Chapitre 56 - Partie 1

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LUNIXA


  Comme toujours depuis l'annonce de ma grossesse, une vague de murmures suivait ma progression dans les couloirs. J'aurais pu les balayer sur le champ maintenant que je n’étais officiellement plus enceinte, mais je n'en fis rien. Je ne laissai même rien transparaître de mon soulagement. Après la semaine faussement tendue que nous venions de passer, les nobles auraient tout de suite compris que quelque chose avait changé. Que j'éprouve un tel sentiment à l'idée de ne pas attendre d’enfant ne manquerait pas non plus d'attirer leur attention et de les interloquer une fois qu'ils connaîtraient la vérité. Après tout, je devais donner des héritiers à Kalor ; apprendre que je ne portais pas son premier descendant aurait dû me prostrer, pas me réjouir.

  Quoi qu'il en soit, lui et moi préférions que la famille apprenne la nouvelle de notre bouche plutôt que des bruits de la cour. Il était donc parti vers la partie administrative du palais pour l'annoncer à son père, son frère et sa mère, tandis que j'avais pris la direction des appartements de Mathilda. Avec un peu de chance, Valkyria s'y trouvait également et je pourrais le leur dire en même temps.

  Ma belle-sœur se réveillant généralement de sa sieste à cette heure-ci, je m'attendais à retrouver une femme encore à moitié endormie. Ce fut tout le contraire. L'air étrangement fringante pour une futur mère à quelques semaines de l'accouchement, Mathilda m’accueillit dans sa chambre avec le regard pétillant et un immense sourire.

  –Alors ? me demanda-t-elle sans préambule. On arrête de douter ?

  –Valkyria n'est pas là ?

  Elle secoua vivement la tête, puis tapota le bord de matelas en guise d'invitation.

  –Elle est dans les jardins avec Nicolas. Elle devrait nous rejoindre d'ici une ou deux heures, mais je t'avoue que je ne pourrais jamais tenir jusque-là. Alors, dis-moi, qu'en est-il ?

  Mes lèvres se réduisirent en une fine ligne ennuyée. Une telle joie brillait dans ses yeux à la perspective que je devienne aussi mère que j'hésitais presque à lui avouer la vérité. M'installant sur le fauteuil à côté de son lit, je soutins toutefois son regard et lui annonçai la nouvelle.

  –Il s'avère que j'avais raison : le test n'est pas aussi infaillible qu'on le croit. Je n'avais fait qu'une grossesse nerveuse à cause d'une terreur nocturne.

  Une expression peinée chassa aussitôt son éclat.

  –Oh, Lunixa...

  Je haussai les épaules.

  –C'est mieux ainsi, assurai-je. Kalor et moi n'étions vraiment pas près. Nous trouvions que c'était trop tôt.

  Le regret passa sur ses traits.

  –J'aurais pour ma part donner n'importe quoi pour l'avoir tout de suite, murmura-t-elle en posant la main sur son ventre.

  Une pointe de culpabilité me gagna soudain.

  –Je suis navrée.

  –Non, ne t'excuse pas, m'ordonna-t-elle en relevant la tête. Je ne disais pas cela pour que tu t'en veuilles de ne pas souhaiter un enfant tout de suite alors qu'en avoir un a été mon vœu le plus cher durant des années. Nos conditions sont très différentes. Thor et moi étions fiancées depuis longtemps quand nous nous sommes mariés et nous rêvions depuis toujours de fonder notre famille. Toi, tu as rencontré Kalor devant l'autel. Tu n'étais même pas censée t'engager. Je comprends tout à fait que tu ne sois pas encore prête à un nouveau changement majeur, peu importe à quel point tu l'aimes. (Elle prit ma main et la serra avec bienveillance.) Cependant, même si tu ne te sens pas encore prête à avoir un enfant, ne doute pas un instant de tes capacités à t’en occuper. Tu seras une excellente mère, Lunixa. Je ne t'aurais jamais demandé de devenir la marraine de mon petit miracle si je pensais le contraire.

  Une pointe de douleur frappa mon cœur et le visage de mes enfants envahit mon esprit, pourtant, un léger sourire se dessina sur mon visage. Malgré la peine qui les accompagnait, ses mots me touchaient.

  –Merci. C'est également ton cas.

  Le coin de ses lèvres se souleva à nouveau. Alors qu'une lueur aimante, chaleureuse, remplaçait la compassion dans ses yeux, elle reporta son attention sur son ventre. Je l'observai un instant le caresser avec amour avant de récupérer le jeu de carte sur la table de nuit. Ce geste ne manqua pas à Mathilda, qui reporta tout de suite son regard sur moi, intriguée.

  –À quoi jouons-nous ? s'enquit-elle.

  Mon sourire se fit espiègle.

  –À la bataille. C'est bien l'un des seuls jeux où je peux espérer te battre !

  Après mes innombrables défaites face à elle, j'avais bien compris que les jeux de hasard étaient les seuls où j'avais une chance de l'emporter. Mathilda était l'adversaire le plus redoutable auquel j'avais été confronté dans ce domaine.

  Amusé par ma remarque, ma belle-sœur se laissa aller à un léger rire avant de se redresser pour être mieux installée. Le mouvement l'incommoda et fit chanceler son sourire, mais ce fut si subtil que je n'étais pas sûr de l'avoir vraiment vu. La gardant malgré tout à l'œil, je distribuai les cartes tandis qu'elle lissait la couette et réorganisait les coussins autour d'elle. Une nouvelle grimace tira ses lèvres lorsqu'elle en repositionna un.

  –Tu devrais éviter de t'agiter, lui conseillai-je.

  –Oui... Tu as raison. (Après une hésitation, elle se concentra sur son jeu.) Je ne sais pas ce que j'ai depuis ce matin, j'ai envie de tout ranger. D'ailleurs, ton collier n'est pas très droit.

  Sans me laisser le temps de vérifier, elle tendit la main vers moi et le rajusta.

  –Voilà qui est mieux, déclara-t-elle, satisfaite.

  Je secouai la tête, puis saisis la première carte de mon tas et Mathilda m'imita.

  Le hasard avait visiblement décidé de ne pas être de mon côté. Impuissante, je la regardais gagner bataille après bataille et me voler toutes mes têtes et mes as. Quand il ne me resta plus qu’un joker pour essayer d’inverser la balance, je commençais même à me demander si je n’aurais pas eu pour une fois plus de chance avec un jeu de stratégie car malgré sa victoire écrasante, Mathilda semblait avoir du mal à se focaliser sur la partie. Elle avait très vite repris son rangement après la première manche, allant jusqu'à me demander de déplacer quelques objets dans la pièce. Elle n'arrêtait pas aussi de s'agiter et de rajuster sa position contre les coussins, s'arrachant régulièrement des grimaces. J'avais également l'impression que son souffle se raccourcissait un peu plus à chaque fois.

  –Mathilda ? l'interpellai-je après une nouvelle crispation. Quelque chose ne va pas ?

  Les yeux fermés, elle garda le silence une seconde avant de les rouvrir, de nouveau détendue.

  –Non, rien du tout. Ne t'inquiète pas.

  Elle saisit une nouvelle carte et la posa. Je m'exécutai à mon tour sans la quitter vraiment des yeux. Cinq minutes plus tard, un valet glissa entre ses doigts et elle porta la main à son ventre dans un gémissement.

  Mon cœur manqua un battement.

  –Mathilda...

  –Ce... Ce n'est rien, assura-t-elle, dents serrées.

  –Bien sûr que si !

  –Non, je t'assure. C'est en train de passer. Comme d'habitude. (Elle prit une profonde inspiration et se redressa.) Voilà. Tu vois ?

  Elle appuya ses mots d'un sourire, puis récupéra son valet et le remplaça par une nouvelle carte. Ne faisant plus aucunement attention aux miennes, je poursuivis notre bataille, un œil sur elle, un autre sur le pendule. Cinq minutes après son gémissement, elle se tendit à nouveau en geignant. Un puissant battement pulsa dans ma poitrine. Abandonnant définitivement le jeu, je me relevai en trombe et courus dans le salon. Ma brusque arrivée fit relever la tête de la sage-femme qui lisait sur le canapé.

  –Un souci ? demanda-t-elle.

  –Oui. Elle a de longues contractions toutes les cinq minutes. Le travail a commencé.

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