Chapitre 53 - Partie 1

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LUNIXA


  Le monde se troubla, puis disparut complètement. Kalor, la chemise blanche entre ses doigts, la baignoire sur laquelle il était assis, tous les autres meubles de la salle de bain, la pièce en elle-même..., il ne restait rien. C'était à peine si je sentais la froide porcelaine du lavabo sous ma paume.

  Un Gardien. Arès était... un Gardien ? Un Lathos ? L'Élémentaliste de l'air ?

  Ces mots se répercutaient en écho dans mon esprit, écrasant toutes autres pensées, sans pour autant réussir à s'y ancrer. Parce que Kalor se fourvoyait. C'était impossible. Arès ne pouvait être ce qu'il prétendait. Il... Je le connaissais depuis l'enfance. Même s'il avait toujours été très mystérieux, je l'aurais su. Il me l'aurait dit. De plus, il...

  –Lunixa ?

  –Tu te trompes, murmurai-je sans m'en rendre compte. Il ne peut pas être un Gardien. Ni même un Lathos.

  L'affirmer de vive voix me ramena quelque peu à moi et je vis Kalor froncer les sourcils. Mon cœur manqua un battement en me rendant que j'avais pensé tout haut.

  –Pourquoi dis-tu cela ? s'enquit-il.

  Ma bouche s'assécha.

  –Il ne m'au... Il s'agit d'un membre de l'escadron noir, me repris-je.

  Mon souffle se coupa alors que l'expression de Kalor se faisait encore plus troublée.

  –L'escadron noir ?

  Oh Dame Nature, pourquoi l'avais-je évoqué ? Je n'aurais pas dû être au courant de son existence ; ce bataillon appartenait à une branche secrète de l'armée.

  –Qu'est-ce donc ?

  –Une rumeur, murmurai-je d'une voix moins assurée que je ne l'aurais voulu. On raconte que l'armée possède une compagnie qui effectue des missions délicieuses pour le bien commun et que le Marquis Marcus en fait partie.

  Kalor ne médita qu'un instant sur ma réponse.

  –Cela ne m'étonnerait pas. Nous avons également un escadron similaire à Talviyyör et le caractère stoïque du Marquis correspond à celui qu'on trouve chez la plupart des hommes qui en font partie. Cependant, je ne vois toujours pas en quoi cela te persuade qu'il n'est pas un Lathos.

  –Car il se dit aussi qu'une part de ces membres se consacrent à leur traque et se cachent derrière un bon nombre d'exécutions.

  Cette phrase eut énormément de mal à franchir mes lèvres. Si les rumeurs sur le bataillon d'Arès circulaient vraiment, il n'y en avait aucune sur ce dernier point. Mon père s'en était assuré pour que cette part de leurs missions reste cachée ; tout comme il avait caché la vraie raison de la mort de Poséidon. Aux yeux du monde, les Lathos étaient des erreurs, des rebuts de la société dont nous n'avions rien à craindre. Il n'avait pas eu envie de démontrer le contraire en révélant que l'un d'eux s'était introduit jusque dans son conseil et avait assassiné son fils héritier ou qu'il avait chargé les plus dangereux soldats d'Illiosimera de les traquer.

  Quoiqu'il en soit, je n'aurais jamais dû être au courant de cet aspect de leur travail, mais il avait bien fallu que je le dise à Kalor pour qu'il comprenne qu'Arès ne pouvait être un Lathos. Il n'exécuterait pas les siens ainsi.

  Si cette révélation le surpris, cela ne dura toutefois qu'un court moment. Son regard se fit lointain alors qu’il se perdait dans ses pensées.

  –Ainsi donc, le Roi Zeus verrait en nous une vraie menace ? Si les rumeurs sont fondées, il doit bien être l'un des seuls souverains à nous prendre au sérieux. (Il secoua la tête et son expression se durcit.) Enfin, en ce qui concerne le Marquis Marcus... Cela peut paraître étrange au premier abord, mais ce n'est en réalité toujours pas incohérent avec sa nature de Gardien. C'est même tout à fait astucieux de sa part. Comme nous te l'avons expliqué, les Gardiens punissent les Lathos qu'ils considèrent trop dangereux en leur dérobant leur pouvoir : une telle position lui permet de traquer ces Lathos sans que personne ne se doute de rien et de connaître les innocents qui sont suspectés et ont besoin d'être protégés.

  Un poing se referma sur mon cœur. Le souffle coupé, je cherchai un moyen de détruire son résonnement, de le contredire, de lui prouver qu'il se trompait vraiment – j'en avais besoin !

  En vain.

  Rien de ce qu'il avait avancé n'était illogique. Utiliser tous les moyens à leur disposition pour agir était l'un des enseignements fondamentaux de l'escadron noir ; de même que s’infiltrer au milieu de ses ennemis pour s'approcher de sa cible. Et Arès était tout à fait capable de dissimuler ce qu'il pensait de des exécutions des Lathos ; depuis sa plus tendre enfance, il s'était forcé un visage inexpressif.

  –Alors, il est vraiment... un Gardien et l'Élémentaliste de l'air ? murmurai-je.

  Kalor opina.

  –J'en ai été témoin dans les deux cas. Je ne me suis pas uniquement basé sur son apparence, même si elle suffisait de preuve à elle seule.

  Mais comment n'avais-je pu rien voir ? Nous avions passé tant de temps ensemble ! Avait-il vécu son Ascension durant l'une des rares semaines où je ne l'avais pas vu ? Toutes les fois où il s'était retourné avant qu'une personne arrive étaient-elles dû au fait qu'il sentait un Lathos approché et non à ses sens affûtés ? Tous les regards inquiets que certains posaient sur lui étaient-ils dû à sa nature et non au fait qu'il soit l'un des plus dangereux soldats de l'armée ? Magdalena, Freyja et Kalor m'avaient dit que les Gardiens étaient craints à cause de leur faculté à voler les pouvoirs.

  Pouvoir qu'ils pouvaient ensuite donner à un humain, faisant de lui un Stracony... Comme moi.

  Un frisson glacé dévala mon échine. La gorge nouée, je pivotai ma paume vers moi et l'observai sans la reconnaître, comme cela avait été le cas quand j'avais pris conscience de mes nouvelles facultés. Était-ce Arès qui m'avait changée ? À part lui et Sophia, sa mère, je ne connaissais personne aux cheveux et aux yeux dorés. Mais pourquoi m'aurait-il condamnée ? D'après Freyja, tout humain recevant un pouvoir mourait au bout de quelques mois, un an, tout au plus, et Arès m'aimait. Cela n’avait pas de sens. J'avais en outre quitté le palais depuis quatre semaines lorsque mes yeux avaient changé de couleur, deux mois s’étaient écoulés quand mes pouvoirs s'étaient manifestés la première fois, et nous ne nous étions pas revus depuis ma fuite.

  Cependant, même si je ne le savais pas encore, j'étais déjà enceinte de lui. Un Lathos.

  « Quand il s'agit des femmes Stracony, elles n'ont plus besoin de s'adapter à la semence de leur époux si celui-ci est un Lathos, même si leur corps est toujours celui d’une humaine. Elles sont au contraire extrêmement fécondes. »

  Mon estomac se tordit. Je ne pouvais plus le nier à présent. J'avais acquis un pouvoir alors que j'étais une humaine pure souche et j'avais eu des enfants avec un Lathos après seulement une union. Même si plus de huit ans s'étaient écoulés depuis, c'était deux points communs de trop avec les Stracony pour prétendre le contraire. Mais quand en étais-je devenue une ? Cela devait obligatoirement être arrivé avant mon union avec Arès pour que j'aie eu ses enfants. À moins que...

  En un éclair, cette horrible nuit défila dans mon esprit. De son arrivée dans mes appartements, alors qu'il n'avait plus le droit de me rendre visite, à l'horreur dans les yeux de ma mère quand je lui avais avoué la vérité, en passant par la peur que j'avais ressenti, la douleur de la défloration, et celle, bien plus grande encore, qui m'avait ravagé quand il s'était libéré en moi. Jamais je n'avais ressenti un tel supplice ; même celui provoqué par les pouvoirs de Freyja et de l'Horloger ressemblaient à un simple coup en comparaison. J'avais eu l'impression de me briser de l'intérieur, d'être arrachée à mon propre corps. Cela avait été si violent que j'en avais perdu connaissance.

  Une souffrance aussi intense n'avait rien de normal ; recevoir la semence d'un homme n'était pas censé être douloureux. Je l'avais bien compris avec Kalor. Alors se pouvait-il que ce ne fût pas la seule chose qu'Arès ait déversé en moi ? Se pouvait-il qu'il ait fait de moi une mère et une Stracony au même moment ? Mais cela n'avait toujours aucun sens. Pourquoi m'aurait-il condamné alors que nous venions de nous unir ? Alors qu’il se trouvait toujours en moi ? Peut-être que cette douleur n'avait rien à voir avec le fait que je sois devenue une Stracony. Peut-être que la panique m'avait fait ressentir d'effroyables élancements qui ne m'avaient en réalité jamais traversée. Peut-être n'avais-je tout simplement pas vu celui qui m'avait donné mes pouvoirs.

  Une personne aux cheveux et aux yeux dorés...

  L'espace d'un instant, le visage d'Arès et celui de sa mère s'affichèrent dans mon esprit, puis ils s'effacèrent dans un nuage de fumée, laissant place au profil d'une petite fille. Une petite fille de sept ans à la chevelure aussi blonde que les blés et à l'œil également semblable à de l'or liquide.

  Mon cœur s'arrêta.

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