ramper sous le plafond du monde en guise de rédemption, soyons respectueux, jeunes novices. Soyez exemplaires ! Louez les dieux et vérifiez l’ampleur de votre foi à l’aune de …

Du bla-bla. Le grand prêtre ne faisait que répéter ce que les agents du temple ressassaient à longueur de journée à l’école commune. Aris était impatient de passer l’épreuve et le discours de l'ordonateur n’arrivait décidément pas à accrocher son oreille. Il se remettait encore des contusions que la vieille Sim Mana lui avait infligées en lui sautant dessus. Mais que lui avait-il donc pris ?

 Après tout, elle était vieille, très vieille même, elle commençait probablement à perdre la tête...

« … et entendre la punition que les Dieux promettent aux humains s’ils ne se soumettent pas à leurs lois ; seules garanties de maintenir le monde dans … »

Oui, oui, pensa Aris. Ce discours lui paraissait tellement réchauffé qu’il se sentait capable de finir les phrases du Ter-élu. Faire peur, toujours faire peur, comme s’il n’y avait que ça dans l’existence. Aris ne démentait pas que le monde soit dangereux, mais de là à insister à ce point sur les menaces, il y avait là une exagération qui devait sûrement servir à quelque chose.

 C’était d’ailleurs l’avis de son père, qui lui racontait toujours qu’on attisait volontiers la crainte du Peuple pour éviter qu’il ne se mette à ouvertement critiquer les Ter, les Aers ou l'intouchable Acastale. Il disait que la foi devenait l’outil de la politique et les dieux l'objet des humains plutôt que le contraire.

 Enfin, c’était l’avis de son père ! Mais Aris trouvait ces idées intéressantes, la plupart en tout cas, tant que cela restait hors de ses habituelles envolées passionnelles et contestataires.

« … et surtout rester à leur place, garder la fonction qui leur a été assignée, car l’annonce qui leur a été faite transcende leur existence même … »

 Qu’allait-il choisir comme métier après le passage ? Parmi les Inter, il y avait bon nombre de possibilités, il pouvait même travailler comme garde-pont, si possible dans la brigade du nord, son quartier. Il s’imaginait déjà, arpentant les passerelles, l’air autoritaire, grognant si nécessaire sur les pauvres gens. Or il savait pertinament qu’il ne pourrait jamais le réaliser. S’il devenait garde, il ne pourrait plus rester en contact avec sa famille ; son père, encore, ne tolérerait jamais d’avoir « un vendu aux Aers » parmi ses descendants.

 Mais alors quoi ? Pontier, comme le paternel ? Non, il se verrait à coup sûr embrigadé dans sa petite sous-caste complotante. Il lui fallait autre chose, mais quoi ? Il ne voulait un travail tranquille et ne pas trop s’éloigner de son foyer, afin d’avoir une vie de couple avec Pali et voir ses enfants grandir. Ça ! Ce serait le rêve !

« … Et détournez vous des choses carnelles, les choses du corps ! Elles ont déjà meurtri les existences et assomé le monde. Car ce ne sont pas les corps qui vivent, mais bien les carnats ! Donc : le divin installé dans vos chairs. Respectez les, consacrez ces muscles au travail et à la reproduction. Ainsi vous pourrez offrir... »

 Pali… son visage fin, ses lèvres charmantes. Il devait encore attendre un alignement avant de pouvoir l’épouser et enfin sortir de cette insupportable clandestinité. Il repensa aux dernières acrobaties qu’il avait dû réaliser pour atteindre la fenêtre de sa chambre, suspendu comme un singe acrobate au-dessus du Vide. Ses amis lui disaient qu’un jour il finirait tout bonnement par tomber et qu’il l’aurait bien cherché. Seulement, c’était plus fort que lui, il aimait cette fille de tout son cœur. Ces risques fous valaient bien ce sourire et ces baisers d’une douceur à faire pâlir la déesse Attraction elle-même.

 Ses amis avaient beau lui dire d'arrêter en détaillant tous les risques potentiels, Aris n'en démordait pas. Il connaissait déjà les dangers : être découvert et frappé de honte ou finir au Ciel. Mais il comptait sur sa propre discrétion et, quant à la chute, tomber ne l’inquiétait pas trop, son habituelle chance lui donnait le sentiment d'être capable d’échapper à tout ennui. Si jamais un accident devait arriver et bien tant pis. La vie était comme ça. On mourrait vite dans la Cité, alors autant en profiter avant que le Vide ne nous attrape !

« … il vous faut leur confier vos incarnats, brûlants, ainsi que les honorer d’offrandes, elles aussi incandescentes. Les Dieux, dans leur infinie bonté, enjoignent les hommes à rester justes, à respecter la morale la plus élevée car … »

 Et les Dieux respectaient aussi la morale peut-être ? Ils se battaient comme des enfants colériques, se faisaient des mauvais coups en maltraitant les élus des uns et des autres, ils s’entretuaient parfois. Mais les humains, eux, devaient rester irréprochables ?

 Tout ça à cause de la Faute originelle...

 La réparation était à la mesure de son ampleur, mais pourquoi les générations survivantes devaient-elles encore payer pour les erreurs des ancêtres ?

 La voix du grand prêtre prit soudain plus d'amplitude.

« … Car vous serez les humains de demain et les temples misent sur votre génération pour avancer vers la grande conquête de notre Temps, celle de la réversion. La quatrième forme du monde !

Entendez ces mots, chers enfants ! Nos prêtres, par l’entremise de l’Illum Lias Mav Ter, annoncent de très grands changements. Et nous vous les livrons dès aujourd’hui : chers enfants de la Terre, le pardon semble être à nos portes ! »

 La salle entière accueillit ces derniers mots dans un tonnerre d’applaudissements et de vivats.

 Aris avait effectivement entendu cette drôle de rumeur relayée par les dévots. On annonçait une réversion, une « quatrième forme du monde ». Beaucoup de gens en parlaient ces dernières semaines. Cependant, cette promesse semblait creuse, sans contenu ; que leur annonçait-on au juste ?

 De son côté, Aris restait dubitatif, comme son père d’ailleurs. Ils en avaient longuement débattu à la maison. Le paternel avait une hypothèse : n’étaient-ils pas occupés à leur promettre des miracles pour mieux les détourner des problèmes essentiels de la Cité ? Son géniteur lui avait dit que les Ter avaient déjà annoncé les mêmes révolutions, seulement quelques allignements avant sa naissance, et que jamais rien n’était venu.

 Dans la salle, les gens se levaient et acclamaient cette nouvelle. Le Ter-élu pivotait sur lui-même, les bras ouverts, souriant.

Quel spectacle, se dit Aris. Tout le monde gobait cette nouvelle sans broncher. Pendant ce Temps, nul ne s’inquiétait de la diminution du débit de l’eau, des mauvaises récoltes ou de la maladie qui frappait actuellement les volailles, sans compter les abjects, qui continuaient à se mourir discrètement, retirés du monde. Le volume inquiétant de la Forge, qui donnait l'impression à tous qu'elle pouvait à tout moment se décrocher de Terre, et tout un tas d'autres questions qui...

« Je vous annonce à présent le début de la cérémonie – Illum ! – l’heure est venue ! »

 Les gens du Peuple se tournèrent ensemble dans la même direction, un grand silence s’abattit dans l'amphithéâtre.

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