Chapitre 83 - Partie 1

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MAGDALENA


  Le vertige de la Princesse s'abattit sur elle, aussi soudain qu'impitoyable. Percevant toute son intensité à travers notre lien, je me retirai en urgence à la lisière de son esprit alors que ses jambes l'abandonnaient. Quelqu'un interrompit sa chute.

  –Tout va bien, Altesse, je vous tiens.

  Le cœur de la Princesse tressauta de concert avec le mien. Elle chercha à relever la tête, à se redresser, à s'écarter de celui qui l'avait rattrapée. Mais elle n'arrivait à rien. Elle avait beau sentir que quelque chose clochait, elle avait perdu le contrôle de son corps et de ses pensées. Ces dernières étaient si embrouillées, décousues, qu'elle ne pouvait plus visualiser une destination, se téléporter.

  Et la Cause n'avait pas eu besoin d'havankila pour l'en empêcher. Aucune brûlure ne la dévorait. Ce n'était qu'une drogue ou un poison non spécifique à notre espèce, mais dont les effets bloquaient les pouvoirs de son Altesse à leur façon.

  La culpabilité se referma autour de ma gorge.

  J'aurais dû le voir venir ; tous les signes avaient été là ! Son pouls beaucoup trop rapide, les bouffées de chaleurs qui se disputaient aux sueurs froides, sa respiration affaiblie... Je n'aurais jamais dû mettre cela sur le coup de la panique. Si nous n'avions pas été si focalisé sur l'havankila...

  Sans lâcher du lest avec le Marionnettiste, qui continuait à se rapprocher, je quittai la Princesse Valkyria en urgence pour me glisser dans la tête du partisan ou plutôt de la partisane qui l'avait rattrapée. Une femme dont je percevais à peine la présence. Sans son esprit et ses émotions, je ne l'aurais sûrement pas remarquée.

Personne ne la voit, personne ne la voit.

Bon sang, j'ai cru que l'on m'avait donné une dose insuffisante.

  Personne ne la voit, personne ne la voit.

Dire qu'il lui a fallu boire tout le verre.

Personne ne la voit, personne ne la voit.   .

Un peu plus et elle ne se serait pas écroulée à temps.

  Une Invisible. Mon sentiment de culpabilité décupla. J'avais essayé de surveiller les esprits autours de son Altesse, au cas où de tel Lathos interviendraient, mais cette partisane était passé entre les mailles de mon filet. Elle devait l'avoir empoisonnée au moment où j'avais rompu la connexion avec la Princesse, afin d'empêcher sa mère de faire de même avec son fils. À présent, la subalterne n'était plus vraiment invisible, mais elle étouffait sa présence et celle de la Princesse pour que personne ne fasse attention à elles. J'en eus la confirmation en passant rapidement dans la tête des nobles alentours. Ces derniers les voyaient sans vraiment les voir. Seuls les puissants Invisibles étaient capables d'un tour pareil.

  –Qui..., commença Son Altesse d'une voix quasiment éteinte, avant de s'arrêter, incapable de poursuivre.

  –Juste l'une de vos sœurs, chuchota la sbire. Vous n'avez rien à craindre. Je suis seulement là pour m'assurer que vous ne manquiez pas le moment fort de la journée. Le Marquis a décrété que vous en aviez besoin.

  L'espace d'un instant, je crus que la Cause avait choisi la Princesse Valkyria pour hôte, mais un tout autre visage se forma dans l'esprit de l'Invisible.

  Celui du Marquis Nicholas Dragor.

  La Princesse ne percevait pas les pensées de la partisane et son esprit était complètement embrouillé. Pourtant, elle comprit tout de suite. Une véritable terreur s'empara d'elle et se répercuta en moi. Tout mon corps se mit à trembler de peur. Ma gorge se noua tant que j'avais l'impression de me noyer dans un torrent d'effroi ; il me submergeait totalement. Je rompis aussitôt le lien avec elle et reprit une brusque inspiration. Au même instant, à travers l'esprit de l'Invisible, je vis la Princesse commencer à se débattre, sûrement chercher à se téléporter. Sa lutte était hélas trop faible et la partisane l'entraînait sans difficulté vers le Prince Thor et sa jeune famille.

  Je ne lui vins pas en aide. J'atténuai au contraire mon lien avec l'Invisible, ainsi que toutes mes autres connexions, pour renforcer celle avec le Marionnettiste. Je devais me concentrer sur lui. Le Marquis Dragor ne se trouvait pas loin de la porte par laquelle il était entré. Pas loin de lui. Et le temps que nous comprenions qu'il était la cible et que je me défasse de la peur de sa femme, le Lathos s'était déjà rapproché. Il me restait moins d'une minute pour l'arrêter avant qu'il ne l'atteigne.

  Une tâche qui s'annonçait plus ardue que tout ce que j'avais déjà accompli à ce jour.

  L'esprit de ce Lathos n'avait aucun pareil. Je le percevais comme une sorte de brume agité par d'innombrable pensées, à l'instar de n'importe qui. Cependant, là où celui des humains ou des autres Lathos restait condensé à un même endroit et tangible, celui de cet homme se mouvait et se dilatait en tous sens, me semblait intouchable. Lorsque je tendais les doigts vers lui, je ne percevais que des volutes de fumées, auquel je ne pouvais m'accrocher, caresser mes phalanges ; lorsque je tentais de le faire, de refermer ma main dessus, elles roulaient autour de mon poing, insaisissables ; lorsque je le lacérai, elles s'écartaient sur le coup pour se refermer juste après...

  Même la part qui s'accrochait à l'esprit de la domestique, qui l'étouffait, et qui semblait être la plus consistante, réagissait de la même façon. Et j'avais beau m'escrimer...

  Les battements de mon cœur accéléraient à chaque seconde qui s'écoulait. Même focalisée sur lui, je n'arrivais à rien. Mes attaques étaient si inefficaces qu'il ne paraissait même pas se rendre compte de ma présence ; très vite, la distance entre lui et sa cible diminua.

  Trente mètres. Vingt. Quinze....

  Une chaleur reconnaissable entre mille, bien qu'étrangement faible, me parvint soudain de l'Invisible. La brûlure de l'havankila.

  Je n'avais pas vu ce qu'il s'était passé, trop concentrée sur le Marionnettiste, mais vu l'état de son Altesse, je ne voyais qu'une possibilité. La griffure sur le bras de la partisane me le confirma. La dose était si faible qu'elle eut plus qu'une seconde de battement. Elle n'était même pas sûre d'avoir été empoisonnée et fixait sans comprendre cette fine entaille sur sa peau. Puis son regard glissa vers la main de la Princesse, agrippée à son poignet, et elle remarqua la bague retournée à son majeur. Le solitaire que son Altesse avait plongé ce matin dans une solution d'havankila.

  En voyant la Princesse essayer derechef de la blesser avec cette bague, l'Invisible saisit enfin l'origine de sa douleur et repoussa la main de Son Altesse. Un geste futile. La Princesse l'avait déjà empoisonnée et malgré la faible dose, l'inévitable arriva. L'havankila bloqua son pouvoir ; celui-ci cessa d'étouffer leur présence.

  Aussitôt, les regards des nobles arrêtèrent de passer sur elles sans les voir. Ils remarquèrent enfin leur Princesse à moitié évanouie dans les bras de l'une des leurs, son teint pâle, son regard vitreux... L'Invisible serra les dents, mais s'empressa d'afficher une mine inquiète tandis que les convives approchaient en vitesse.

  –Que s'est-il passé ? demandèrent-ils presque tous en même temps.

  –Je l'ignore. Elle n'avait pas l'air bien alors je me suis approchée pour m'enquérir de son état, mais elle a tourné de l'œil.

  –Que quelqu'un aille chercher le médecin, ordonna un homme.

  –Nous devrions aussi lui donner de l'eau ou quelque chose de sucré en attendant, décréta une femme. Quelqu'un en a ?

  Tous ceux présents jetèrent un œil à leur coupe remplie d'alcool avant de balayer la salle des yeux, à la recherche d'un domestique. L'Invisible eut du mal à ne pas grimacer lorsqu'elle se rendit compte que le Marionnettiste était le plus proche et qu'un noble le hélait. Le partisan se figea. Il lorgna vers ceux qui lui faisait signe, puis son regard revint sur le Marquis Dragor, à moins de deux mètres de lui.

  –Mais venez ici, par la Déesse ! s'impatienta une convive. Tout de suite.

  Comprenant qu'il ne pouvait se dérober, il se détourna de sa cible et rejoignit l'attroupement. Une brusque goulée d'air m'échappa. Cela m'offrait un peu de temps et je me reconcentrai pleinement sur l'assaut de son esprit.

  Il ne fut hélas pas le seul à s'approcher de la horde d'invités autour de la Princesse. Se répandant comme une traînée de poudre, l'état de Son Altesse arriva en un instant aux oreilles de son mari. Immédiatement, il interrompit sa conversation et se dirigea vers elle.

  Dame Nature...

  L'Invisible le remarqua également et dut prendre sur elle pour ne pas sourire. En fin de compte, l'empoisonnement de la Princesse allait rendre la possession de son époux pour simple !

  Durant les quelques secondes qui suivirent, je m’acharnai de plus belle sur le Marionnettiste. Son esprit parut aussi me fuir avec plus d'ardeur. Plus mes attaques étaient brusques, plus il voletait, à l'instar de la fumée lorsque l'on agite la main pour la chasser. Je fus tentée de me tourner vers le Marquis Dragor, mais à moins de détruire son esprit, cela ne nous aiderait guère.

  Je restai donc concentré sur la pièce maîtresse de ce plan et optai pour une offensive plus lente. Malheureusement, je n'avais pas fini de la préparer que la domestique qu'il habitait et le Marquis Dragor émergeaient du cercle autour de la Princesse Valkyria.

  Non, non, non....

  –Dame Nature, mon harfang, souffla son époux.

  Il se précipita à ses côtés et l'Invisible fut bien trop heureuse de la lui confier.

  –Quelqu'un est parti chercher le médecin, ajouta-t-elle d'un ton doucereux, et une domestique vient d'arriver.

  Le Marquis se tourna vers la femme en question, qui lui présentait déjà un verre d'eau. Sans attendre, il tendit la main pour le prendre.

  Non !

  Le Marquis se raidit. Ne sachant que faire, prise par le temps, j'avais plus ou moins consciemment détourné une part de mes pouvoirs vers lui, pour essayer de le retenir, et mon exclamation se répercuta dans son esprit. En revanche, je ne m'étais toujours pas lié au Marionnettiste et il ne la perçut pas. Terminant son geste, il plaça le verre au niveau de la main toujours tendue du Marquis.

  Leurs doigts entrèrent en contact.

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