Semaine 8-9: Courteau, surveillant général...

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Courteau, surveillant général

— De toute façon, les gamins de maintenant, on ne peut plus rien en faire. Que ce soient des fils d’immigrés qui savent trois mots de français dont deux sont des insultes; ou des fils de bourgeois, enfants rois qui vous prennent pour de la merde et sont incapables d’obéir ; c’est du pareil au même. Les gamins d’aujourd’hui, c’est une catastrophe… Alors les profs, je les plains, mais pas trop non plus, parce que c’est aussi en partie de leur faute. Ils ont baissé les bras il y a bien longtemps, ils ne sont devenus que de petits fonctionnaires qui font semblant de bosser en se justifiant en permanence avec de belles paroles…

— Attends, attends, tu mélanges trop de choses à la fois, là. Les enfants d’un côté, et les profs de l’autre. Moi je connais bien les deux, je travaille avec ! Alors, je peux en parler. Parce que les grands mots, c’est bien joli, mais il y a la réalité, et elle est têtue la réalité ! Il faut la vivre aussi…

Jean Michel Courteau ne s’énervait jamais, une patience à toute épreuve. Bedonnant d’un petit ventre bien assorti à sa petite taille, fort accent du sud-ouest, il était le monsieur éducation du Fleuri. Dès qu’un sujet s’y prêtait, il décrivait sa vie dans un collège de banlieue assez difficile. Il apparaissait comme une personnalisation de ce que devait être l’humanité du système éducatif. Ses exemples défendaient toujours les élèves, en expliquant leurs difficultés.

Il répondait ce jour-là à Émile, notre pilier de comptoir nationaliste qui était accompagné à la grande surprise de tous, d’une belle inconnue. Une femme, la quarantaine, en tailleur élégant, qui mesurait bien dix centimètres de plus que lui aidée de ses talons aiguilles. Personne n’avait jamais vu Émile au Fleuri accompagné d’une femme, ni d’ailleurs une femme d’une telle prestance dans ce bar de quartier à la clientèle populaire. La dame en noir avait encore peu parlé jusque-là, mais ses quelques mots avaient laissé toutes les bouches bées. Son charisme détonnait au milieu de ces conversations d’une piètre banalité.

Il y avait aussi ce jour-lá, à l’autre extrémité du bar, un client que personne ne connaissait non plus. La casquette enfoncée jusqu’au bas du front, la trentaine, d’origine arabe ; il écoutait sans mots dire chacun des intervenants avec une telle attention qu'elle paraissait parfois surjouée.

— Elle est un peu facile celle-là. À chaque fois, tu nous la ressors. Mais il n’y a pas que ceux qui bossent dans l’éducation qui peuvent en parler tout de même ! Nous avons tous des enfants et des petits-enfants, on sait lire les journaux, on voit des documentaires. On n’invente pas tout ce qu’on dit non plus. Et s’il n’y avait que les profs et les éducateurs pour nous dire comment faire, on ne serait pas dans la merde ! Pardons pour le mot, Isabelle, termina-t-il en se retournant vers celle qui l’accompagnait.

— Je ne suis ni prof ni éducateur, je suis conseiller principal d’éducation.

— Ah oui, celle-là aussi, elle est bien belle. Monsieur, que dis-je, son altesse le conseiller principal d'éééducation. Je t’en foutrais, moi, des titres à rallonge. À l’époque on disait surgé, et ce n’est pas parce qu’on les appelle techniciennes de surface que les femmes de ménage ont changé de boulot !

— C’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi on devrait continuer à utiliser le vocabulaire du moyen Âge pour parler non plus ; comme tu le dis, cela ne change pas le boulot. Quoique, nous avons moins le rôle de répression et davantage celui d’écoute et de soutien de l’élève que ne l’avait le surgé de l'époque.

— Oui, et bien justement, nous on le regrette ce rôle-là… Au moins, ils apprenaient un minimum les règles du savoir-vivre. À force de les écouter, de les comprendre, on a fini par tout leur excuser et tout leur permettre. Un bon coup de pied au cul, excuse-moi l’expression Isabelle, voilà ce qui leur manque aux jeunes de maintenant. Ils se croient tout permis. Sans ça, plus aucun respect, pour rien du tout.

— Tu sais, à l’époque, ceux à qui on mettait des taloches et des punitions, finissaient tout autant en prison que ceux qui posent problème aujourd’hui. Avec une haine de la société tout aussi grande, voire pire !

— Et bien au moins, ils avaient des repères. Ils savaient si ce qu’ils faisaient était bien ou mal. Maintenant, tout se vaut, tout peut s’expliquer, on victimise à tour de bras et hop, le tour est joué. Les pauvres petits par ci, les pauvres petits par là. C’est n’importe quoi, ils ont perdu les vraies valeurs, je te le dis, moi !

— Tu exagères, et tu caricatures. D’abord, on ne cesse de leur parler des règles, de les leur expliquer pour qu’ils les comprennent. Ensuite, ils ne sont pas tous fous ou complètement cons. Ils savent très bien ce qu’ils font. On a l’impression que les parents et l’éducation nationale ont baissé les bras, mais en fait pas du tout, le travail de fond sur les règles, les valeurs, se poursuit. Et de même, ce nouveau courant religieux, en France, la religion musulmane, participe à l’enseignement de ces mêmes valeurs.

À l’évidence, Jean Michel n’avait pas choisi de mettre ce dernier point d’argumentation au hasard. Il savait qu’Émile allait être complètement déstabilisé, entre son avis d’attaquer méchamment l’islam, comme à son habitude, et la présence du client à la casquette qui avait tout l’air d’appartenir à cette religion. Son origine arabe, et le fait qu’il ne buvait qu’un Orangina, rendrait sa classification pratiquement certaine pour Émile. Pour répondre, il dut choisir prudemment ses mots en jetant souvent des petits regards sur ce client.

— Alors là, tu vas un peu loin. L’école est laïque que je sache. Je ne vois pas comment les musulmans pourraient montrer des valeurs positives pour nous. Le fait que les associations musulmanes se battent pour le voile à l’école ne me paraît pas une valeur très morale par exemple. Quand ils organisent des séances de jets de pierres, pour une raison ou une autre, sur nos écoles, on ne peut pas dire qu’ils apprennent aux élèves le respect des institutions françaises. Et quand ils s’insurgent contre les programmes scolaires où on enseigne la contraception, ce n’est pas fameux non plus…

Le client du bout du comptoir ne bougeait pas. Il regardait fixement et froidement Courteau, sans exprimer quoi que ce soit sur son visage. Comme s’il regardait intensément un mur en pensant à autre chose. Cette attitude, bien que neutre, dérangeait finalement davantage qu’une franche réprobation. La femme qui accompagnait Émile, percevant le malaise, eut alors une étrange réaction. Elle s’adressa directement à ce client :

— Et vous monsieur, vous êtes peut être musulman, que pensez-vous de tout cela ?

Il ne répondit pas, c’est à peine s’il lui rendit un regard lorsqu’elle s’adressa à lui. Il garda le même visage froid et impassible, en continuant à fixer Courteau. Se rendant compte du malaise provoqué par son amie, Émile renchérit comme si de rien n’était, espérant ainsi tout effacer et revenir à une ambiance plus normale.

— Moi, je n’ai rien contre les musulmans, ni les catholiques…, ni même les bouddhistes ! Pour moi, ils sont tous respectables. Je constate juste que ce que tu dis sur leur bonne influence est contredit par certains faits. Les faits on n’y peut rien, ils sont ce qu’ils sont, ce n’est pas moi qui les invente !

— Ben les faits, moi, je les vis au collège. Et ce n’est pas les enfants de familles musulmanes pratiquantes qui ont les enfants les moins bien élevés. Certains de ces élèves sont excellents et feront de très bonnes études. Heureusement qu’ils sont là d’ailleurs, ça nous permet de montrer l’exemple à suivre aux autres. Dans mon bureau, j’accueille tout le monde, ils le savent. Ils connaissent mon respect pour les religions, c’est une question de confiance à établir pour renouer un début de dialogue. Si tu ne les respectes pas, ce que tu diras n’aura aucun effet. Et ce n’est pas avec les punitions, ou la violence que tu suggères, qu’ils auraient plus de respect pour toi. Si tu les traites avec violence, soit ils se rebellent et deviennent eux-mêmes violent, soit ils ont peur et ils fuient tout dialogue.

— C’est bien gentil d’accueillir, et d’accueillir. Nous aussi, en France on a accueilli et accueilli. On a donné du boulot, la sécu, la nationalité et le droit de vote même. Et pour quel résultat ? Ils mordent la main de ceux qui les ont nourris. Voilà le résultat. On n’aurait pas tout laissé aller dès le départ, on n’en serait pas là. Tes gamins, c’est de la graine de racaille. Il ne faut pas l’empêcher de pousser, mais il faut bien l’attacher au tuteur. Qu’elle aille dans le droit chemin, contrainte et forcée, et si ça lui fait mal et ben tant pis. Et la première chose, c’est de faire reculer ces religions médiévales qui n’ont rien à faire en France à notre époque !

Émile s'était mis à parler fort. Madame Ginette , la patronne, commençait à lui jeter des regards noirs. C’était efficace, il la connaissait bien et savait que s’il dépassait les bornes, il allait en prendre pour son grade. Il but son verre et relâcha sa tension.

— Mais c’est bien ce qu’on fait, ne t’inquiète pas. Pour guider les enfants, il n’y a pas besoin de violence, pas besoin de force. On a surtout besoin de patience, de persuasion par le dialogue. Quant à la religion, pour moi, ce n’est pas un problème. Il n’y a pas de grande différence avec des familles catholiques ou autres. Je vois surtout la profession des parents, c’est leur niveau social qui a de l’influence. Les filles musulmanes, par exemple, sont souvent bien plus studieuses. Qu’elles soient voilées ou pas d’ailleurs. On voit qu’elles veulent s’en sortir. Plus que les garçons, et plus que les autres filles de banlieue. J’en ai quand même une qui est passée chez nous il y a quelques années, et qui a fait l’école des mines. C’est pas rien ! Je me souviens qu'elle était passée dans mon bureau à l'époque des histoires avec le voile, quand tous les médias en parlaient. Ils nous ont bien foutu le feu aux poudres d’ailleurs ceux-là... Ben elle, elle s’était voilée juste pour protester, par solidarité avec celles qui le portaient par conviction. Je l’avais convoquée et je lui avais expliqué que sa réaction était normale et que la cause qu’elle défendait était juste. Ça l'avait surprise d'ailleurs. Mais je l’ai avertie qu’il fallait qu’elle fasse attention à ne pas aller trop loin, car cela pouvait se retourner contre elle. Qu’elle devait aussi penser à son avenir et défendre ses idées sans se couper d’une carrière universitaire qui pouvait être brillante. C’était déjà une très bonne élève. Finalement, je lui avais dit, et c’est ce qui je crois a eu le plus d’effet, que sa revanche serait de réussir le mieux possible et montrer à la société que le musulman peut être quelqu’un d’exceptionnel. Je lui avais fait comprendre que peu de gens, musulmans ou non, avaient comme elle le pouvoir d’aller aussi loin dans les études. Réussir personnellement était son devoir pour sa communauté. Et ça a marché, la preuve.

— Oui, bien sûr, toujours les contes de fées pour… Émile fut coupé net dans sa tirade.

Le coup de poing sur le comptoir et le ton agressif et plein de haine du client à la casquette le laissa sans voix.

— C’est vrai Courteau, tu aimes bien les jeunes filles musulmanes, fils de pute… gronda-t-il menaçant, lançant un regard noir et froid dans les yeux de Courteau.

Courteau pâlit d’un seul coup. Il le regardait à la fois inquiet et intrigué, sans répondre. À l’évidence, il ne comprenait pas qui était cet individu et essayait de se souvenir d’un indice pour savoir ce qu’il lui voulait. Un ancien élève ? Un de la bande de la cité voisine du collège, qu’il avait affronté il y a peu avec l’aide de la police ? Après quelques longues secondes d’une ambiance franchement refroidie et silencieuse, il finit par lui répondre.

— Je n’ai rien contre personne dans mon boulot. Je n’ai pas de préférence, dit-il calmement. Mais, on se connait ? Pourquoi me parlez-vous sur ce ton ?

— Tu fais le beau devant tes potes, hein ? C’est ton petit bar là, ta petite cour. Tu te fais admirer et tu donnes des leçons ici, hein ? Ici t’es le mec respecté, quoi…

— He, oh, ça va là. On ne veut pas d’histoire, dit Émile levant le ton. Si vous cherchez à foutre le bordel, vous devriez aller voir ailleurs. Ici on est tranquille entre nous, alors pas de problèmes compris ? Et restez poli, s’il vous plaît.

— Toi j’te cause même pas, t’existes même pas, tu comprends ? Alors laisse tomber.

— Bon ça va aller, on ne va pas s’échauffer sur des malentendus, coupa Isabelle conciliante. Si quelque chose ne vous a pas plu, on peut en parler calmement. Peut-être accepteriez-vous un verre en guise d’apaisement ?

La classe d’Isabelle contrastait avec la violence qui semblait prête à sortir de tous les pores de cet individu, et qui mettait tout le monde en position de médiation plutôt que d’affrontement. Seul Émile était à peine davantage dans l’exaspération, mais même lui restait calme et préoccupé.

— Il n’y a pas de malentendu , hein, Courteau. T’es un vrai fils de pute, toi. Le roi des fils de pute de ce collège, dit-il en se levant de son tabouret puis en se rapprochant peu à peu du groupe l’air menaçant. Tu ne leur as pas expliqué, hein, à tes copains. Ici tu veux rester respectable.

— Bon ça va là, on se calme, dirent en chœur Émile et la patronne qui commençait à s’en mêler.

Isabelle, pensant qu’Émile pouvait réagir physiquement, le prit dans ses bras et le tira vers l’arrière. Le gars à la casquette avança alors sur le groupe en criant et finit par prendre Courteau par le col.

— Mais qui, qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? balbutia Courteau.

— Jamila, Jamila El Moussali, tu l’aimais bien elle aussi ?….

— Lâchez-le tout de suite, non, mais ça va pas, là ? ordonna Émile en essayant vainement, mais pas trop non plus, de se défaire de l’étreinte de son amie Isabelle.

Courteau accompagna le geste qui lui permit de faire lâcher prise à l’individu d’un « oui c’est bon, je m’en souviens. » Il recula et pointant du doigt Émile lui intima l’ordre de ne pas s’en mêler. « Vous non plus, madame Ginette » rajouta-t-il.

— Jamila, c’était ma sœur. Nous, on ne savait rien. Elle n’a jamais rien dit. Elle s’est juste enfermée dans sa tristesse, dans sa souffrance, pendant dix ans. Elle s'est fait bouffer par sa déprime et s’est finie aux barbituriques cette semaine. Dix ans après, fils de pute. Mais elle a laissé une lettre, affirma-t-il en brandissant une feuille de papier qu’il avait sorti d’une de ses poches.

— Oh non, mon dieu. Pardon, pardon trembla Courteau de tout son corps.

Voyant la réaction de Courteau tout le monde se figeat sur place et stupéfait attendit la suite.

— T’es qu’un enculé, Jamila c’était ma sœur…

Il se rua alors sur Courteau une deuxième fois et le projeta violemment entre les chaises et les tables du fond du bar. Il tomba et resta assis par terre.

— Pardon, pardon sanglota-t-il en se protégeant la tête dans ses bras.

Le frère de Jamila, sans plus dire mot, lui infligea avec rage cinq ou six grands coups de pied dans le corps et les bras. Il se retourna pour s’assurer que personne n’allait intervenir. Puis se retournant de nouveau, termina par un grand coup de pied qui passa entre les bras de Courteau dont frappant durement le visage qui se couvrit de sang. Il fut projeté en arrière et tomba allongé sur le sol sans ne plus bouger. L’homme le regarda quelques secondes, se retourna, fixa les autres clients et la patronne d’un regard vide puis sortit sans rien dire par la porte vitrée.

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