Récits obliques — 1 V2

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 « Peu de temps après l’inversion du monde, peu de temps après que le Ciel ne nous condamne à devoir nous accrocher au sol – nous agripper comme de pauvres insectes fourbus, pleurant ce qu’ils avaient perdu –, là, dans ce monde triste et dur, deux jeunes gens furent frappés par Attraction… »

 Cette voix ! C’était celle de Sim Mana, la conteuse, qui résonnait le long du plafond par-delà les surports. En l'entendant, Aris s’était immobilisé. Il n'en revenait pas de parvenir à la déceler malgré le tumulte. Criarde, elle perçait à travers l’effervescence et zébrait de sa couleur la palette ambiante.

 Sur les ponts et plateformes, les teintes de toutes les castes s’emmêlaient. Le marron des Artes, délaissant leur travail manuel, empiétait sur le rouge des Inter qui flânaient sur les passerelles, bien heureux d’être exemptés pour un jour de leurs services. Les pontiers, gris argenté, tentaient vainement de tempérer les Vox qui paradaient en chantant et dansant, à demi ivres. Ceux-ci toisaient de leurs verts intenses et de leur chambard les Aers, couverts d'or. Lesquels les ignoraient, trop dignes, trop importants pour leur accorder un quelconque crédit. Les Ter, enfin, juraient dans ce tableau. Sobres, mesurés, ils trainaient leurs noirs profonds sur les ponts d'ivoire, sans égard pour la populace peu respectueuse.

 Contre toute attente, la voix grinçante de la conteuse parvenait à traverser toute l’agitation, les cris, les rires et fracas du jour arc-en-ciel. Elle évoquait mille souvenirs, cette voix. Elle allait chercher l'enfance d'Aris, la remontait au grand jour. Tour à tour, lui revenait en mémoire tous ces moments merveilleux où il s'asseyait en tailleur auprès de la vieille conteuse et l'écoutait raconter ses délires. C’est alors que l’impulsion jaillit : pourquoi ne pas aller l'écouter, juste une dernière fois ? Elle n'était pas si loin – la plateforme à côté. Ce n’était même pas un détour.

— Viens, allez ! le pressa soudain Ister, le sortant de sa rêverie. On a déjà assez trainé !

 Aris s'écarta de son ami, insupportablement nerveux depuis plusieurs jours. Pourquoi devaient-ils y aller tout de suite ? ne pouvaient-ils pas prendre un peu de Temps ? Si ça se trouve, ils mourraient bientôt. Mieux valait profiter de leurs derniers instants.

— Juste une seule histoire, vite fait ! plaida Aris, comme s'il retombait en enfance. Ça fait si longtemps !

 Trainer, repousser l'échéance : il n'avait pas hésité à le faire toute la matinée. Il s'était installé avec ses sœurs, avait joué et chanté, puis les avait embrassées, longuement ; et plus encore sa cadette dont le rire gloussait, communicatif, et qu’il adorait. Après, ce fut le tour de ses grands-parents, serrés aussi, tendrement, doucement. Et puis leurs mains tavelées l'avaient laissé s'éloigner. Il avait étreint sa mère avec méfiance, car elle s'emportait facilement et il préférait éviter l'inondation. Contre toute attente, elle n’avait pas trop pleuré et avait même évité de le garder trop longtemps enfermé dans ses bras.

Avec son père, ce fut étrange. L'invétéré bavard avait pour une fois réussi à ne pas l'importuner au sujet de l'après transpassage, quand il deviendrait enfin un homme et recevrait son sceau de caste. Circonspect, avare de ses grandes phrases, le paternel lui avait juste dit « bonne chance » et tapé dans le dos. Incrédule, Aris avait filé. Pour une fois qu'il ne se prenait pas de long discours en pleine tête, il valait mieux en profiter.

 Avec ce drôle de sentiment de dire à la fois auxdieux et à bientôt, il avait rejoint Ister et les siens, qui ne vivaient qu’à deux plateformes de chez lui. Là aussi, grandes eaux, hauts cris, serrements. Et derrière cette scène, Pali, la sœur de son ami, qui le regardait. Durant les bénédictions lancées à son frère, l’adolescente s‘était faufilée, furtive, jusqu’à se trouver près d’Aris. Et quand plus personne ne les regardait, il y avait eu ce baiser volé. Ce baiser cachette, presque à l’arraché, tandis que les parents éplorés serraient le frère aîné, complaisant. Depuis, le souvenir de cette douceur, encore présente à ses lèvres, n'en finissait plus d'égayer ce jour.

— Plutôt un beau jour pour crever, non ? dit Aris, en narguant son ami.

 Ister tiqua mais, au moment où il s'apprêtait à répondre, bouscula une Aers qui lui passait à côté, en promenant ses enrobements dorés. L'air outrée, elle fit signe à ses suivants Inter de faire barrage entre elle et cette énervante populace. L’ami d'enfance d'Aris ne s'excusa pas – de toute façon les castes supérieures ne se souciaient pas d'eux – et continua sa route en poignardant du regard son camarade.

— T'as pas intérêt ! fulmina Ister. Pali t’attend, et moi aussi, j'veux pas de cet imbécile de Fierne comme beau-frère, t'as pigé !

— Transpassés, trépassés ! conclut Aris tandis qu'ils parvenaient à l'extrémité de la susplace.

 Le soleil était profond, le Vent se faisait léger. Une simple brise. Elle rafraîchissait les plateformes encombrées, refroidissant les corps échauffés par l'excitation de la fête. C'était un de ces bons vieux jour arc-en-ciel, comme à chaque alignement : ce moment incroyable où les castes entremêlaient leurs teintes. Ce jour de fête, où les enfants se voyaient libérés des adultes le temps de la fameuse cérémonie du transpassage.

 Nostalgique, Aris se souvenait quand les parents allaient assister à ce mystérieux évènement qui leur était interdit et, qu'entre enfants, ils allaient jouer, gardés par les pontiers de corvée. Aris avait toujours adoré cette fête - en tout cas jusqu'à ce jour - et s’en était toujours fichu comme d'une guigne de ce qu'elle représentait. De leur côté, ils étaient libres. Lui et ses camarades parvenaient toujours à échapper à la vigilance des pontiers et allaient courir sur les plateformes offertes, comme si elles leur appartenaient, ainsi que tout le district du dôme. Toutes les susplaces dégagées servaient alors à leurs jeux et pirouettes. Et à cette période le plafond se gonflait systématiquement de buissons fleuris qui lâchaient des millions de pétales, telle une pluie ancestrale. Mauves et roses s'ajoutaient alors aux restes de couleurs laissés par les adultes retenus au Dôme. Les enfants couraient, se les jetaient, au-dessus du bon vieux Ciel qui veillait en dessous, témoin distant de leur joie. Jamais ses profondeurs n'avaient inquiété Aris. Avant, le Ciel demeurait lointain.

 Et aujourd'hui, il irait peut-être à sa rencontre, au début même de sa vie. Transpassé, trépassé, comme disait la maudite ritournelle des adultes.

— Non ! Tu ne vas pas aussi me sortir ces fadaises ! Tu veux me stresser ? pesta Ister. Ils ont dit qu'on devait être concentrés en sereins, alors garde ça pour toi !

 Aris préféra ne rien répondre, son ami semblait réfractaire à toute taquinerie et s'emportait pour un rien. Avant de continuer, il regarda quelques instants l'enchaînement sans fin des plateformes pendues au-dessus des nuages et l'intrigant tableau formé par les couleurs mélangées. La Cité, ce monde absurde. Où pour vivre il fallait risquer sa vie...

— Alors, on continue ? le pressa Ister, en s'engageant sur un pont ressemblant à des larges feuilles tombant du plafond. Passons, vite, avant qu'ils ne ferment !

 Le pontier s'apprêtait effectivement à faire descendre la barrière pour limiter l'afflux de monde. Pressé, Ister disputa le passage à deux Artes qui bayaient aux corneilles.

— Place ! On est des transpassants, cria-t-il, tandis qu'Aris lui emboitait le pas afin de passer rapidement.

 Une demi bousculade s'ensuivit, Ister s'égosilla, Aris réclama, et le pontier finit par abattre sa barrière. Ils se retrouvèrent coincés.

 Les deux Artes ahuris, comprenant à qui ils avaient affaire, s'excusèrent sans conviction. Mais les adolescents filaient déjà vers un autre pont. Ce faisant, ils bousculèrent pas mal de monde, s'excusèrent à qui mieux-mieux tout en se faufilant entre les jambes, puis tombèrent soudain nez à nez avec un groupe de gens dont la couleur blanc corne dérangeait la palette ambiante. Aris et Ister furent étonnés de les voir porter plastrons et lances. Les soldats pâles les dévisagèrent, désorientés.

 Les deux amis ne s'attardèrent pas plus longtemps et s'engouffrèrent sur un pont qui était comme une longue langue de corne toisant le Ciel.

— T'as vu ces soldats habillés en blanc, ils étaient bizarres, non ? demanda Aris.

— Jamais vu ce genre d'uniforme, fit son ami. On dirait des prêtres, c'était leur sceau, non ? Je n’ai pas bien vu.

— Oui, je pense. Ce serait drôle. Un Ter qui porte des armes, on aura tout vu !

— Ce serait plutôt mauvais signe… Non ? dit Ister en essayant de retrouver les étranges individus au cœur de la foule.

— Oh... on s'en fout ! trancha Aris. Je crois que c'est le bon chemin ! Viens, j'aimerais aller écouter la conteuse, une dernière f...

— Aris ! l’interrompit Ister. Sang-Vide, tu m'énerves ! Va donc voir ta conteuse. Moi, j'pars devant. Mais sois à l'heure !

 Celui-ci dépassa un groupe de Ter dévots qui contemplaient benoîtement le plafond et disparut. Aris le suivit quelques instants du regard. Il fixa encore un moment les groupes bigarrés, les bruits et couleurs mélangées, jusqu'à ce que la voix de Sim Mana Vox retentisse à nouveau. Il la suivit.

 Sur une susplace envahie de lierres descendants, un groupe de jeunes écoutait la vieille conteuse avec fascination ; yeux étincelants, bouches entrouvertes. Nul n’égalait sa façon unique de raconter les frasques et déboires des ancêtres et des dieux. Cette façon d'expliquer le fonctionnement du monde, de la Cité, de ses vérités, de ses secrets. On aurait dit qu'elle s’animait depuis une éternité sur les plateformes ­et aux abords des écoles, afin de distiller ses enseignements peu communs. Malgré son âge – mais quel âge pouvait-elle avoir ? Elle semblait immortelle – son talent ne s’essoufflait pas, il semblait même gagner en vigueur avec le Temps.

 Elle s’agitait devant un large attroupement d’enfants de tous âges. Leurs parents se tenaient en périphérie du groupe, également intéressés. Alentour, comme dans un autre monde, le peuple circulait, indifférent aux contes qu’il connaissait déjà par cœur.

Cette journée est vraiment belle, songea Aris, essayant d'oublier ce qui allait se passer plus tard. Le moment était serein et cette ambiance de conte le replongeait dans un passé délicieux. Fort de cette joie d'enfance, il nargua le dôme dont l'immense courbure descendait du plafond du monde. Non, pas encore.

 Surexcitée, Sim Mana exultait. Cette voix, légèrement désagréable mais pleine de nuances, réveillait plein de souvenirs en lui.

— Ah ! dit la vieille femme, dardant son regard sur Aris. Toi là ! ajouta-t-elle en le pointant d’un doigt vibrant. Approche !

 Gêné, l'adolescent se retourna pour voir si elle ne désignait pas quelqu’un d’autre.

— Oui, toi ! continua-t-elle en agitant les boucles de corne dans ses cheveux ancestraux pour éloigner quelque bourdon insistant. Oui ! Allez, approche !

 À contre-cœur, Aris s’avança, dévisagé par une trentaine de petits et de grands.

— Allez, assieds-toi ! poursuivit-elle, autoritaire ; puis, douce. Tu as grandi !

 Cette attitude solennelle, à la limite de la moquerie, le mit mal à l’aise. Il était par ailleurs étonné qu’elle parvienne à le reconnaître alors qu'il n'avait été toutes ces années qu'un visage parmi des floppées d’enfants. Pourtant, elle le regardait intensément, comme si elle le considérait en profondeur.

— Ah ! Va-t’en ! glapit-elle soudain, s'agitant pour éloigner le bourdonnement de l'insecte envahissant, avant de revenir brutalement à Aris. Dis-moi : ton nom !

— Euh… C’est juste… Aris… Trav.

 Elle le dévisagea. Son regard brillait d’une intimidante force. Aris commença à rire, gêné.

— Bientôt plus ! dit-elle, en se tordant soudain.

 Puis elle tourna légèrement sa tête sur le côté et ajouta dans un demi-murmure :

— Mais pas encore… Non ! Pas encore ! Et comme chacun d’entre vous, tant que vous ne serez pas passés de l’autre côté, j’aurai encore toute autorité sur vous ! Alors maintenant (elle se tordit dans l’autre sens et le pointa du doigt), tu vas t’assoir Petit-Aris-qui-deviendra-grand et écouter cette histoire : elle est pour toi !

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