Chapitre 94 - Partie 2

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  Deux longues heures s'écoulèrent encore sans que rien ne se passe. Je commençai à avoir vraiment du mal à garder les yeux ouverts lorsque les paupières de Lunixa se soulevèrent. Ma fatigue sembla s'envoler d'un coup tandis qu'un poids dont j'avais bien trop conscience désertait ma poitrine. Son nom m'échappa dans un souffle. Ses magnifiques yeux turquoises encore ensommeillés roulèrent vers moi. Elle cilla plusieurs fois, murmura mon nom d'une voix rauque.

  –Oui, ma chérie. Je suis là.

  Je tendis la main pour lui toucher la joue, mais la pensée de ses brûlures me retint à la dernière seconde.

  Lunixa ne sembla pas se rendre compte de mon hésitation. Une petite étincelle illumina ses prunelles encore brumeuses et un sourire commença à poindre sur ses lèvres. Puis soudain, elle se figea. Son expression se fit paniqué, son souffle détraqué ; son regard me quitta pour balayer la pièce de façon frénétique.

  Je posai la main sur sa joue et ramenai son visage vers moi.

  –C'est terminé, ma chérie, tout va bien. Tu es en sécurité. Tes blessures ont été pansées. Tu ne risques plus rien.

  Les larmes lui montèrent aux yeux.

  –Baldr ? me sembla-t-il entendre dans son inspiration tremblante.

  Je lui confirmai qu'il n'avait rien, qu'il allait bien. Que nous étions tous vivants, même si l'état de Nicholas était encore préoccupant.

  Elle finit par craquer. Le soulagement et tout ce qu'elle avait dû refouler pour tenir le coup durant l'attaque l'assaillirent sans ménagement. Ne pouvant la prendre dans mes bras, je me contentai de caresser sa joue de mon pouce. La distance entre nous devait toutefois lui être insupportable, car elle voulut se rapprocher. Le mouvement lui arracha un gémissement, suivi d'un hoquet de stupeur.

  –Lunixa ? m'inquiétai-je.

  Ses larmes s'étaient comme suspendu, mais ses yeux, toujours humides, roulèrent lentement vers le côté et se posèrent sur ses épaules dénudées. Une seconde passa, puis l'effroi le plus total déforma ses traits. Pantelante, elle agita les jambes. Le mouvement fit à peine bouger les draps, mais décupla sa panique. Son souffle devint encore plus laborieux.

  –Hé, hé. Lunixa...

  Elle ne se calma pas. Je me redressais pour chercher le capitaine lorsqu’il arriva à ses côtés.

  –Elle est en train d'hyperventiler, déclara-t-il. Replacez sa tête dans son axe et positionnez vos mains en dôme autour de sa bouche et son nez. (Je m'exécutai en vitesse et il se pencha au-dessus d'elle pour emplir son champ de vision.) Tout va bien, Princesse. Vous avez entendu votre époux. Vous êtes en sécurité, vous n'avez rien à craindre. Alors faites comme nous. Prenez une grande inspira...

  –Mes... Mes vêtements, le coupa-t-elle d'une voix à moitié étouffée par mes mains.

  –Les soldats ont dû te les retirer pour te soigner, lui expliquai-je.

  Après en avoir fini avec les blessures de son buste et ses mains, une soldate lui avait retiré ses jupons pour inspecter ses jambes. Dame Nature, merci, nous n'avions trouvé qu'une entaille sur son mollet.

  Lunixa cessa de respirer.

  –Alors tu... tu...

  –Ta pudeur a été préservée.

  Je n'avais certes jamais vu son corps aussi dévêtu, mais elle ne s'était jamais retrouvée entièrement nue : une bande de tissu avait couvert ses seins tout de suite et en l'absence de sang sur sa culotte bouffante, le capitaine Bellyski n'avait pas jugé utile de la lui ôter. Personne ne l'avait encore rhabillé depuis, mais une couette la recouvrait jusqu'aux épaules.

  L'officier n'eut pas le temps d’écarter la couverture pour prouver mes dires. Lunixa glissa une main fébrile en dessous, afin de le vérifier elle-même, mais un vif élancement l'arrêta aussitôt dans une grimace de douleur. Ma peau se réchauffa imperceptiblement. Ces paumes avaient beau être couvertes d’onguent hydratant et de bandages, effleurer quoi que ce soit lui serait impossible pour les semaines, peut-être même le mois à venir.

  Prenant soudain conscience de l'échauffement de mon corps, je retirai vivement les mains de son visage. Surpris, le capitaine posa sur mon un regard interrogateur tandis qu'il continuait à parler à Lunixa d'une voix rassurante. Je me hâtai de repousser la couette au niveau des hanches de ma femme.

  –Tu vois, ma chérie. Tu es toujours couverte.

  Ses poumons se gonflèrent enfin et elle se remit à pleurer. Pendant une seconde, j'hésitai à lui caresser de nouveau la joue pour l'apaiser, mais la main qu'elle tendit vers moi étouffa mon sentiment de culpabilité. Je cessai de lutter contre ce besoin de la toucher, de la réconforter et posai mon front sur le sien. Nous restâmes ainsi jusqu'à ce que ses sanglots cessent. Je m'écartai ensuite pour permettre au médecin de s'occuper d'elle et de lui expliquer son état. À l'évocation de l'incendie et de ses paumes brûlées, son visage déjà pâle blêmi encore. La culpabilité m'assaillit derechef.

  –Je suis navré. (Elle se tourna vers moi.) Si... Si j'avais su... pour les produits inflammables, j'aurais fait plus attention au briquet.

  Le souffle court, elle me fixa un moment, puis lentement, baissa les yeux sur ses mains. Après quelques secondes, elle les dissimula sous la couverture et confirma mes soupçons dans un murmure presque inaudible : « Oui, le briquet. »

  J'entrepris de lui « rappeler », sans paraître trop suspect, ce qu'il s'était passé dans le salon afin que nos histoires concordes. Puis je lui racontais ce qu'il s'était passer ensuite. À l’instar de Val, l'intervention d'Alaric la laissa dans la confusion la plus totale ; apprendre l'état de Nicholas gorgea de nouveau ses yeux de larmes et y alluma un éclat coupable. Quant à la dénonciation d'Ulrich, elle me dévisagea d'abord comme si elle ne m'avait pas compris, comme si ma langue avait fourché et que j'allais me corriger. Quand elle comprit qu'il n'en était rien, ce que cela impliquait, elle cessa elle aussi de respirer.

  Ma mère, de son côté, se raidit encore. Elle semblait à deux doigts de perdre son sang-froid.

  Toute trace d'animosité déserta pourtant son visage quelques minutes plus tard, au retour du lieutenant Sonski. Il revenait du salon beige et ne se perdit pas en explications : l'incendie à l'origine de l'alarme s'était bien déclenché là-bas, comme je l'avais dit, et quatre corps calcinés avait été retrouvés, dont celui du Marquis Piemysond. Du moins, ils supposaient que c'était le sien grâce à la chevalière à son doigt. L'incendie avait été si intense, si dévastateur qu'ils avaient dû attendre plus d'une heure avant de pouvoir pénétré dans la pièce et qu'il ne restait presque plus rien à l'intérieur. Les dépouilles étaient complètement carbonisées, celle du Marquis à deux doigts de tomber en cendres. Le mobilier et le parquet avaient été ravagés par les flammes. Les vitres s'étaient fendues sous la brusque montée de chaleur. Même les bijoux en laiton de certaines victimes et les bougeoirs en argent avaient commencé à fondre. Ils ignoraient encore quel combustible avait été utilisé pour déclencher un tel feu, mais c'était un vrai miracle qu’il ne se soit pas propagé dans les pièces voisines.

  Ma mère n'eut pas besoin d'entendre tous les détails pour comprendre. La simple précision sur l’état d'Ulrich l'avait pétrifié et le reste n'avait fait que confirmer ses doutes. Pendant un instant, elle resta si immobile qu'on aurait pu la prendre pour une statue. Puis, avec une lenteur toute aussi inhumaine, elle se tourna vers moi. Je soutins son regard une seconde avant de me reconcentrer sur Lunixa, qui m'observait avec angoisse.

  –N'y pense pas, lui soufflai-je en illiosimerien.

  Elle voulut jeter un coup d'œil à ma mère ; je l'en empêchai d'une légère pression du pouce.

  –N'y pense pas, répétai-je.

  Elle ramena son regard anxieux sur moi alors que je me penchais vers elle. Je m'arrêtai à quelques centimètres de son visage et attendis qu'elle hoche la tête pour déposer un baiser sur son front. Puis je quittai son chevet afin de me rendre aux commodités.

  Sans surprise, je tombai sur ma mère quand j'en ressortis. Je l'avais entendu entrer dans la salle de bain dès que j'avais refermé la porte du cabinet. Comme il n'y avait qu'une seule salle d'eau dans l'abri et que nous devions nous la partager, les deux jeux de douche et de toilettes à notre disposition étaient séparés de l'espace avec les lavabos et le nécessaire de toilettes. Les poings serrés à s'en blanchir les phalanges, les bras tendus le long du corps et pantelante, elle m'avait attendu, plantée devant la porte de la pièce.

  –Qui ?

  Je fis comme si elle n'était pas là, m'approchai d'un lavabo, puis ouvris le robinet. Une main ferme empoigna mon bras avant que je ne passe les miennes sous l'eau et me força à faire face à sa propriétaire.

  Peur, colère, hébétude, déception, trahison... Une multitude d'émotions se disputaient le visage de ma mère. Le mien n'en exprimait pas une seule.

  –Un simple incendie n'aurait pas provoqué autant de dégâts. Alors qui... Qui était avec vous dans le salon beige ? Qui est l'Élémentaliste du feu ? Pourquoi nous as-tu caché que tu le connaissais ? Pourquoi n'as-tu rien dit ?

  Maintenant qu'elle pouvait me parler, elle avait du mal à contrôler le volume de sa voix. À plusieurs reprise, son ton se haussa et elle dut se forcer à le baisser.

  –Pourquoi je n'ai rien dit ? répétai-je. Vous vous posez vraiment la question ?

  Je me dégageai de sa poigne pour refaire face au robinet qui coulait toujours. Ma mère m'en empêcha une seconde fois.

  –Ne me tourne pas le dos, fils. J'ai besoin de le savoir. Donne-moi son nom.

  Je la toisai sans répondre.

  –C'est Alaric, n'est-ce pas ? tenta-t-elle. Il est d'abord passé dans le salon beige avant de se rendre à la salle de réception ?

  Une étrange lueur brillait ses yeux. Pour peu, j'aurais juré qu'il s'agissait de désespoir. Son regard semblait me supplier de lui confirmer cette hypothèse, car il s'agissait de la moins douloureuses, la moins lourde de conséquences.

  Alors que sa seconde théorie...

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