Chapitre 88

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KALOR

  Je ne sentis pas mes bras se refermer sur Lunixa. Pas plus que je ne sentis son corps se presser contre le mien. À partir du moment où elle disparut de mon champ de vision, les mugissements infernaux furent comme étouffés, l'éclat flambant comme éteint. Il n'y avait plus qu'Ulrich.

  Ulrich et son regard furieux.

  Ulrich et le morceau de manche de Lunixa qu'il tenait dans sa main.

  Ulrich qui avait été à deux doigts de l'égorger.

  Ulrich qui tituba en arrière à l'impact des flammes.

  Ulrich qui avait prévu d'assassiner mon filleul.

  Ulrich qui arracha ses vêtements et s'embrasa.

  Ulrich qui se mit à hurler.

  Ulrich qui avait cherché à briser Alaric pendant trois ans.

  Ulrich qui fit un pas vers nous.

  Ulrich qui se figea et tomba dans un bruit sourd.

  Ulrich qui avait frappé et empoisonné Valkyria pour avoir caché la grossesse de Mathilda et m'avoir défendu.

  Ulrich qui se tordit à mes pieds.

  Ulrich...

  Ulrich...

  Ulrich...

Brûlez-le... Brûlez-le...

  –Kalor ?... Kalor, c'est fini. Il... Il est mort.

  Fini ?

  Non... Ce n'était pas fini. Tant qu'il resterait la moindre parcelle de lui, ce ne serait jamais fini. Et je pouvais encore sentir son corps sous les flammes. Entier. À peine brûlé. Je devais l'éradiquer. Le réduire en cendre. L'empêcher à jamais de se relever. M'assurer qu'aucun Guérisseur ne puisse le soigner. Qu'il ne poserait plus jamais la main sur Lunixa, sur Baldr, sur Alaric, sur ma sœur, sur moi !

Brûlez-le ! BRÛLEZ-LE !

  –Ka... Kalor !

  Un poids pesa soudain sur mes bras alors que cette exclamation heurtait la bulle dans laquelle je m'étais enfermé, dans laquelle seul Ulrich existait. Une fissure apparut à sa surface. Toutes les sensations s'engouffrèrent immédiatement dans la brèche et la bulle explosa.

  L’éclat du feu, chaque surface qu'il dévorait, les autres Lathos, Lunixa. Tout me revint d'un coup.

  Ramené brutalement à cette réalité, j'accusai un instant d'hébétude avant de baisser les yeux. Mon cœur manqua un battement. Luttant pour ne pas fermer les paupières, Lunixa s'était écroulée dans mes bras, aux portes de l'inconscience. Elle peinait à respirer, étouffée par la fumée. Une violente toux l'agitait, décuplait les tremblements qui la secouaient tout entière. Chaque quinte lui arrachait un gémissement de douleur. Malgré ma vision monochrome, je voyais distinctement ses paumes brûlées.

  Lorsque son regard croisa le mien, le fantôme d'un sourire effaça la grimace qui pinçait ses lèvres. Puis une nouvelle toux la déchira et son soulagement fut balayé sans pitié. À mes oreilles, elle cingla comme le coup de fouet d'un cocher à son attelage. Je la fis immédiatement basculer ma femme dans mes bras, mais avant de courir vers la porte, je ne pus m'empêcher de marquer un temps d'arrêt, de jeter un regard à la dépouille enflammée d'Ulrich. La nouvelle quinte de toux de Lunixa, qui se plia sous son influx, ramena presque aussitôt mon attention sur elle et cette fois-ci, je me ruai dans le couloir.

  Je n'allais pas loin. Chacune de mes foulées étaient une torture pour Lunixa et je n'avais que trop conscience de la chaleur intolérable que je dégageais. Nos vêtements devaient à peine l'en protéger. Mon pouls pulsant à tout rompre, je m'arrêtai dès que nous atteignîmes la moitié du corridor et la déposai par terre. Elle hoqueta de douleur et porta une main à son côté droit pour la retirer aussitôt.

  –Oh Dame Nature, Lunixa...

  Tout mon corps vibrait encore de l'afflux d'énergie, qui m'avait envahi et rugissait toujours dans mes veines, mais aussi de peur et de l'empoisonnement. Elle était dans un tel état ! Sans trop savoir quoi faire, j'approchai mes doigts tremblant de sa taille ensanglantée. Lunixa eut un vif mouvement de recul ; je m'arrêtai.

  –Tu... Tu brûles, se justifia-t-elle entre ses dents serrées, la voix rauque.

  –Je sais... Je suis désolé. Je...

  Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration pour essayer de retrouver le contrôle de mon pouvoir. Cependant, nous étions encore trop près de la pièce en feu. L'énergie de l'incendie continuait de m'appeler, d'attiser le brasier que j'abritais. Des flammes commençaient à sortir de la pièce pour se rapprocher de moi.

–Utilise-nous... Utilise-nous...

–Non, c'est fini. Je n'ai plus besoin de vous. Laissez-moi.

–Utilise-nous... Utilise-nous.

  –Laissez-moi !

  Mon ordre claqua dans le couloir tel un coup de tonnerre et arracha un sursaut à Lunixa. Mais aussitôt, l'incendie se résorba et mon pouvoir se calma. Il était encore anormalement agité, mais je parvins malgré tout à le réguler un tant soit peu, à retrouver une vision colorée – bien que trop fade –, à diminuer ma température...

Voilà. Cela devrait être suffisant, assurai-je en approchant de nouveau mes mains.

  –Non, m'arrêta-t-elle encore. Ne... Ne t'occupe pas de moi. Tu dois y aller.

  –Pardon ?

  Le souffle court, elle planta un regard luisant de détermination et de douleur dans le mien.

  –Baldr est peut-être encore en danger.

  –Je ne te laisserai pas seule !

  –Si, tu vas le...

  Un bruit de course la coupa et nous nous tournâmes tout deux vers son origine. Trois personnes apparurent au bout du couloir. En nous découvrant, elles pillèrent, les yeux écarquillés. Les miens jonglèrent de façon frénétique entre eux, alors que je me plaçais vivement devant Lunixa, le corps frémissant. Il s'agissait de trois soldats. Une femme et deux hommes.

  Étaient-ils de la Cause ? Ils avaient l'air horrifié par notre état, mais je ne les reconnaissais pas.

  –Va sonner l'alerte et envoie-nous les deux premiers gardes que tu trouveras ! cingla soudain la femme à l'un de ses collègues. Et toi, aide-moi ! ordonna-t-elle à l'autre.

  Le premier repartit aussi vite qu'ils étaient arrivés tandis qu'elle se précipitait vers nous avec le second. Malgré le contrecoup que j'étais en train d'accuser, mon pouvoir vrombit dans mes veines et les restes de l'incendie se remirent à murmurer à mon oreille tandis que le monde se ternissait derechef.

  –Des humains.

  Mon cœur bondit dans ma poitrine ; le couloir et les gardes retrouvèrent des couleurs.

  –Ils sont tous trois humains, enchaîna à toute vitesse Magdalena. Laissez-leur votre femme, empêchez celui qui est parti sonner l'alerte de le faire, cachez le sang sur vos vêtements et revenez dans le salon. J'ai besoin d'aide !

  Les deux soldats n'étaient plus qu'à mi-chemin. Me tournant vers Lunixa, je replongeai mon regard dans le sien et lui articulai leur nature. Un profond soulagement envahit ses yeux, aussitôt remplacé par cet éclat déterminé, plus parlant que n'importe quel mot :

  –Vas-y.

  Et cette fois-ci, je le fis. Luttant contre la brusque fatigue du contre-coup et contre le besoin de rester auprès d'elle, de m'assurer qu'elle recevait les soins nécessaires, je me redressai et partis en courant.

  –Altesse, attendez ! s'exclama la soldate.

  –Conduisez-la à l'abri royal et occupez-vous d'elle ! leur ordonnai-je sans me retourner.

  Ils m'appelèrent encore, mais leur voix se retrouva éclipsée par les pensées de Magdalena. D'un coup, tout ce qu'il s'était passé défila dans mon esprit et mon cœur faillit s'arrêter.

  Elle tenait le Marionnettiste.

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