Chapitre 59 - Partie 1

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KALOR


  S'il y avait eu la moindre flamme dans la pièce, le feu se serait répandu sur les meubles alentours. Les doigts figés sur la cigarette que je roulais juste avant qu'Edgar entre, j'accusai le coup qu'il venait de me porter, me forçai à inspirer lentement, m'adjurais à retrouver mon calme. Après quelques secondes qui semblèrent durer une éternité, je repris ma tâche.

  Comme si préparer mes cigarettes pouvait encore m’apaiser.

  Ces gestes simples, répétitifs, familiers, avaient perdu tout effet depuis la naissance de Baldr. De même que fumer ou m'entraîner. J'étais tellement à cran que rien ne semblait pouvoir me détendre, même imperceptiblement. Ce n'était pourtant pas faute de nous être bien organisés : en plus des deux gardes assignés à la protection de Baldr, Valkyria se chargeait de les surveiller – lui et Mathilda – durant la journée. Même si elle ne pouvait rester constamment avant eux sans que son comportement paraisse étrange, elle ne les quittait pas d'une semelle, se dissimulant parfois dans la salle de bains ou la penderie. Val s'occupait également de garder un œil sur Lunixa, quand celle-ci rendait visite à notre belle-sœur et notre neveu. Autrement, c'était à moi que revenait ce rôle : ma belle Illiosimerienne passait son temps avec moi. Puis, le soir venu Magdalena prenait la relève : grâce à son pouvoir, elle secondait les gardes pendant la nuit sans que personne ne se doute de rien, tout en surveillant en même temps les appartements de Lunixa, nous permettant, à ma sœur et moi, de dormir. Comme Valkyria ignorait encore tout de l'existence de Magdalena et qu'elle ne faisait pas totalement confiance aux deux soldats pour protéger notre neveu de la Cause, elle n'avait pas compris pourquoi nous ne nous alternions pas sa protection une nuit sur deux. Je ne lui avais rien dévoilé et lui avais simplement demandé de me faire confiance, que j'avais les choses en mains. Son regard s'était fait soupçonneux et elle m'avait observé un long moment, comme pour essayer de deviner quelle carte j'avais sous ma manche et lui cachais, mais elle avait fini par acquiescer sans poser la moindre question.

  Cette disposition aurait dû me rassurer : à aucun moment du jour ou de la nuit, Baldr et Lunixa n'étaient livrés à eux-mêmes ou juste confier aux gardes. Nous pouvions tous dormir et préserver nos forces. L'un de nous était toujours là, prêt à réagir à la moindre attaque. Avec nos faibles moyens, nous n'aurions vraiment pu assurer leur protection d'une meilleure façon.

  Cependant, cela ne suffisait pas à m'apaiser. Ma mère avait l'air de se jouer de nous en rendant régulièrement visite à Baldr et nous ne pouvions rien faire pour l'en empêcher. Malgré la présence de Magdalena, je ne parvenais à me laisser aller durant la nuit. Même dans le sommeil, un part de mon esprit était constamment sur le qui-vive : au moindre bruit – aussi infime soit-il –, je me réveillai arme au poing. Je savais en outre que notre organisation n'allait plus tenir très longtemps : pour le moment, Lunixa était encore convalescente, ce qui lui permettait de rester avec moi, mais bientôt, elle reprendrait le travail. Valkyria n'allait pas non plus pouvoir poursuivre éternellement sa surveillance : Nicholas avait déjà prévu qu'ils rentreraient chez eux, après le baptême, afin de se retrouver tous les deux.

  Et en parlant du baptême...

  Il restait déjà moins d'une semaine avant la cérémonie et par conséquence, de nombreuses personnes arrivaient jour après jour au palais. Livreurs, couturiers, musiciens, fleuristes, nobles... Un assassin de la Cause n'aurait aucun mal à se faufiler parmi eux et entrer dans le château. Je m'attendais à tout instant que ce soit le cas et contrôlais avec attention les allées-venues. Cela était particulièrement futile – Ulrich n'enverrait jamais quelqu'un que je connaissais –, mais je ne pouvais m'en empêcher.

  Plus les jours passaient et plus je sentais le piège se refermer sur nous. L'attente était insupportable. Nous savions que quelque chose arrivait, mais nous ne savions pas quoi ni quand.

  Cette situation durait depuis plus de trois semaines.

  Trois semaines de pression constante.

  Trois semaines où il ne s'était strictement rien passé.

  Jusqu'à aujourd'hui.

  Mes doigts se crispèrent sur la cigarette alors que dans mon dos, Edgar s'éclaircissait la voix, mal à l'aise.

  –Mon Prince..., hésita-t-il face à mon silence.

  –J'ai entendu, affirmai-je d’une voix sombre.

  –Alors que voulez-vous...

  –Son Altesse va me recevoir.

  Le rouleau de tabac se retrouva broyer entre mes doigts. Dans un lourd silence, l'hésitation de mon secrétaire pesa sur mes épaules, puis des claquements de talons, accompagnés de bruissements de lourds jupons, retentirent. Une fois dans la pièce, ils s'arrêtèrent un instant, le temps qu'Edgar referme la porte, avant de reprendre, de plus en plus proche. Je n'eus toutefois pas besoin de proférer la moindre menace pour qu'ils se stoppent derechef, de l'autre côté de la partie salon.

  Le feu gronda dangereusement dans mes veines.

  –Que viens-tu faire ici ?

  –Tu m'as manqué, mon amour.

  –Mon amour ? crachai-je.

  Balayant brutalement le nécessaire à cigarette sur le bureau, je me retournai d'un coup pour lui faire face. La robe blanc cassé qu'elle portait, une couleur que seules les jeunes femmes encore célibataires étaient autorisées à revêtir en signe de pureté et qui faisait ressortir avec force sa longue chevelure vénitienne, craquela encore plus le peu de sang-froid qu’il me restait. À part sa virginité, il n'y avait plus une once de pureté en elle !

  –Comment oses-tu encore m'appeler ainsi après tout ce qu'il s'est passé, Lokia ? Tu as voulu t'en prendre à Lunixa, tu as empoisonné Val à l'havankila, tu as laissé ton père m'en injecter une seringue complète, me frapper, me briser le poignet...

  Son regard s'assombrit.

  –Crois-tu que cela m'ait fait plaisir de les regarder t'en administrer ? Je déteste te voir souffrir, mais je n'ai pas eu le choix.

  –Tu ne l'avais pas non plus toutes ces fois où tu m'as laissé une ecchymose ? rétorquai-je. Il n'y avait personne pour te superviser à ces moments-là, Lokia. Alors cesse de prétendre que tu tiens à moi.

  L'air dans la pièce se refroidit brusquement.

  –Je tiens à toi, répliqua-t-elle.

  –Tu tiens à moi pour la couronne que je peux t'apporter, comme la Cause tient à moi pour au royaume que je peux lui donner. C'est tout.

  –Ce n'est pas vrai et tu le sais. (Elle fit un pas vers moi.) J'essayais à chaque fois de te ramener à la raison en douceur, mais tu refusais de m'écouter. Tu ne me laissais pas le choix.

  –Alors maintenant c'est moi qui ne te laissais pas le choix ? tranchai-je dans un soufflement cynique. Cesse donc de te trouver des excuses ou de rejeter ta responsabilité sur autrui.

  –Je n'ai jamais dit que c'était volontaire de ta part, répliqua-t-elle. Tu es malheureusement trop proche de nombreux humains, ce qui fausse ton jugement. (Ses yeux devinrent soudain bleu glace.) Et cette chienne, plus que quiconque...

  J'apparus brusquement devant elle, la foudroyant du regard.

  –Sors d'ici, grondai-je d'une voix difficilement contenue, et ne te présente plus jamais devant moi.

  Cet ordre à peine prononcé, je me téléportai à nouveau pour retourner devant le buffet, avant que la situation ne m'échappe. Le feu rugissait dans mes veines et j'avais toutes les peines du monde à le retenir.

  Respire...

  Hélas, Lokia ne bougea pas. Une partie de mon pouvoir m'échappa. Je m'agrippai au meuble pour me forcer à rester à ma place.

  –Une fois pour toutes, Lokia, sors d'ici.

  –Je suis venue te parler.

  –Je ne veux plus entendre le moindre mot sortant de ta bouche, alors va-t’en. Maintenant !

  –Même si cela te permet de sauver la vie de Baldr ?

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