Chapitre 69 - Partie 1

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LUNIXA


  La guerre.

  Lorsque j'avais retrouvé Kalor au déjeuner, je n'avais pas remarqué qu'il était encore plus tendu que la veille. Je ne m'en étais rendue compte que plus tard, dans l'après-midi, quand je l'avais rejoint dans son bureau. La forte odeur de cigarette aurait dû me mettre la puce à l'oreille, mais ce furent son manque de concentration – il ne cessait de revenir en arrière dans ses dossiers – ainsi que l'agitation de la flamme de son briquet, lorsqu'il l'allumait pour embraser ses cigarettes, qui m'avaient ouvert les yeux. Inquiète, je lui avais demandé ce qui n'allait pas. Quelque chose était arrivé durant la nuit ? Magdalena avait-elle finalement décelé des informations dans l'esprit d'un partisan ?

  Si Kalor avait essayé de me convaincre que c'était seulement le baptême qui le travaillait, j'avais continué à le fixer, lui faisant comprendre sans un mot que je savais que ce n'était pas vrai, et il avait fini par abdiquer. Cependant, au lieu de m'expliquer vraiment l'origine de son nouveau trouble, il ne m'avait posé qu'une question.

  –Penses-tu que nous nous dirigeons droit vers une guerre ?

  Son interrogation m'avait tant prise de court que je n'avais pas pu lui apporter de vraie réponse. Seuls cinq mots avaient franchi mes lèvres.

  –Je ne sais pas.

  Nous en étions restés là, mais la question n'avait pas quitté mon esprit depuis. Elle s'était ajoutée à mes autres angoisses et me tourmentait désormais avec elles. Pourtant, une part de moi, cachée au plus profond de mon être, là où je préférais ne pas regarder, connaissait déjà la réponse. Même si la Cause parvenait à couronner Kalor sans tuer qui que ce soit, jamais les humains ne l'accepteraient ; ils chercheraient immédiatement à le destituer et l’exécuter. Qu'importe qu'il ait la marque. Si les choses ne changeaient pas entre les deux espèces, les Lathos finiraient par se soulever, et qu'ils le fassent dans la violence ou de façon sournoise comme la Cause, les humains répliqueraient. La guerre se profilaient déjà à l'horizon. Et selon ce qui arriverait durant le baptême, nous risquions de mettre le feu aux poudres. La Cause pourrait voir dans notre contre-attaque ni plus ni moins qu'une déclaration de guerre.

  Combien de temps faudrait-il ensuite pour que la lutte intestine entre Kalor et ses chefs touche le reste du pays ? Les royaume alentours ? Ceux par-delà les mers ? À combien de personnes la haine nourrie par Dame Nature allait-elle ôté la vie ?

  Cet inquiétant futur, les affrontements qui nous attendaient dans trois jours, la sombre réflexion qui m'avait traversé concernant les plantes que je pourrais utiliser contre la Cause et dont je ne parvenais à me débarrasser... Sans aucune distraction pour m'empêcher d'y songer une fois couchée, je ressassai ces différents points, encore et encore, et ne fermai pratiquement pas l'œil de la nuit. Me blottir contre le torse de Kalor, sentir sa poitrine se soulever au rythme de son souffle lent, n'y changea rien. Malgré ses propres inquiétudes, lui n'avait mis qu'une dizaine de minutes à s'endormir. Avant de venir se coucher, il avait fait un saut chez Magdalena, afin de voir Alaric. S'il n'avait pu parler à son ami, profondément endormi à son arrivée, apprendre qu'il était toujours là-bas et prenait le repos dont il avait besoin avant que Freyja ne s'occupe de ses dernières blessures l'avait délesté d'une inquiétude et il avait pu me rejoindre le cœur imperceptiblement plus léger.

  Les deux jours qui succédèrent à cette longue nuit défilèrent en un clin d'œil. Chaque tic-tac des pendules me paraissait plus longs et plus lourds que le précédent, comme s'il se muait en son du glas, mais avant que je ne m'en rende compte, la nuit précédant le baptême se déploya à l'horizon. Debout à la fenêtre du bureau de Kalor, le corps agité d'imperceptibles tremblements de fatigue, je la regardais étendre son sombre manteau piqueté d'étoile dans le firmament et engloutir les jardins dans l'obscurité d'une nuit sans lune.

  Alors que les ténèbres finissaient d'instaurer leur règne, la silhouette de Kalor se dessina sur la vitre changée en sombre miroir. Sa chaleur plus élevée qu'à l'accoutumée m’enveloppa tout entière comme il plaçait ses bras autour de ma taille.

  –Tu devrais aller te coucher, ma chérie. Tu tiens à peine debout.

  –Je ne peux pas. Nous devons récupérer l'havankila d'ici quelques heures.

  –Je peux le faire seul.

  –Nous avons convenu qu'il est plus prudent que vous le manipuler le moins possible, lui rappelai-je en le regardant dans les yeux à travers le reflet de la fenêtre.

  Même si lui, sa sœur et Magdalena allaient manier ce poison avec prudence, nous n'étions pas à l'abri d’un accident.

  –Et j'ai aussi besoin de sortir, ajoutai-je en le voyant sur le point de protester. Ne serait-ce qu'un instant.

  Dans un soupir, Kalor referma la bouche et resserra son étreinte, m'invitant à m'appuyer contre lui. Ma tête vint naturellement trouver le creux de son épaule tandis qu'il posait son menton sur ma tempe. Adossée à son large torse, soutenue par ses bras puissants, je cessai de trembler.

  –Très bien, abdiqua-t-il, mais à une condition : avant de te coucher, j'aimerais que tu prennes un calmant.

  Mes épaules s'affaissèrent. Ma nuit quasi inexistante d'il y a deux jours ne lui avait pas échappé, aussi avait-il déjà essayé de me convaincre d'en prendre un, la veille. J'avais refusé, assurant que je n'en aurais pas besoin ; ces calmants m'embrouillaient en outre l'esprit et c'était bien la dernière chose dont j'avais besoin actuellement. Cependant, je n'avais pas réussi à dormir davantage. Trois heures de sommeil, c'était tout au plus ce que j'étais parvenue à grapiller en deux nuits.

  Je n'en pouvais plus. Pourtant, à cause de mon intense nervosité et du nœud plus serré que jamais qui contractait mon estomac et me coupait l'appétit, je doutais à nouveau de rejoindre les bras de Morphée ce soir. Du moins, pas sans aide. Et j'avais absolument besoin de dormir. Avec ce qui nous attendrait à notre réveil, il me fallait être en forme.

  Dans un murmure, je finis donc par accepter la condition de Kalor. Mieux valait que je sois un brin brumeuse durant les premières heures qu'exténuer toute la journée.

  Kalor me gratifia d'un baiser à la tempe, puis nous restâmes ainsi, à contempler le noir tableau qui avait remplacé les jardins. C'était comme si le néant avait tout avalé et que les murs du bureau était le dernier rempart qui l'empêchait de nous dévorer à notre tour. Cela avait à la fois quelque chose de réconfortant et d'inquiétant.

  Mes paupières se faisaient de plus en plus lourdes à mesures que les heures passaient. Alors que je luttais pour les garder ouverts, mon corps se laissa complètement aller contre Kalor, qui resserra ses bras autour de moi pour me garder debout. Blottie au plus prêt de sa chaleur, j'eus encore plus de mal à repousser ma fatigue, mais je tins bon et lorsque l'agitation des derniers préparatifs se fut calmée et que plus personne ne risquait de nous demander, Kalor m'interrogea du regard. J'eus à peine le temps de lui réaffirmer mon envie de l'accompagner qu'il nous téléporta chez Magdalena, au centre de la pièce à vivre.

  Et au cœur d'une dispute entre ma femme de chambre et son amie.

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