Chapitre 93 - Partie 1

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KALOR


  Mes jambes me supportaient à peine. Le simple fait de marcher me demandait presque toute ma concentration ; suivre le rythme de notre escorte de fournir autant d'efforts que pour une course de vitesse ; descendre les escaliers me donnait l'impression de devoir dévaler une montagne ; soutenir Mathilda, qui elle-même tenait Baldr, de porter une charge intolérable. Je n'avais même pas eu la force de repousser les soldats lorsqu'ils nous avaient conduits dans les couloirs secrets, après le départ d'Alaric. En fait, tout ce qu'il s'était passé depuis mon retour dans la salle de réception était trouble.

  La présence de Ric, la mort de Nicholas, qui était en fait un Métamorphe revêtant les traits de mon beau-frère, la panique des invités, les différentes attaques dont mon ami avait été victime, la puissance colossale qui nous avait tous mis à genoux, alors que le matin même, Freyja m'avait assuré qu'il était encore trop faible pour nous aider... Puis il était parti et Magdalena avait cessé de me répondre.

  Les gardes, qui avaient déjà commencé à nous pousser hors de la pièce, s'étaient vite remis en mouvement après son départ. J'avais voulu les repousser, savoir où se rendait Ric, m'assurer que Nicholas allait bien. Mais notre escorte m'en avait empêché et un tremblement m'avait rappelé que je tenais toujours Mathilda et Baldr contre moi. Avec l'impression d'être déchiré, j'avais fini par laisser les soldats nous entraîner au salon des rois, où nous avions découvert Valkyria. À moitié affalée par terre, elle essayait de se relever en s'appuyant sur le canapé, le regard fiévreux et un poignard ensanglanté en main. À ses pieds gisait le corps d'une domestique.

  L'estomac noué, je jetai un œil derrière moi et observai le visage endormi de ma sœur. Que ce soit d'épuisement, de soulagement, d'inquiétude, à cause de ce qu'on lui avait administré, ou un mélange des quatre, elle avait à peine eu le temps de poser les yeux sur nous et de murmurer le nom de son époux qu'elle avait perdu connaissance. Un garde s'était empressé de la prendre dans ses bras tandis qu'un autre nous ouvrait le passage dissimulé dans le mur. L'instant suivant, nous étions tous dans le couloir secret, en route pour l'abri royal.

  S'il s'était agi de n'importe quel autre attaque, mettre les pieds ici m'aurait en partie rassuré. Mais j'ignorais ce qu'Ulrich avait prévu en cas d'échec et il connaissait l'emplacement de cet location secrète. Je restais donc horriblement tendu et essayai de rester sur mes gardes. J'étais toutefois si fatigué. Mon combat dans le jardin, l'havankila dans mes veines, l'incendie dans le salon beige... Je devais en outre lutter contre le besoin de toucher les flammes qui m'entouraient. Seuls trois soldats tenaient une bougie, mais elles attiraient mon attention. J'avais une conscience aigüe de leur position, qu'elles soient devant ou derrière moi. Il suffirait que j'en effleure une, que je laisse une langue ignée courir une seconde sur ma peau...

  Mes genoux chancelèrent soudain, arrachant un spasme à Mathilda et me détournant de ces dangereuses pensées. Alors que je prenais appuies sur le mur, un soldat me proposa de soutenir ma belle-sœur à ma place. Comme il l'avait fait pour mes trois précédents instants de faiblesse. J'aurais aimé accepter, afin d'être libre de mes mouvements en cas d'attaque – bien que je ne serais sûrement d'aucune utilité –, mais Mathilda se cramponnait à moi comme si j'étais la seule chose qui l'empêchait de s'effondrer. Alors, pour la quatrième fois, je secouai la tête, me redressai, puis forçai mes jambes à se remettre en mouvement.

  Un pas. Encore un...

  Le premier point de contrôle ; son changement d'escorte.

  Le second point de contrôle.

  Puis enfin, la porte l'abri

  Mes genoux menacèrent une fois pour toute de m'abandonner lorsque je mis un pied à l'intérieur de la pièce sécurisée. Lunixa était là, allongée sur l'un des lits qui longeaient le mur du fond, à moitié dénudée. Son corsage, son corset, ainsi que le haut de sa chemise de jour jonchaient le sol dans une boule informe et seul un morceau de tissu recouvrait sa poitrine. Un tube remontait de son bras droit jusqu'à une flasque de sang surélevée par un trépied. Et, penché au-dessus d'elle, un soldat s’affairait à la recoudre.

  Par je ne sais quel miracle, je traversai la pièce en passant à côté de la partie salon et arrivai au niveau des couches. Je déposai Mathilda sur celle à droite de Lunixa avant de me tourner vers cette dernière. Sa peau était horriblement pâle. Par contraste avec les profonds cernes sous ses yeux et les différentes ecchymoses qui marquaient son visage, elle semblait plus blanche que moi. La bougie que tenait une soldate pour éclairer le médecin creusait ses joues décharnées, les valons entre ses côtes visibles, les renfoncements formés par les os saillant de ses épaules. Puis il avait tout ce sang… Tout ce sang sur son torse, sur son visage, sur son flanc, sur les mains du praticien…

  Je fis un pas vers elle. Un garde me barra le passage.

  –Tout va bien, Altesse, ses jours ne sont pas en danger. L'inhalation de fumée semble bénigne ; quant à l'arme, elle l'a traversé de part en part et est passé juste à côté de ses intestins, mais ils n'ont pas été touchés et la blessure n'est pas large. La majorité du sang n'est également pas le sien : son corset a compressé la plaie, ce qui a limité l'hémorragie. Le capitaine Bellyski est en train de la recoudre.

  Le capitaine Bellyski ? Le capitaine de l'escadron blanc ?

  Dans un état second, je regardai l'homme en question. Au lieu d'être dorés, les galons qui ornait sa veste d'uniforme étaient blancs. Tout comme l'étaient les galons des deux femmes qui l'assistaient, ceux du soldat qui me parlait, ou encore ceux des hommes à qui nous accompagnait depuis le premier point de contrôle.

  Je n'aurais pas dû avoir besoin de remarquer ces galons pour le savoir. L'escadron blanc, aussi connu sous le nom l'escadron des Lames Blanches, l'élite de l'armée talviyyörienne, l'équivalent du bataillon spécial d'Illiosimera dont faisait partie le jeune Marquis Marcus, avaient la charge de surveiller l'abri royal. Nuit et jour, trois-cent-soixante-cinq jour par an, des Lames Blanches se relayaient ici, afin d'accueillir et protéger ma famille en cas d'attaque. Magdalena nous avait en outre confirmé ce matin que les deux Lathos parmi les gardes en faction aujourd’hui n'étaient pas affilié à la Cause. Lunixa était donc entre de bonnes mains. En plus de leur intense formation militaire, de nombreux membres de ce bataillon avaient suivi une formation médicale. Le capitaine Vitski était l'un de leurs chirurgiens certifiés.

  Pourtant, je n'arrivais pas à retrouver mon calme. La flasque de sang à laquelle Lunixa était reliée contredisait le soldat devant moi. Puis il y avait ses os, si saillants.

  –La transfusion...

  –Elle ne sera pas longue. Le capitaine ne voulait simplement pas prendre de risque.

  –Et sa perte de poids ? Elle... Elle n'était pas aussi maigre tout à l'heure.

  Le soldat fronça les sourcils et jeta un coup d'œil derrière lui.

  –Je suis sûr que ce n'est rien. Elle était encore consciente lorsqu'elle est arrivée ici. Elle s'est seulement endormi quand nous lui avons donné un sédatif.

  Ces mots eurent raison de moi. Comme si le besoin d'être rassurée sur l'état de mon épouse était la dernière chose qui me maintenant debout, mes jambes finirent par me lâcher et je tombai à genoux devant le soldat.

  Oh Dame Nature...

  L'homme m'aida à me relever, me conduisit sur le lit à gauche de Lunixa, puis commença à m'ausculter. Puisqu'Ulrich avait prévu de me renvoyer à la réception après avoir exposé ses exigences, il avait dû me préparer un costume de rechange, en tout point similaire à celui que je portais. Seulement, rien ne s'était déroulé comme prévu et si son Guérisseur avait soigné mes blessures, mes vêtements témoignaient encore de mon combat. De la terre et des tâches d'herbe souillaient ma mise à divers endroits. Quant à ma veste et ma chemise, elles étaient fendues et imbibées de sang au niveau de mon épaule droite, là où ma mère m'avait poignardé. La Lame Blanche les retira toutefois trop vite pour remarquer les entailles dans le tissu. Lorsqu'il m'interrogea à propos du sang sur mon épaule, j'eus tout juste la présence d'esprit de lui dire que ce n'était pas le mien. Toute mon attention était accaparée par Lunixa, Valkyria, Mathilda et Baldr. Ma femme avait toujours les yeux fermés et le capitaine suturait un dernier point. La soldate avec la bougie auscultait son buste en nettoyant l'hémoglobine, à la recherche d'autre blessures, tandis que la seconde femme bandait sa main gauche. Ma sœur n'avait pas non plus rouvert les paupières, mais celui qui l'examinait les avait soulevées et déclaré qu'elle était droguée. Quant à Mathilda, elle tremblait comme une feuille sur son lit, en état de choc, et serrai Baldr contre sa poitrine comme s'il risquait de disparaître si elle le lâchait, repoussant la Lame Blanche qui cherchait à l'ausculter.

  La culpabilité me frappa plus durement que le coup de poignard de ma mère.

  Comment avais-je pu laisser la situation dégénérée ainsi ?

  L'angoisse et mon ressentiment envers moi-même croissaient de seconde en seconde. Magdalena continuait de rester sourde à mes pensées ; les autres membres de ma famille n'arrivaient pas. Ne pouvant rien faire d'autre, je retournai auprès de Mathilda à la fin de mon auscultation. La pauvre tremblait toujours. Ma présence à ses côtés finit par la rassurer assez pour accepter que le garde les examine, elle et Baldr. Elle allait me confier son fils lorsque la porte de l'abri se rouvrit enfin. Mathilda ramena aussitôt Baldr contre elle alors que je faisais volte-face.

  Trois Lames Blanches entrèrent, dont deux portant Nicholas. J'eus l'impression que le sol se dérobait sous mes pieds à la vue de son corps complètement relâché entre leur bras, de ses yeux clos et de son visage d'une pâleur maladive, mortelle.

  –Est-il...

  –Vivant, Altesse. Son cœur bat et il respire.

  Si je n'étais pas déjà assis, je me serais effondré.

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