Chapitre 70 - Partie 2

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  –C'est arrivé durant le dîner. On était en train de manger de la soupe et elle en a fait tomber à côté de son assiette. Ce n’était presque rien, juste quelques taches. Mais elles ont accaparé toute son attention, comme si elles l'hypnotisaient, puis Frigg a commencé à murmurer « des taches rouges, des taches rouges, partout des taches rouges ». Magdalena a cherché à la calmer, à détourner son attention de la nappe, mais sa mère n'avait pas l'air de l'entendre ; elle continuait à répéter les mêmes mots, encore et encore. Freyja a donc voulu lui tourner la tête, pour la forcer à décrocher son regard des taches... Sauf que dès qu'elle a posé la main sur elle, Frigg s'est mise à hurler. Elle l'a repoussée, a envoyé voler son assiette, jeté son verre et ses couverts, renversé sa chaise...

  Dame Nature...

  –Nous n’avons pas été trop de trois pour la maîtriser, poursuivit-il. Elle était dans un tel état qu'elle s'en est pris à nous quand Freyja a préparé une seringue d'havankila. Et Dame Nature, les migraines qu'elle nous a infligé... J'avais l'impression que des lames de verre me lacéraient le crâne.

  Sans surprise, Alaric avait fini par comprendre pas plus tard que la veille que Frigg, et par conséquent Magdalena, étaient des Liseuses. Il fallait dire que Madame Raspivitch passait beaucoup de temps avec lui, comme elle me l'avait promis, et qu'elle ne semblait guère faire la différence entre pensées et paroles. N'importe qui connaissant l'existence de Liseurs et la côtoyant pendant une journée entière était capable de deviner sa nature. Cette découverte avait évidemment été loin d'enchanter Freyja, qui m'avait prévenu qu'Alaric avait intérêt à tenir sa langue s'il ne voulait pas qu'elle le trucide sans autre forme de procès.

  Cette révélation la veille, puis la crise de Frigg ce soir... il devenait évident que le baptême n'était plus la seule raison de sa dispute avec Magdalena. Ne restait plus qu’à trouver ce qu’il en retournait.

  –Frigg a-t-elle dit quelque chose, durant sa crise, qui ait pu inquiéter Freyja ?

  –Quand elle a commencé à crier, elle a continué à parler des taches rouges. Il y en avait trop, d'après elle, beaucoup trop. Puis elle a évoqué un imposteur, qu'elle a accusé d'être responsable des taches et de la tristesse de quelqu'un. D'elle.

  –Elle ?

  Il haussa les épaules avec fatalisme.

  –Je n’ai pas non plus compris. Frigg disait que l'imposteur avaient détourné les kar... quelque chose du droit chemin et qu'il y avait toujours plus de taches rouges à cause de ses mensonges, ce qui la rend triste, si triste qu'elle a cessé de lutter et de vivre, parce qu'elle n'aime pas les taches rouges. Frigg est devenu complètement hystérique à ce point-là. Dès qu'elle a prononcé ces mots, elle a fondu en larmes en assurant que même lui ne pourrait l'aider, car il y en a partout, et elle s'est mise à énumérer tous les endroits où on pouvait trouver des taches. C'était aussi bien des parties du corps, à l'instar des mains, que des lieux ou des événements... Comme le baptême du petit miracle.

  Mon estomac se délogea. Tout ce que venait de dire Alaric, mes interrogations concernant cet imposteur, ces kar-quelque chose – les karkydas que Frigg avait évoqué la dernière fois ? –, cette « elle » et même ce « lui »… Ces six derniers mots balayèrent toutes mes pensées pour s'imprimer au fer rouge dans mon esprit.

  Plus étonnant que Freyja se soit montrée aussi intransigeante avec Magdalena ! Cette dernière avait beau dire de ne pas se fier aux paroles de sa mère, comment ne pas s'inquiéter en entendant ce genre de chose ?

  Qu'avait vu Frigg à travers les lignes du temps ?

  –Freyja a réussi à lui injecter son traitement peu de temps après, conclut Ric, mais ni elle ni Magdalena n'en ont discuté. Cette dernière était un peu secouée par la crise de sa mère, donc j'imagine que Freyja n’a pas voulu la chambouler davantage. Cependant, une petite demi-heure avant que vous arriviez... Les éclats de voix de Freyja m'ont réveillé.

  –Et qui pourrait l'en blâmer ? cinglai-je.

  –Tu accordes du crédit aux propos de Frigg ? s'assura Alaric. Tu penses qu'il va y avoir un bain de sang ?

  –Je n'en sais fichtre rien, lâchai-je dans un geste exaspéré. Certaines de ses informations sont parfois justes, mais la plupart du temps, elle mélange tout. J'ignore en plus quelle quantité de sang elle considère comme « beaucoup trop ». Elle pourrait aussi bien avoir vu un bain de sang qu'une simple tache, voir des gouttelettes. Elle pourrait même avoir associé le baptême avec un autre événement, un événement sanglant.

  –Parce que tu crois que nous allons réussir à repousser la Cause sans faire couler la moindre goutte de sang ? me demanda Ric avec un scepticisme flagrant.

  –Non, ce n'est pas ce que... Attends, qu'as-tu dis ?

  Dérouté, Alaric haussa les sourcils.

  –Euh... Tu crois que nous...

  Le pouvoir afflua à ma peau. Non, je n'avais pas rêvé.

  Avant qu'il n'ait fini de répéter sa question, je le dardai d'un regard sombre.

  –Il n'y a pas de « nous » qui tienne, Alaric. Il est hors de question que tu viennes au palais demain.

  Il ravala brusquement son interrogation, les yeux écarquillés.

  –Mais... Tu as besoin de moi.

  –Non. Tu es encore convalescent et empoisonnée.

  –J'irai bien mieux demain ! répliqua-t-il en se relevant vivement. Une bonne nuit de sommeil suffira à me remettre de la guérison accélérée. Quant à l'havankila, ma dernière injection remonte à ce matin. Si j'annonce à Freyja que je pars demain, elle ne m'en redonnera pas ; j'aurais retrouvé mes pouvoirs pour le déjeuner. Et n'oublie pas que je suis devenu un Élémentaliste ! Je n'ai pas encore vraiment eu l'occasion d'utiliser ces nouvelles capacités, mais...

  –Il n'y a pas de mais qui tienne, Ric, le coupai-je en me redressant à mon tour. Tu as frôlé la mort durant trois semaines et les soins de Freyja ont siphonné le peu d'énergie que tu avais récupéré ces derniers jours, tu ne peux être sûr de rien concernant l'havankila et tu n'as aucune maîtrise de tes pouvoirs élémentaires. Il est hors de question que je t'envoie au combat dans ces conditions. Ce serait comme te livrer à la Cause sur un plateau d'argent.

  Son expression s'assombrit.

  –Donc c'est oui pour Magdalena, oui pour ta femme, une humaine sans pouvoir, et non pour moi ?

  –Parce que tu crois que les entraîner avec moi ne me dérange pas ? Je les éloignerais sans hésiter du danger si j'en avais la possibilité ! Je n'aurais de cesse de m'inquiéter pour elles, pour mon neveu, pour toutes les personnes susceptibles d'être impliquée dans ce conflit interne... Je ne peux pas me faire en plus de souci pour toi, craindre que tu retombes entre les mains de la Cause. Cela ne doit plus arriver, Ric. Encore moins maintenant que tu es devenu l'Élémentaliste de la terre. Ce serait une catastrophe.

  –Ça le serait aussi s'il s'emparait de Magdalena.

  –Ils ignorent tout de son existence et elle peut opérer de loin. Toi, l'ensemble de la Cause a entendu parler de toi et il te faut être assez prêt pour agir, afin de voir ce que tu fais. Le risque de se faire capturer est bien plus important pour toi.

  Alaric pinça les lèvres, tendant les cicatrices de son visage.

  –Je comprends ta réticence, Kalor, vraiment. Mais tu ne peux pas te permettre de me garder à l'écart. Tu as besoin de soutiens et je peux t'en apporter. Je veux t'en apporter. Alors s'il te plaît, laisse-moi t'aider. C'est bien le minimum que je puisse faire après tout ce que tu as fait pour moi.

  –Tu ne me dois rien, rétorquai-je. Je te l'ai dit.

  –Au contraire je te dois la vie, aussi bien pour m'avoir libéré il y a six ans que pour m'avoir amené ici il y a quelques jours. Cependant, ce n'est pas la seule raison pour laquelle je tiens à être à tes côtés demain et tu le sais.

  L'air gagna péniblement mes poumons. En effet, même s'il se sentait redevable, il désirait avant tout m'aider car nous étions amis. Pour cette même raison, j'avais pris des risques afin de le libérer. Alors de quel droit me permettais-je de lui interdire de faire de même ? Ric avait également raison sur un autre point : son soutien renforcerait nos rangs, ce dont nous avions besoin. Pourtant, le simple fait de l'imaginer prêt du palais me nouait l'estomac. Alaric avait beau tenter de contrôler ses mains, depuis qu'il était à mes côtés, je voyais bien les tremblements qui les agitait. Il était encore si faible qu'il aurait du mal à fuir la Cause si elle le repérait et décidait de le capturer. Je redoutais aussi sa réaction si jamais il se retrouvait face à l'un de ses tortionnaires ou pire, face à Ulrich. Serait-il tétanisé par la peur ou chercherait-il à les faire payer ? Ces deux possibilités m'inquiétaient autant l'une que l'autre. Une paralysie le condamnerait, mais le désir de vengeance qu'il nourrissait depuis sa libération nous serait néfaste. Il risquait de lui faire oublier tout le reste, de le détourner de notre objectif et le pousser à ignorer les ordres tant qu'il n’aurait pas châtier tous ceux qui l’avaient torturé. Peut-être espérait-il d'ailleurs que se joindre à nous lui donnerait l'occasion de se venger, même s'il n'en avait pas conscience.

  Cela m'était difficile à admettre, mais toutes ces incertitudes lézardaient la fiabilité de Ric. Il n'était ni en état de se battre, ni pleinement fiable. Comment pouvais-je l'accepter dans ces conditions ? Au sein de l'armée, la question ne se serait même pas posée : j'aurais choisi un autre homme. Hélas, Alaric était le seul choix possible. Valait-il mieux l'avoir à nos côtés, quitte à ce qu'il se plonge dans une vendetta sanglante ou se fasse capturer ? Ou refuser et être moins nombreux ? Mais si je lui disais non, ne risquait-il pas de n'en faire qu'à sa tête et de venir malgré tout ?

  Alors que je le fixais avec intensité, Alaric resta immobile et silencieux, se pliant à mon inspection et me laissant le temps de réfléchir. Son regard brûlait de détermination, mais luisait aussi de fatigue fiévreuse. Il se tenait droit mais son corps amaigri flottait dans ses vêtements. Il savait se battre mais n'avait presque aucune force. Il pouvait m'apporter un soutien supplémentaire, mais je devrais le garder à l'œil...

  –Tout dépendra de ton état demain matin, décrétai-je finalement. Si Freyja te déclare assez en forme, tu te positionneras dans la forêt du palais et te tiendras prêt à venir en renfort si besoin. Si elle ne te déclare pas assez rétabli, tu resteras ici, sans discuter. Je verrais ce qu'il en est avec elle à l'aube.

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