Sous la course ascendante — 2 (V2)

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 Avec tout ça, sa crainte se trouvait ravivée. Il écarta un peu son col, pour se donner l'impression de mieux respirer. Il transpirait abondament sous sa toge et encore plus sous ses gants. Parfois, il voulait les enlever, ne fusse que pour que ses mains prennent un peu l'air. Mais il savait que cela lui était interdit.

 Dans quelques instants, il passerait sous l'arche sombre. Il avait beau avoir une idée de ce qui l'attendait grâce aux révélations de son frère, il n'en était pas pour autant rassuré. Les mots de son ainé résonnaient encore à son oreille : « Tu vas devoir traverser un énorme gouffre au fond du Dôme », ainsi que des consignes, énigmatiques, tels que « Bien serrer la corde-axe » ou « Ne jamais regarder sous la planche de l'affront ». Tout cela avait fait des tourbillons dans sa tête. Et au lieu d'avoir les idées claires, Bane en était sortit si confus qu'il n'avait eu cesse de ruminer les jours suivants et avait vu ses nuits se remplir de cauchemars où s'ouvraient des trous béants, tels des bouches gourmandes, si larges qu'il était impossible de leur échapper.

 Il regrettait sa tendance naturelle à gonfler les choses jusqu’à l’absurde, mais il ne pouvait pas y échapper, ça le dépassait. Impossible de faire autrement que d’imaginer le pire.

 Il savait pertinement que son frère lui avait racconté tout cela pour calmer ses inquiétudes mais cela avait eu l'effet inverse. En lieu et place de la confiance espérée, c'était l'angoisse qui rêgnait depuis des jours, au point où il en devenait agressif avec tout le monde, même les membres de sa famille. On aurait mieux fait de ne rien lui dire du tout ! En plus, la loi interdisait aux futurs transpassants de connaître le déroulement de la cérémonie. Les dieux exigeaient qu'ils vivent et grandissent sans avoir aucune idée de ce qu’ils allaient affronter à leurs seize alignements.

« La découverte de l’épreuve le jour du passage représente la condition du monde. Nous ignorons tout de l’avenir, nous ne pouvons jamais prévoir ce qu'il se passera l’instant suivant. Il faut être prêts, réactifs, capables de surmonter toute situation ! Voilà ce qui fait de chacun un vrai citoyen : l’adaptation ! », disaient les prêtres. Des paroles pleines de sagesse !

 Cependant, au dépis de cette rêgle, les adultes trahissaient régulièrement le silence ou parfois les enfants les écoutaient en cachette. On entendait les discours admiratifs sur ceux qui parvenaient à traverser, leur façon de le faire, abondamment commentée – héroïque, dangereuse, sereine ou triomphante - tous les styles semblaient permis ! Ils faisaient aussi des commentaires sur ceux qui disparaissaient… Et surtout leur façon de tomber, avec force de détails – chute en silence ou en hurlant, basculement ridicule ou parfois tragique : en jetant un dernier regard à leur famille avant de sombrer. Ils les évoquaient telles de folles épopées racontées à la manière des Vox les plus habités. Comme si les vivants se réjouissaient d’avoir survécu et ne pouvaient s’empêcher de rendre spectaculaires ou risibles les récits des ceux qui les succédaient sur cette voie.

 Bane se demanda s'il allait lui aussi critiquer la traversée des futurs transpassants quand il serait adulte. Probablement pas, songea-t-il en avisant l'antre sombre qui grandissait sous ses yeux. Car il respectait tous les êtres du monde-inversé, comme le demandaient les dieux.

 Le rafus repris. Ister ne pu s'empêcher de se retourner.

— Hé ! Les gars ! les interpella quelqu'un derrière.

 La voix Aris. Bane la reconnaîtrait entre mille. Mais comment les avait-il répéré ? il lui avait pourtant sciemment tourné le dos. Le maudit bruyant possédait-il les yeux divins de Messagère ou était-ce juste ce benêt d'Ister qui avait eu la mauvaise idée de se montrer ?

 Voyant ce dernier déjà prêt à réagir, Bane le pinça et lui indiqua de ne surtout pas répondre. Tendus comme des colonnes, le regard fixé devant eux, ils entendirent pourtant Aris remonter la file pour les atteindre. Quelle honte, pensa Bane, car en plus de faire du bruit, cet espèce de sauvage bousculait sans vergogne les autres.

« Excusez, par-le-Vent, pardon ! » lançait-il à la cantonade à ceux qu’il dépassait. Malgré tous les efforts de Bane, l'opportun les avait bel et bien répéré et se plaça derrière eux.

— Et alors ? reclama-t-il, en parlant normalement. Pourquoi est-ce que vous ne répondez pas, vous m’ignorez ou quoi ?

 Ister, visiblement embarassé, semblait prêt à s'excuser, mais Banepris les devants.

— Tais-toi et sois respectueux ! chuchota-t-il fort à Aris. Ici, c’est le début de notre vraie vie ! Et pas une de ces fêtes sordides où tu as l’habitude de te répandre ! (Il s’étrangla à moitié en poursuivant) Tu ne crois pas que tu t’es déjà suffisamment fait remarquer ?

— Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu vas encore me faire la leçon, c’est ça ? s'agaça Aris en élevant la voix, ce qui mobilisa encore plus l’attention de leurs voisins. Si c’est mon retard qui t’irrite, sache que j’allais arriver bien à temps - n'est-ce pas, Ister ? Si seulement cette vieille dinde de Sim Mana ne m’avait pas fait ce coup tordu ! Non mais, tu te rends compte ? Encore un peu et je transpassais l’alignement prochain ! La honte !

 Ister se préparait à confirmer - sans savoir trop ce qu'il devait confirmer au juste -, mais Bane le devança à nouveau.

— La honte, tu parles ! souffla Bane si fort que sa voix parut presque pleine. Tu fiches tout en l'air ! Je ne veux plus t’entendre, tu as compris ? Tu ne gâcheras pas ma cérémonie avec tes mensonges. D’ailleurs, c’est fini, je ne te réponds plus ! Et Ister, je te déconseille de lui parler, n'oublie pas que les dieux nous regardent.

 Aris lui fit face, Bane se rembrunit. Mais il se devait de résister au Vent qui envahissait son ami.

Ta cérémonie, futur bâtisseur ? gronda Aris, sans se soucier le moins du monde de l'avertissement. Tu peux te la garder tiens ! Remercie donc ces dieux qui nous envoient au casse-pipe. Mais moi je ferai comme je l'entends. De toute façon, après on ne se verra plus. Caste oblige, non ?

 Bane comptait bien respecter ce qu’il avait annoncé et ne rien lui rétorquer. Parler ne servait à rien de toute façon, Aris n'était qu'un beau parleur qui s’arrangeait toujours, à l'aide de pirouettes, pour avoir le dernier mot ! Qui plus est, il venait de blasphémer outrageusement !

 Ils s'entre-regardèrent longuement, mettant tout le monde mal à l'aise autour d'eux. La procession ralentit à leur hauteur.

— Allez, ne vous disputez pas, les gars, intercala Ister en profitant du silence pesant. On devient adulte aujourd'hui. Vous cous rendez compte ? Bane, Aris était bien dans les temps, j'étais avec lui, juste avant. Et ce n'est pas vrai qu'on ne se verra plus une fois adultes, Aris. Moi je ne le souhaite pas en tout cas. Mais toi non plus, Bane ?

 Celui-ci sortit de son silence, mais pour Ister seulement, pas pour le blasphémateur.

— Ah oui, c'est vrai, tu le verra certainement ! concéda Bane d'un sourir froid. Avec ce qui se trame déjà entre lui et ta soeur...

— Qu'est ce que tu viens de dire ? aboya Aris, en lui faisant face, prêt à l'affronter.

 Ister s'interposa, ainsi que plusieurs autres agacés par leur remue ménage.

— J'ai compris ! éclata Bane, en les repoussant tant bien que mal. Restez seulement dans vos bruits et vos pèchers. Moi, j'avance ! Plaise aux dieux !

 Et il s'enfonça tête baissée entre les transpassants qui le précédaient, lesquels s'écartèrent sans broncher.

Qu'ils tombent, je m'en fiche, tourna-t-il en boucle dans sa tête tandis qu'il traversait la masse inquiète. D'ordinaire personne n'acceptait de se faire dépasser dans une file, mais ici, devant l'épreuve, tous cédaient volontiers leur place. Ainsi, Bane se trouva à l’intérieur du bâtiment en même temps que les premiers. Le Vent s’engouffra en même temps qu'eux sous la voûte, faisant voler cheveux et tissus. Lentement, la pénombre leva son voile, laissant apparaître un grand couloir, aux murs courbés et lisses. Les rafales du dieu balayèrent aussi Ister et Aris hors de sa conscience, ainsi que son énervement. Insistantes, celles-ci le poussèrent dans le dos, l'obligeant à pénétrer dans l'espace qu'il devinait au bout du chemin.

  Lui et les autres transpassants débouchèrent dans un amphithéâtre gigantesque. La voilà ! La grande salle de l’épreuve – celle des mythes, celle que son frère avait qualifié de « Chose la plus grande au monde ! ». Le sifflement du Vent qui les avait accompagné se dissipa soudain pour laisser place à une modulation ample, résonnante, qui les englobait. La première impression de Bane était que l’intérieur du Dôme semblait bien plus imposant que son volume extérieur. Il ne douta pas un seul instant qu’on puisse accueillir l'ensemble de Peuple dans une enceinte de cette taille.

 Outre la large arène qui devait accueillir l'épreuve, c'est surtout ce qu'il y avait au plafond qui attira tous les regards. L'immense amphithéatre inversé qui les surplombait constituait sans doute l'un des plus splendide vestige de l’époque reposée existant. Hélas, à l'instar de toutes les ruines disséminés un peu partout dans les hauteurs de la Cité, celui-ci se trouvait hors de portée.

 Bane détailla ce plafond unique. Tout son volume se voyait hérissé de millier de chaises, distribuées sur plusieurs niveaux successifs, qui encerclaient une large scène sphérique. Les escaliers en couloirs qui découpait l'arène en quartiers, ainsi que les allées ponctuant les étages devaient permettre, en des temps reculés, de parcourir tout le volume de la salle. L’amplitude des lieux avait ceci de grandiose qu’elle appelait l’imagination à en remplir l'espace. Il était évident que les gens de l'ancien monde venaient ici pour assister à des représentations ou des discours publiques.

 Des souvenirs, datant d’autres ères, venaient comme autant de fantômes remplir ces allées d'anciens splendides qui, naguère, parcouraient la Terre à pied. Ces êtres manquaient cruellement à leurs sièges vides, trouvait Bane. On pouvait tout à fait – à compter qu’on renversât la tête – compléter la scène en imaginant les anciens, vêtus d'atours inimaginables, s’installant pour assister à des spectacles grandioses. A quoi pouvaient bien ressembler les représentations antiques qu'ils allaient voir ? Était-ce déjà des Vox qui les animaient ? Et s'il s'agissait d'un espace dédié aux congrès pour les dirigeants anciens, un lieu fait pour accueillir les puissants de ce monde, de quoi pouvaient-ils bien parler ? Des dieux, de politique ? De comment empêcher le monde de se renverser ?

Même si Bane savait pertinemment qu'il ne connaîtrait jamais la vérité sur ce lieu incroyable, il demeurait certain d'une chose : cet endroit serait parfait pour devenir un homme aux yeux des dieux. Tout, dans l'agencement de cet amphithéâtre inversé inspirait l'harmonie. Les cercles ponctuant ses niveaux s'enchaînaient parfaitement. Aucun déséquilibre, nul irrégularité ne venait gâcher ses volumes. Sa parfaite rontondité n'était rendue possible que par la corne omniprésente, laquelle maintenait le tout inchangé depuis des siècles. Seules les chaises semblaient avoir subit la patine du Temps, sans pour autant avoir perdu leur couleur d’origine, rouge vif.

 "Transpassants, avancez" crièrent les Ter du passage, le sortant de sa contemplation. Les adolescents descendirent les escaliers menant vers l'espace situé en bas de la salle. Par delà leurs têtes qui oscillaient en descendant les marches, Bane vit le lieu où son transpassage prendrait place. Presque insultante, l'arène située en-dessous de la splendeur avait été assemblée en bambou et en pièces glanées à droite, à gauche - essentiellement des restes décrochés du plafond. On ne pouvait pas la dire mal agencée, il y avait tout le confort nécessaire à la mise en scène et au déroulé de la cérémonie. Pourtant, l’ensemble, comparé à ce qui surplombait, faisait office de ridicule. Une sorte de pâle copie du plafond. Un peu comme si un miroir avait été placé en contrebas et déformait les images du dessus pour les rendre grossières et bâclées. Comparées à celles des hauteurs, les allées côté Ciel paraissaient de travers. Singeant le rouge flamboyant qui hérissait les niveaux supérieurs, les pâles chaises des gradins semblaient déséquilibrées et, pour certaines, branlantes. Les escaliers en bambou, copies grossières des beaux angles de ceux qui les surplombaient, craquaient sous leurs pieds, usés par plusieurs décades de piétinements. L'espace au centre de l'arêne, quant à lui, n'avait rien de commun avec celui du plafond puisqu'il brillait par son absence. En lieu et place d'une scène, il n'y avait là qu’un gouffre ouvert sur le Vide.

 Bane frissona. Cette salle à double face mettait parfaitement en scène la différence entre le monde des Dieux et le monde des humains. Nous ne sommes que de pâles copies, songea Bane, on ne peut pas rivaliser, nous ne sommes que des agrippés...

 A la périphérie de l'enceinte, la population affluait pour s’installer, sans se soucier de mélanger les castes. Seuls les Aers de hautes lignées restaient invariablement ensemble, soudés, installés entre-eux dans des gradins spécifiques. Ils étaient tellement beaux, ces Aers, avec leurs robes de soie. Leurs ors et ocres étincelaient au-dessus du Peuple. Tandis que, dominant l'ensemble, l'Acastale trônait sur une chaise rouge de la qualité de celles qui se trouvaient au plafond, d'où on avait fait partir de larges tissus dorés attachés dans les hauteurs, comme si elle possédait des ailes solaires. La fille de Terre, songea Bane, admiratif.

 La nervosité grandissait autour de lui, la plupart des transpassants se soucaient peu du décorum ou encore des chatoiement de la souverraine. Ils fixaient la mort qui les guétait au fond de l'arène Bientôt, la cérémonie allait commencer. Bane eut soudain un haut le cœur en voyant cette gigantesque foule se masser dans les allées. Le Dôme pourrait se détacher sous le poids des gens ! Il se crispa en imaginant l'ensemble du bâtiment disparaitre d’un seul coup avec, en son sein, le peuple entier !

Mais non... Impossible. Son père lui avait bien certifié que le Dôme pouvait supporter tout le poids de la population, et même plus ! Il devait absolument essayer de se calmer, ne fût-ce que pour pouvoir accomplir l’épreuve. Son frère lui avait conseillé de respirer profondément et c’est ce qu’il s’employa à faire. Il rassembla ses idées, ce bâtiment tenait depuis des centaines d’alignements, il n’allait pas tomber juste aujourd’hui parce qu’il était à l’intérieur, il fallait rester cohérent.

 Au mépris de ses frayeurs, la salle continua à se remplir de monde. Il se demanda où sa famille se trouvait dans la masse. Le regard bienveillant de ses parents lui aurait été d’un grand secours. Mais impossible de les retrouver dans une telle foule.

Il reporta, comme tout le monde, son attention vers sa destination. Le puits, le lieu de l’épreuve. Il était large - trop large - impossible à franchir. S'y ouvrait le Ciel, les nuages ondulants...

Ne regarde pas le Vide ! pensa-t-il en fixant les bords du gouffre. Le traverser est possible, ton frère l'a fait. Toute ta famille l'a fait ! Il suffit de se lancer.
Le coeur battant à tout rompre, il étudia ses contours pour mieux comprendre, anticiper sa traversée. Il ne voyait aucune planche ou "corde-axe". Aucun moyen de le franchir. Il n'y avait que le trou béant et, à son bord, une estrade en bambou.

 Trois Ter aux vêtements sublimes y devisaient. Bane identifia le grand-prêtre responsable du transpassage - le Ter-élu, Ober Hin Ter - et celui qui imprimerait le sceau castal sur leur front - Vast Ogin Ter, le gardien des sceaux. Ils discutaient de façon animée avec un autre haut-prêtre.

 Malgré la distance, Bane vit que leur débat tournait à la dispute. Le gardien des sceaux pointait alternativement le Ter-élu et l’autre Ter. Menaçant, il indiqua ensuite la scène située au plafond. Le Ter-élu et l'autre personnage tentaient discrètement de le calmer mais l’autre n'écoutaitt rien et finit par partir dans un mouvement de colère. Il quitta l’estrade d’un pas résolu, laissant les deux autres à leurs échanges.

 Personne autour de Bane ne semblait avoir remarqué l'étrange altercation. En tout cas personne n'en parla. De toute façon, les autres transpassants ne semblaient pas aptes à observer ce qui les entouraient, bien trop nerveux. Leur inquiétude – comme la sienne, sans doute – était vivement palpable. Ils savaient que dans quelques instants tout allait se précipiter.

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