Trajectoire infléchie — 3 (v2)

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Ses doigts attrapèrent le néant. Lâchée par le monde, elle partit au Vent. Une floppée d'images déferlèrent en elle, vives comme l'air.

Elle revit son père, sa fureur.

Ses mains sur son cou, serrées.

Le bruit de sa respiration qui disparaît en un râle, accompagné de secousses.

Le calme, la paix.

Et puis le regard de sa mère, mêlé de mille choses.

Celui des autres qui l’attrapent.

Ce qu’elle a dit, ce que personne n’a compris.

Les mains qui la poussent devant les Colonnes. La Juge, sa bouche sombre.

L’oiseau-Justice et la lumière dans son ventre.

L’exil, à travers un mur de larmes.

Et ici, le camp.

Le capitaine.

Cette vie absurde.

L’horizon.

Le Vide…

Terre s’éloigne, l’abandonne.

Son corps sombre.

Elle s'est battue pour rien, elle a survécu, affronté les confins, pour rien.

 Le dispositif d'assurage se tendit violement, resserrant d’un coup sa poitrine dans le harnais, son souffle fut coupé. Elle valdingua, suspendue en plein Ciel, le cœur tapant, les mains agrippées au câble tendu vers la Terre. Putain de décroche !

 Affolée, elle tournoyait au-dessus de l'infini. La nausée, le malaise la submergèrent. Bouge ! cria-t-elle intérieurement, se rappelant qu’elle ne tenait qu’à une jeune boucle à peine ancrée. Il faut bouger ! Elle parvint à se stabiliser au prix de gros efforts qui mobilisaient tout son équilibre. Pas le temps de souffler, monter ! Escalader les fibres de corne tressées avec ces mains suantes. Vite ! Une boucle-relais fraîchement enraciné ne pouvait supporter longtemps de telles tractions ; mais aussi doucement, pour ne pas faire céder la roche surtenante. Vite et doucement. Vite et doucement !

 Pendant qu’elle montait, le Temps s'allongeait et faisait grossir sa douleur et sa fatigue. Tractions, pauses. Il fallait continuer. Tractions et pauses. Son corps s’épuisait et hurlait de tout lâcher.

— Non ! Allez ! cria-t-elle à ses mains, à ses bras et au câble qui semblait s’allonger sous ses yeux. Grimpe ! Allez !

 Le surplomb s'approchait. Fell luttait. Sa détermination était sans faille, elle devait l'atteindre. Encore un effort, encore tirer, sans cesse tirer. La douleur disparut, trop forte pour exister. Seule la vie ténue existait encore, et l’effort. Encore. Monter, tirer. Sans cesse.

 Elle redressa la tête. Elle était arrivée. Déjà ? Il ne lui restait plus qu’un pied de distance avant d'atteindre l’indifférente roche.

 Plus qu'une chose à faire. La graine-amorce dans sa sacoche. La dernière. Elle l’enserra fermement. Tremblotante, elle l'en sortit et la tendit vers la roche quand une brusque rafale vint racler sous Terre et la lui arracher des mains. Non ! Sa dernière chance, envolée. Plus qu'une chose à faire. Elle lâcha vivement le câble et se jeta dans un Ciel prêt à l’avaler. Ses yeux s’accrochèrent à la graine, ses mains se tendirent. En bout de filin, le dispositif étrangla à nouveau sa poitrine et la rappella au monde.

 Ses doigts enserraient l’amorce.

—C'est bon, tu l'as fait ! se dit-elle, à la fois soulagée et au bord de la crise de nerfs. Tu vas y arriver.

 Remerciant cette boucle toute fraîche qui venait de la sauver deux fois, elle s’empressa de remonter à nouveau le filin. Sa propre vitesse l’étonna. Une fois en haut, elle tenta de calmer sa respiration, malgré son cœur qui voulait exploser. Elle se fit paix, elle se fit souffle, et tua ce tremblement qui voulait l’envahir. Elle n'avait qu'une chance, une seule. La graine-amorce approcha une nouvelle fois du plafond. Fell la pressa doucement contre la roche d'ébène.

 Dans la périphérie de son regard, Fell vit, terrifiée, des fissures se former sur le pourtour de la boucle-relais à laquelle son filin était arrimé.

— Pas maintenant, s’il te plaît... murmura l’arpenteuse, tout en essayant de limiter le plus possible ses mouvements.

 Elle enclencha l’amorce. La corne commenca à répandre ses vrilles et racines dans le sol. Bientôt le pylône allait apparaître. Le processus était lancé, mais il restait du temps avant qu’il ne s’achève et son ancrage au plafond n'allait plus tenir longtemps. Respirant encore, effrontément, elle pria Temps de lui offrir un écart. N’importe lequel : ralentir le monde ou accélérer l’implantation de la corne ; même revenir en arrière ! Seulement, qu'allait faire un dieu – surtout celui-là ! – pour une criminelle ?

 Les crevasses s’élargirent au-dessus de sa tête pendant que poussait le pylône. Elle préfèra ne pas les regarder s’étirer, craignant que son regard n’accélère la cassure. Elle les entendait, ces fissures ! Fell voulut crier, s’agiter, pousser cette corne à se former plus vite. Sang-Vide ! Elle n’est pas un arbre, encore moins un bambou, elle devait pousser vite, cette foutue corne ! L’arpenteuse se retenait de bouger, tout mouvement risquait de provoquer sa perte.

 Le pylône apparut enfin, comme une stupide bestiole sortant sa tête du sol après un long sommeil. Allez ! Le cric-cric de la roche se fendillant résonnait à ses oreilles. Dépêche. Elle se mordit la lèvre inférieure jusqu'à la ravager. Plus vite ! Quelques gouttes de sang perlèrent pour aller aux nuages.

Là ! C'est bon ! Fell se jetta vivement sur la barre du pylône qui apparaîssait devant elle. Ses doigts l’ensèrent. La structure, toujours en formation, crépitait encore sous ses paumes. Mais, après un étrange craquement, la barre cèda. Ses réflexes lui permettèrent de se rattraper de justesse à la barre d'en dessous, à peine formée. De la corne, brisée sous mon poids ? Impensable ! Et celle-ci, tiendrait-elle ? Cette matière réputée indestructible ne pouvait pas rompre. Elle était censée tenir, même en formation ! Etait-ce une de ces rares amorces corrompues ? Puis, au fond, qu’est-ce que ça changeait ? Tout était fini. Elle était foutue, de toute façon.

 Le Ciel et le Vide dansaient en dessous, ils se moquaient d'elle. Fell se rassura en se disant qu'elle n'avait pas démérité, que la bataille avait été belle. Ses doigts fatigués n'allaient pas serrer très longtemps ce pylône mal fichu. Il n’y avait plus que l’immensité vorace et elle – une petite humaine suspendue à son petit bout de corne. Perdue en plein plafond. Elle se voyait comme un oiseau épuisé près à tomber dans le gosier du chat.

 Quelques oiseaux passèrent sous ses pieds – comme une ironie manifeste – et vinrent se nicher dans quelques anfractuosités terrestres. Ceux-là ! Les aimés des Dieux ! Ils ne s’inquiétaient de rien ! Ils flottaient, glissaient sur le Vent. Jouaient sur ses courants pour mieux vivre ! Et elle, quoi ? Qu’est-ce qui l’attendait là-dessous, au fond du Ciel ? Une chute infinie, sans cérémonie, sans hommage. Elle ne deviendrait même pas étoile…

 Un sursaut de vie la crispa. Non, impossible ! Il devait y avoir une solution. Tout ne pouvait pas s’achever ainsi ! Elle souffla, tenta d'oublier ses doigts, se concentrer. Quelles étaient ses options ? Fort et Miane ? Ils étaient déjà loin. Et même s’ils revenaient, il serait trop tard ; retrouver son câble fixé à cette boucle prête à rompre ? Ridicule, inutile ; prier ? Les bannis n'avaient rien à demander.

 Il n’y avait plus aucun espoir. Ses doigts lui faisaient de plus en plus mal. Et inutile d'essayer de se hisser, elle serait plus vite déstabilisée.

 L’idée, froide, de son inéluctable mort s’installa comme une évidence. Fini. Tout était fini. Jamais elle ne reverrait la Cité et ceux qu’elle avait blessé, elle ne pourrait pas leur demander pardon – sinon celui qu’elle crierait maintenant, par-delà le Ciel, en espérant que la Messagère accepte la mission –, elle ne reprendrait pas sa vie, ne retournerait pas dans sa caste et ne trouverait jamais de beau veuf charmant qui accepterait de faire lignée…

Sang de Vide ! Pourquoi s'était elle lancée seule – il ne fallait jamais partir seule ! – sans vérifier deux fois son foutu ancrage ? Comment, après tant d’alignements à le faire et à le refaire, avait-elle pu se montrer aussi stupide ? Il y avait eu quelque chose… Quelque chose qu’elle ne reconnaîssait pas chez elle. Anormale, cette imprudence ; elle était d’ordinaire si rigoureuse, jusqu’à l’obsession même ! Non, impossible. Ce n’était pas elle. Fell ne faisait pas ce genre de chose ! Les dieux avaient orchestré cela. L’un d’entre eux peut-être, sans doute la plus tordue et la plus capricieuse. Maudite Ironie.

— Alors ? Ça y est, c’est mon heure ? adressa-t-elle au responsable, quel qu’il soit. Vous avez fait ce qu’il faut pour me placer ici ? C’est ça ? Vide m’attends ?

 Aucune réponse ne vint. Le Vent s’interrompit, comme s'il refusait de répondre. Les doigts épuisés de Fell lâchaient. Plus de Temps. Elle jetta un dernier coup d’œil à la plaque en métal à quelques pieds de distance. Tout ça pour ce truc ?

 Les oiseaux entonnèrent une dernière douce mélodie depuis les roches. Une oraison. Quel calme, quelle paix. Bel accompagnement. Tout le monde finissait au Ciel, de toute façon. L’heure était venue. Elle n'avait plus qu'à se lancer…

 Un mouvement fugace attira son regard. Une sorte de torsion dans l’air, juste en dessous de la surface métallique. D’abord dessin tracé à fins traits dans l’air, l’esquisse devint forme, se colora, se densifia. Et d’un coup laissa place à une silhouette humaine. Une femme se tenait là, devant elle. Tout le corps de Fell se mit à frémir de surprise et, contre toute attente, ses doigts se resserèrent sur la prise.

— Mais… Que… balbutia-t-elle en voyant l’irréelle figure se mouvoir à quelques pas de sa position.

 Le plus étrange chez cette femme n’était pas sa chevelure dorée reflétant les rayons du soleil, ni sa mise particulière, ce fin tissu léger, aérien, dont la couleur perle se parsèmait de motifs floraux. Non, le plus étrange était qu’elle se tenait à l’envers du monde.

 Fell tremblait, abasourdie. Son effroi se mêla à la fascination de voir cette personne marchant tranquillement au sol, les pieds nus foulant le métal de la grande plaque. Elle cherchait quelque chose. Fell réprima un éclat de rire. C’était absurde, fou, impossible… Même les cheveux de cette femme ne tombaient pas vers le Ciel. Etait-ce une flottante ? Une ancienne ? Une déesse ?

 L’apparition se tourna vers Fell et se figa. Son visage complètait parfaitement le tableau enchanteur de sa silhouette. Ses yeux, uniques, donnaient l’impression que toute la nature s’y incarnait pour créer le plus quintessentiel de tous les verts ; sa bouche, tendre, légèrement entrouverte, se colorait d’un rouge vif offrant un contraste saisissant avec ses yeux ; ses traits étaient lisses, sans défauts, comme taillés dans la corne. Jamais Fell n’avait vu pareille femme. Jamais. Cette beauté-là, hors norme, étincelante, n’était pas humaine. Ce n’était ni une citoyenne, ni une flottante, ni même une ancienne. Ce personnage était autre chose. Quelque chose de merveilleux, d’attirant. Fantastiquement attirant. Une déesse, c’est…

— Attraction… se surprit à dire l’arpenteuse. Aide-moi !

 La déesse, en la voyant ainsi, changea : elle passa d’un air candide et curieux à une expression franchement inquiète, sinon effrayée – difficile à dire en voyant son visage à l‘envers. Après avoir articulé quelques mots inintelligibles, l’apparition lui tendit sa main. Fell la regarda, incrédule. Enfin, une chance ! Enfin, la vie ! Attraction était venue, pour elle. Qu’offrirait-elle ? Vie ou mort ? Qu’importe, elle serait sauvée, une déesse allait la toucher ! Fell tendit sa main en retour, ses doigts gratterent l’air, gagnèrent du terrain sur le néant. Elles allaient se toucher…

 Mais quand leurs paumes se rencontrèrent, elles se traversèrent.

 L’arpenteuse rompit. Epuisée d’une longue lutte, sa main ne supporta pas ce dernier effort.

 Elle partit lentement au Vide. Plus rien sous ses doigts. Plus que l’air, rien que l’air. Le pylône s’éloignait déjà. Le monde entier s’éloignait déjà.

 Dans un dernier regard lancé à la déesse, Fell interrogea : pourquoi ? Mais la silhouette divine disparaîssait déjà au loin, tandis qu’elle tombait à toute vitesse, perçant les nuages.

 Dans sa chute, Fell attendit que la déesse vienne la rattraper. Bouffant les nues, tranchant le bleu, elle attendit d’être sauvée.

 Attraction n'arriva pas.

 Et elle disparut dans les profondeurs du Ciel.

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