Chapitre 60 - Partie 1

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KALOR


  Un lourd silence tomba entre nous à la fin de mon explication, exacerbé par la tension ambiante. Contenant difficilement son animosité, Valkyria s'éloigna pour se poster près de la fenêtre, tandis que Lunixa restait face à moi, les bras serrés contre sa poitrine et une grimace écœurée sur les lèvres. Comme toujours quand nous évoquions Lokia, une pointe de peur s'était allumée dans ses yeux, mais elle avait été très vite été rejointe par un voile de dégoût et de colère.

  –À chaque fois que je pense que la Cause a atteint son seuil de cruauté... Comment peuvent-ils te confronter à un tel dilemme ?

  –Ils doivent penser que je choisirais cette seconde alternative si je me sens au pied du mur, si je crois qu'il s'agit du seul moyen de te sauver de toutes les horreurs qu'ils ont prévu pour toi.

  Un frisson la traversa.

  À l'origine, je n'avais pas eu l'intention de leur dévoiler mon entretien avec Lokia, seulement de les prévenir de son retour. Mais Lunixa et Valkyria me connaissaient toutes les deux trop bien et elles avaient compris que je leur dissimulais quelque chose de grave. Après une longue hésitation, j'avais fini par tout leur raconter. Je ne pourrais jamais oublier l'inimitié qui avaient embrasé leur regard, quand j'avais avoué que la Cause était prête à laisser Baldr vivre à condition qu'ils le rendent stérile, puis la pâleur qui s'était abattu sur Lunixa quand j'avais ajouté qu'ils épargneraient uniquement sa vie si je lui ôtais la sienne.

  Mal à l'aise, elle se frotta le bras et détourna un instant le regard avant de le reposer sur moi. Mes muscles se tendirent en voyant le doute et la question qui se reflétait à l'intérieur : le ferais-tu ?

  –J'ai jeté le poison, déclarai-je avant qu'elle ne la formule.

  Ses épaules s'affaissèrent et l'ombre d'un sourire reconnaissant frôla ses lèvres.

  –Tu as bien fait, décréta Valkyria, son attention toujours dirigée vers l'extérieur. Même si tu acceptais leur offre, je doute qu'ils tiennent leur part du marché.

  Lunixa fronça les sourcils et mon expression s'assombrit, tandis que ma sœur se retournait. Son regard glissa sur le lourd rideau de velours qui nous séparait de la chambre de Mathilda, puis se posa sur nous. Même si l'épais voilage étouffait très bien les voix et que nous parlions déjà très bas, elle poursuivit d'une voix encore plus étouffée.

  –Cette proposition n'a absolument aucun sens. Ils auront beau rendre Baldr stérile, cela n'empêchera pas Thor de lui confier le royaume à sa mort. Car maintenant que notre frère a un héritier, nul doute que c'est lui qui succédera à Père, et je ne vois pas pourquoi son fils ne monterait pas sur le trône à sa suite. La question se soulèverait, évidemment, comme c'était le cas pour toi et Thor jusqu'à présent ; mais en fin de compte, rien n'interdit à un homme stérile de devenir Roi. Le passage de la succession à une autre branche de la famille, en l'occurrence à ses cousins, se ferait simplement après sa mort. (Son regard s'acéra.) Jamais la Cause n'attendrait la fin de son règne avant d'instaurer la dynastie lathienne. Cela irait à l'encontre de tous leurs plans : c'est toi qu'ils veulent couronner, Kalor. Pas l'un de tes enfants... Quoi que Lokia t'ait promis, c’était forcément des paroles en l'air. Ils ne peuvent pas garder Baldr en vie.

  Je ne l'avais pas vu au début, mais l'aberrance de son offre m'était également apparue quand j'avais gagné les appartements de Mathilda et j'en étais arrivé à la même conclusion que ma sœur. Jusqu'à ce qu'un autre point me vienne en tête.

  –Peut-être ont-ils décrété que j'étais devenu trop incontrôlable et qu'il valait mieux attendre qu'un de mes enfants, qu'ils s'assureraient de rendre bien plus manipulable, me remplace.

  Val secoua la tête.

  –Je ne les vois pas lâcher prise aussi facilement. En outre, Lokia a dit que tu devais assassiner Lunixa pour prouver que tu étais toujours l'un des leurs.

  –Dans ce cas, peut-être a-t-elle menti sur un autre point, supposa Lunixa en réprimant un nouveau frisson. Ma mort seule ne peut leur suffire pour mener à bien leurs plans. Alors s'ils comptent vraiment épargner Baldr en échange de ma vie, ils n'auront d'autre choix que de se rabattre sur une autre personne : votre frère. Si Thor venait à perdre la vie une fois sur le trône et que Baldr était trop jeune pour lui succéder tout de suite, Kalor deviendrait régent. La Cause n'aurait ensuite aucun mal à défendre sa position sur le trône une fois Baldr en âge de régner. Son père ne serait plus là pour faire valoir sa place d'héritier et sa stérilité jouerait en sa défaveur. La véritable intronisation de Kalor serait presque un jeu d'enfant.

  Je pris une inspiration tendue alors que dans mes veines, le feu s'agitait. Le résonnement de Lunixa était tout à fait censé.

  –Lokia n'a rien dit concernant Thor ? s'enquit Val.

  Je secouai la tête.

  –Elle n'a parlé que de Baldr et Lunixa et ne cessait de répéter que la mort de Lunixa suffirait. Mais tu as raison, ma chérie, affirmai-je en me tournant vers elle. C'est impossible.

  Ses lèvres se réduisirent en une fine ligne contrariée. Elle aurait préféré que nous la contredisions.

  –Cette idée leur correspondrait bien plus, trancha Valkyria. Ils ne voyaient pas l'intérêt de s'en prendre à Thor jusqu'à présent, mais la naissance de son fils à tout changer.

  Tous nos regards convergèrent vers le rideau.

  –Sinon, se pourrait-il...

  Val et moi reportâmes notre attention sur Lunixa, qui semblait perdue en pleine réflexion.

  –Que se pourrait-il, ma chérie ?

  –La Marquise Piemysond pourrait-elle agir dans le dos de la Cause ? demanda-t-elle en revenant parmi nous.

  –Cela m'étonnerait beaucoup, assurai-je, appuyé par un franc hochement de tête de Valkyria. Lokia est l'une de leur plus ferventes partisanes.

  –Je sais. Mais ne pourrait-elle pas chercher à te protéger de leur décision ? Ou du moins à ce que tu n’en souffres pas trop, comme elle l’a dit ?

  Je fronçai les sourcils, dérouté.

  –Pourquoi Dame Nature ferait-elle ça ?

  Lunixa prit une profonde inspiration avant de planter ses yeux dans les miens.

  –Car elle tient à toi, Kalor.

  –Non, elle...

  –Si, me coupa-t-elle. Je ne crois pas qu'elle soit seulement intéressée par le statut que votre mariage lui conférerait. Une part d'elle... t'aime. (Elle grimaça, comme si ces mots venaient de lui brûler la langue.) D'une façon tordue et malsaine, vu le contrôle qu'elle cherche à obtenir sur toi, mais je pense qu'elle t'aime... Je l'ai vu, le soir de nos renouvellements de vœux : écrasé par la haine qui débordait de ses yeux, il y avait un éclat douloureux qui n'avait rien de fictif à l'idée que j'ai pris sa place.

  –Et donc elle n'aurait promis d'épargner Baldr que pour pousser Kalor à t'ôter la vie en douceur, murmura Valkyria, songeuse. La Cause ne serait même pas au courant de son offre.

  Je claquai sèchement de la langue.

  –Quoi qu'Ulrich ait en tête, prendre la vie de Lunixa me serait mille fois plus douloureux ! Si Lokia tenait vraiment à moi, elle ne m'aurait jamais fait un tel chantage.

  –Il faut bien qu'elle se débarrasse de moi d'une façon ou d'une autre si elle veut être avec toi, commenta Lunixa, acerbe.

  –Et quoi de mieux que de te pousser à le faire ? renchérit ma sœur, toute aussi caustique. À ses yeux, ce serait comme si tu la choisissais.

  Dame Nature, pouvions-nous avoir davantage de « si », « peut-être » et autres conditionnels ? Nous n'en avions clairement pas assez !

  Excédé par toutes suppositions sans confirmation, je passai nerveusement une main dans mes cheveux. J'avais espéré que nous pourrions – très – légèrement nous détendre durant les cinq jours que m'avait donné Lokia pour accepter sa proposition, mais si elle agissait dans le dos de la Cause, nous ne pouvions absolument pas baisser notre garde !

  Et pourquoi m'avait-elle laissé ce temps ? Par hasard ? Parce qu'Ulrich comptait attaquer après ? Les cinq jours se termineraient... le jour du baptême.

  La température de mon sang s'échauffa.

  Je n'aimai pas cela.

  Mon regard se reporta à nouveau vers la chambre de ma belle-sœur. Malgré le lourd rideau, j’avais l’impression de toujours la voir tenir son fils contre elle, un sourire plus lumineux que le soleil aux lèvres, comme au moment de mon arrivée.

  Son fils ? Son mari ? Qui la Cause comptait-il lui arracher ?

  Cette question aviva encore plus mon pouvoir. Me détournant de la pièce, je fermai les yeux et tentai de repousser le surplus qui venait de m’échapper.

  –Puisque nous ne pouvons rien déduire de l’alternative de Lokia, ne baissez pas votre garde, ordonnai-je. C'est plus prudent.

  Val et Lunixa acquiescèrent.

  La discussion étant clause, je me détournai d'elles pour quitter les appartements de ma belle-sœur tandis qu'elles regagnaient la chambre. Du moins, c'était ce que je croyais. L'une d'elle m'emboîta le pas dans un claquement de talon et bruissement de jupon. Elles avaient beau porté toute les deux des escarpins, je sus avant même de me retourner qu'il s'agissait de Lunixa.

  

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