Chapitre 57 - Partie 1

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KALOR


  L'espace d'un instant, j'oubliai comment respirer. Lunixa se tenait toujours devant la porte, un sourire resplendissant de joie sur les lèvres et les yeux brillants d'émotion.

  Un fils... Mon frère avait un fils.

  Baldr.

  Lunixa avait légèrement écorché son nom à cause de son accent, mais tout le monde l'avait compris.

  Baldr...

  –A-t-il vraiment une marque royale ? s'assura mon père.

  L'expression toujours radieuse, Lunixa opina d'un franc hochement de tête.

  –Elle est si petite que les lignes se confondent un peu, mais elle est bien là. Sur sa cheville gauche. Il s'agit vraiment de votre petit-fils, Majesté.

  Mon père poussa un profond soupir de soulagement reprit par Valkyria, Nicholas, ainsi que l'ensemble des nobles présents. C'était peut-être également mon cas, mais j'étais encore trop hébété pour savoir ce que je faisais.

  Après avoir chassé une larme qui venait de lui échapper, Lunixa s'écarta de la porte pour me rejoindre. Sa pâleur et ses mains tremblantes m'apparurent alors.

  –Tout va bien ? m'inquiétai-je.

  –Oui, c'est simplement l'émotion.

  Rassuré, je la pris délicatement par le bras et l'amenai contre moi, l'enveloppant d'une chaude étreinte.

  Petit à petit, les praticiens quittaient la chambre de Mathilda. Installés dans le salon, nous les observions partir les uns après les autres en attendant que l'on nous autorise à lui rendre visite. Impatiente de la voir, Valkyria faisait les cent pas derrière le canapé, imité par mon père. Cela faisait bien longtemps que je n’avais vu aussi nerveux. Lunixa avait beau avoir affirmé par deux fois que Baldr possédait la marque, il voulait en attester de ses propres yeux.

  En bon diplomate, Nicholas avait déjà tenté par trois fois de les convaincre de prendre place avec nous autour de la table basse, sans grand succès. Val et Père étaient incapables de rester assise à ne rien faire. Tout aussi pressé à l'idée de découvrir mon neveu, je me serais sûrement joint à eux si ma belle Illiosimerienne ne se trouvait pas blottie contre moi. Elle tremblait toujours lorsque nous étions entrés dans le salon ; aussi m'étais-je assis avec elle et l'avais-je gardée au chaud sous mon bras. Son corps avait fini par s'apaiser, mais je n'avais pas bougé pour autant. Son calme déteignait sur moi et m'aidait à supporter l'attente : elle patientait sans bouger ni parler, ses doigts simplement entrelacés aux miens. Elle n'avait brisé son mutisme qu'après la fin de ses tremblements, afin de me demander comment j'avais su que Thor avait eu besoin d'aide pour rejoindre sa femme.

  –C'est lui qui est venu me chercher, lui avais-je expliqué. Je savais que l'accouchement de Matty lui rappellerait sa mère et il était un peu pâle lorsqu'il est arrivé dans le couloir, mais il est entré dans ses appartements sans hésitation. En le voyant faire, j'ai cru que je m'étais fourvoyé et que tout irait bien pour lui... J'aurais dû me douter qu'il avait seulement agi ainsi car il n'avait pas encore entendu la souffrance de Mathilda. Quoi qu'il en soit, il est ressorti au bout d’une heure, le visage blafard et les yeux débordant d'angoisse, et il m'a demandé de l'accompagner jusqu'à elle.

  Alors que je ne la regardais pas, je l'avais sentie sourire.

  –Je suis contente qu'il se soit tourné vers toi.

  –Moi aussi.

  Mon frère l'aurait regretté toute sa vie s'il n'avait pas assisté à la naissance de son fils. De son petit miracle.

  Le silence était retombé entre nous après cette brève discussion, seulement interrompu par les pas de Valkyria et de Père.

  Ces derniers s'arrêtèrent soudain une heure après que nous nous fûmes installés dans le salon. La gynécologue et le docteur venaient de sortir de la chambre. Ils eurent à peine le temps d'annoncer que Mathilda et Thor nous attendaient que mon père traversa la pièce et passa de l'autre côté du rideau. Le cœur battant, je me levai du canapé, invitai Lunixa à me précéder, puis la suivis jusqu'à la chambre.

  À l'inverse de mon pouls, mon souffle se raréfia dès que mes yeux se posèrent sur Mathilda. Son teint était aussi pâle que les premières neiges, de lourds cernes creusaient ses traits et sans les nombreux coussins dans son dos, je n'étais pas certain qu'elle soit capable de se maintenir assise. Toutefois, en dépit de son épuisement plus que flagrant, elle irradiait d'un bonheur inégalé, tout comme mon frère, debout à ses côtés : le regard dont ils couvaient le ballot de couvertures entre les bras de Matty était si aimant, si chaleureux, et le sourire qu'ils lui adressaient si rayonnant qu'ils auraient pu occulter le soleil.

  Comme si cela était possible, leur visage resplendit de plus belle lorsqu'ils nous virent arriver. Avec mille précautions, Thor prit le précieux ballot, supervisé par la sage-femme restée pour les assister, puis s'approcha de nous. Ses yeux luisaient sous l'émotion.

  Jamais je n'avais vu ses yeux luire d'émotion.

  –Voilà Baldr, déclara-t-il, la voix débordant de fierté. Baldr, Kalor, Friedrich, Leif, Ragnvald, Joseph Talvikrölski. Notre fils.

  Tout en prononçant son nom complet, il se tourna sur le côté et nous présenta Baldr. Ce dernier était tellement emmitouflé dans sa couette et son bonnet que nous pouvions à peine distinguer son visage, jusqu'à ce que la sage-femme écarte le tissu.

  L'air me manqua encore plus.

  La gynécologue avait prévenu Matty et Thor que leur enfant risquait d'être chétif à la naissance, mais ce n'était pas du tout l'impression que j'avais en observant son visage rond. Ses joues parfaitement détendues retombaient même très légèrement et semblaient appuyé sur les coins de ses lèvres pour les entrouvrir. Il possédait également des cheveux plus denses et plus longs que la plupart des nourrissons. Leur noirceur, héritée de ses parents, ressortait avec force sur son teint talviyyörien.

  Un tic agita soudain son petit nez retroussé. Puis, comme s'il avait senti que nous étions là, il souleva ses paupières avant de replonger dans un profond sommeil, révélant très brièvement des yeux d'un marron riche en tout point semblable à celui de Thor.

  –Il est magnifique, pas vrai ?

  –Oui, il l'est, confirma Valkyria, au bord des larmes. Par la Déesse, j'ai du mal à croire qu'il soit vraiment là ! Vous avez donné le jour à une véritable merveille !

  –C'est Mathilda qui a fait tout le travail, rectifia Thor. Je tenais d'ailleurs à te remercier d'avoir été là pour la soutenir, Lunixa.

  Ma belle Illiosimerienne lui sourit alors qu'un petit rire moqueur échappait à Mathilda.

  –Ne me donne pas tout le crédit, mon amour. Aux dernières nouvelles, je ne l'ai pas fait toute seule, ce trésor.

  –C'est vrai...

  Il lui coula un regard gorgé d'amour et ils se perdirent dans les yeux l'un de l'autre. Après quelques secondes, Père s'éclaircit la voix.

  –En parlant de ton implication, fils...

  Un éclair de lucidité traversa Thor.

  –Oh, oui. Bien sûr.

  –Elle est sur sa cheville gauche, murmura Mathilda.

  Comme mon frère avait déjà les mains prises et qu'il ne voulait pas en libérer une au risque de moins bien tenir son fils, la sage-femme et Valkyria dégagèrent le bas de la couverture afin de dévoiler son pied gauche.

  Conformément à la description de Lunixa, les lignes sombres sur la cheville de Baldr était si petite qu'elles se confondaient parfois, mais aucun doute n'était possible. Ces courbes, cette disposition qui formait un étrange arbre aux racines apparentes ; il s'agissait indéniablement de la marque royale des Talvikrölski.

  Mon père la fixa un long moment, comme s'il peinait à y croire et qu'elle risquait de disparaître dès qu'il fermerait les yeux. Lorsqu'il comprit qu'il n'en serait rien, un sourire d'une profonde sincérité illumina ses traits. Une pointe de nostalgie me frappa. Depuis combien de temps ne l'avais-je pas vu aussi heureux ?

  Relevant les yeux sur Thor, il posa une main sur son épaule.

  –Toutes mes félicitations, fils. Ta mère aurait été fière de toi.

  Les yeux de mon frère brillèrent davantage alors que son sourire se renforçait.

  Père n'aurait pu lui faire de plus beau compliment.

  Une fois remis de ce nouvel afflux d'émotion, Thor lui proposa de porter son petit-fils, ce que Père accepta tout de suite. Étant le dernier de la famille, je ne l'avais jamais vu avec un bébé dans les bras et en être à présent témoin me parut étrange. Il faisait preuve de tant de délicatesse, de tant de tendresse...

  Après avoir pris le temps de l'observer avec attention, de graver le moindre de ses traits poupins dans son esprit, il se tourna vers moi. Mon sang s'échauffa. Prenant une profonde inspiration, je bridai l'ensemble de mon pouvoir, puis me saisis de son précieux ballot.

  Mon souffle se coupa définitivement.

  Dans un état second, je dévisageai Baldr comme si je ne l'avais pas déjà fait un instant plus tôt et que je le découvrais pour la première fois. Le reste de la pièce avait disparu. Il n'y avait soudain plus que lui. Mon neveu. Mon filleul. Si petit. Si léger. Si fragile.

  Dame Nature...

  J'avais l'impression que ma vie venait de prendre un tournant radical, que ce petit être envers qui j'avais une certaine responsabilité venait de chambouler ma vie à jamais, que je n'étais plus le même homme. Et je n'étais que son parrain.

  Si je réagissais déjà ainsi alors qu'il n'était que mon filleul, comment réagirais-je en devenant vraiment père ?

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