Chapitre 62 - Partie 3

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  Ses mains se figèrent, puis elle baissa vivement les yeux sur ses poignets. Sa mâchoire se contracta tant que ses muscles saillirent. Avec une lenteur que je ne lui connaissais pas, son regard glissa vers moi. Elle me fixa un instant sans mot dire, puis se reconcentra sur sa vaisselle.

  –Allez-vous me dénoncer, Altesse ?

  Son soudain vouvoiement et la façon dont elle appuya sur mon titre, comme pour me rappeler que j'incarnais la loi, me fit serrer les dents. J'aurais en effet dû la reporter. Une courtisane ne pouvait vivre en dehors d'un couvant à la fin de sa carrière. Mais comment pouvait-elle penser que je puisse la jeter en prison après tout ce qu'elle avait fait pour nous ? Je lui devais la vie de Lunixa et d'Alaric. En plus, il était clair qu'elle ne profitait pas de son statut en dehors de toute supervision. Vu la haine qui l’avait gagnée lorsqu'elle avait regardé ses tatouages à travers le tissu, j'avais même l'impression qu'elle les aurait arrachés si elle avait pu.

  Freyja me jeta un nouveau coup d'œil. Ce que je pensais devait se lire sur mon visage car elle déclara :

  –Dans ce cas, oublie ce que tu as vu, Kalor. Tu ne veux pas connaître la réponse. Tout ceci fait partie du passé, de toute façon.

  –Comme Hinenui ?

  Elle ferma les yeux dans une inspiration tendue.

  –Oui, comme Hinenui.

  –Qui est-ce ?

  –Tu n'es pas du genre à lâcher l'affaire, n'est-ce pas ?

  –Pas vraiment.

  Elle sortit ses instruments de l'évier pour les poser sur l’égouttoir. Quand elle se saisit du scalpel, son visage se refléta sur la lame et elle se perdit dans son observation. Quelques secondes passèrent avant qu'elle ne reprenne la parole, la voix lointaine.

  –Hinenui était une jeune orpheline que son gouvernement a transformé en arme. Une arme forgée pour jouer de ses charmes et attirer ses cibles dans sa couche afin de mieux les supprimer. Ils devaient avoir des soupçons sur sa nature, mais ils faisaient comme s’il n’en était rien. Ils n’avaient aucune preuve et elle était bien trop précieuse, bien trop efficace, pour qu'ils se débarrassent d'elle sur un simple doute. Aucune cible ne résistait à ses charmes, aucune ne lui survivait ; la majorité n'avait même pas l'air d'avoir été tuée. Pour une raison inconnue, leur cœur s'arrêtait simplement de battre quelques heures après leur union... Elle était la meilleure arme qu'ils avaient jamais créée.

  » Malheureusement pour eux, sa carrière s'est très vite terminée. À tout juste dix-sept ans, alors qu'elle était en mission, elle a croisé la route d'une étrangère. Une jeune rousse au visage constellé de taches de son... Cette rencontre a fini par la conduire à la mort.

  Et Freyja est venu à la vie.

  Elle ne prononça pas ces mots, mais c'était tout comme. Quoi que lui ait dit Magdalena ce jour-là, elle avait enterré Hinenui pour renaître sous le nom de Freyja. Pour devenir une femme qui sauvait des vies au lieu de les enlever ; comme le lui avait rappelé Frigg. La possibilité que Freyja ne fasse qu’un avec cette fameuse Hinenui m'avait traversé l'esprit quand j'avais compris qu'elle avait été une Assassin, mais j'aurais préféré avoir tort. La vie qu'elle venait de me dépeindre n'en était pas une. Elle n'avait qu'un instrument de mort entre les mains des puissants de son ancien pays.

  Puis Magdalena était intervenue.

  Le lien qui les unissait m’apparaissait à présent dans toute son intensité. Magdalena n’était pas seulement son amie, sa sœur de cœur ; elle était sa sauveuse. Elle l'avait tirée des ténèbres pour l'amener vers la lumière. Vers la vie. Avait-elle mis la sienne en jeu afin de l'aider, comme elle l'avait déjà fait pour aider Lunixa, pour m'aider ? Approcher une dangereuse assassin n'avait pas dû être sans risque.

  –Nous ne méritons pas Magdalena, n'est-ce pas ?

  Un soufflement dépassé échappa à Freyja, très vite remplacé par une expression que je ne lui avais jamais vu : un sourire gorgé de tendresse.

  –Non. Vraiment pas. Cette idiote est trop bonne pour son propre bien.

  Son regard s'attarda un dernier instant sur le reflet de la lame, puis elle s'en détourna et toute chaleur disparue de son visage. L'expression à nouveau sévère, elle essuya le scalpel, le rangea dans son nécessaire en métal, puis se dirigea vers l'escalier. Son attitude n'aurait pu être plus claire : le chapitre sur son passé était terminé et il n'était plus questions de l'aborder. Elle m'avait donné le nécessaire pour comprendre la situation et je devais m'en contenter et revenir au présent.

  –Tu vas faire son injection à Alaric ? m'assurai-je au moment où elle s'engagea sur les marches.

  Elle opina. Ne voulant pas laisser Ric affronter cette épreuve seul même s'il dormait, je lui emboîtai le pas.

  Je l'accompagnai jusqu'à son bureau – que Frigg avait vraiment mis sens dessus dessous, comme me l'avait dit Magdalena –, où elle récupéra un flacon qu'elle gardait au fin fond d'un placard fermé à double tour, dans une boîte elle-même verrouillée à l'aide d'un cadenas et pleine de ouate.

  –Je suis obligé de prendre toutes ces précautions à cause de Frigg, expliqua-t-elle devant mon air interrogateur. Cette idiote a déjà jeté plusieurs flacons par la fenêtre.

  L’intéressée appuya inconsciemment ses propos dès que nous mimes un pied dans la chambre. Elle darda la bouteille d’havankila d’un regard mauvais et se mit à feuler.

  –Méchante fleur.

  Freyja se ganta, puis prépara la seringue sans lui prêter attention, tandis que j'écrivais un rapide mot à Ric pour lui expliquer la situation. Je ne voulais pas qu'il panique à son réveil en sentant le poison dans ses veines.

  –Assure-toi qu'il le lise, dis-je à Freyja en le déposant sur la table de nuit.

  –Je n'y manquerais pas.

  Lorsqu'elle eut rebouché le flacon, Frigg s'empressa de descendre du lit et de s'en éloigner le plus possible. Une grimace douloureuse fit tressauter la paupière de Freyja.

  –Frigg... Ne m'oblige pas à t'en injecter aussi.

  Les sourcils de sa mère de cœur se froncèrent de plus belle, accentuant son expression sombre, mais le visage de la Freyja se détendit.

  –Méchante fleure, répéta-t-elle.

  –Je sais, soupira Freyja en approchant. Mais c'est pour le bien de tout le monde.

  Je repoussai les draps, puis me saisis de la main valide d'Alaric. Mon sang s'échauffa dangereusement quand elle découvrit son épaule, mais je ne fis rien pour l'arrêter. Prenant difficilement sur moi, je la laissai planter l'aiguille dans sa chair, puis vider le contenu de la seringue. Une infime grimace plissa les traits d'Alaric avant qu'ils ne se détendent à nouveau.

  –Voilà, aucun Gardien ne pourra le détecter à présent.

  Le cœur lourd, je l'observai encore un moment, afin de m'assurer qu'il ne souffrait pas trop. Si c'était le cas, je n'en vis rien.

  Mes épaules retombèrent.

  –Merci de vous occuper de lui et encore désolé pour le malentendu de tout à l’heure. Je reviendrais à la première heure.

  Freyja acquiesça, puis empêcha Frigg de remonter sur le lit.

  –Laisse-le dormir.

  J'ignorai si Alaric pouvait le sentir, mais je concentrai mon pouvoir dans ma main et le laissai réchauffer ma peau, afin de lui montrer que j'étais là.

  Un spasme agita ses doigts.

  –Ka... lor ?

  Je me tournai vivement vers Freyja, qui me fit signe que c'était normal.

  –Il va se rendormir dans une seconde, assura-t-elle. Tu peux y aller.

  J'opinai et lâchai la main d'Alaric.

  La sienne se resserra autour de mes phalanges.

  –Non…, attends, murmura-t-il d'une voix si faible que je la perçus à peine. Tu dois... savoir. Ulrich...

  J'eus une brusque inspiration et ne pus m'empêcher de me pencher vers lui.

  –Qu'y a-t-il, Alaric ? Qu'a fait Ulrich ?

  –Il... Il a...

  Sa voix devint si inaudible que je collais presque mes oreilles contre ses lèvres.

  –Oui ?

  –Il a trouvé… et brisé… un Ma... un Marionnettiste.

  Mon cœur s'arrêta.

  Alors que sa main retombait sur le matelas, je ne bougeai pas. Dans mon esprit, toutes les pièces du puzzle se mettaient en place et la vérité se dévoila dans toute son horreur.

  Depuis des semaines, je surveillais les allées et venues quotidiennes des visiteurs afin de dénicher l'assassin de la Cause, mais c’était inutile. Celui-ci était déjà au palais. Il l'avait toujours été. J'avais même passé une bonne partie de mes journées avec lui ces derniers temps. Je lui avais souri, l'avais tenu dans mes bras, m'étais couché avec lui, avais dormi en le serrant contre moi, l'avais embrassé, lui avais fait l'amour...

  –Kalor ? Que se passe-t-il ? Qu’a dit Alaric ?

  –Lunixa... C'est elle qu'Ulrich a choisi comme assassin.

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