Chapitre 52 - Partie 1

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KALOR


  –Lunixa, je peux m'en occuper.

  Elle me présenta sa main en me fixant avec insistance. Je soutiens un instant son regard, puis mes épaules s'affaissèrent. Dans un soupir discret, je finis par ôter ma chemise et la lui donnait. Ce n'était pas tant l'intransigeance de son regard, qui semblait m'avoir mis au défi de refuser, qui me poussait à abdiquer, mais plutôt la lueur implorante enfouie au fond de ses yeux.

  Après avoir bu notre verre de vin, nous étions restés un moment avec Magdalena, pour l'aider avec Freyja et les dispositions nécessaires aux prochaines quarante-huit heures, puis nous avions quitté la chambre afin qu'elles puissent discuter seule à seule. Comme ma chemise était maculée de sang, j'avais proposé à Lunixa de m'attendre au rez-de-chaussée le temps que je la nettoie – je ne pouvais rentrer au palais ainsi –, mais elle m'avait accompagné dans la salle de bain et avait décidé de s'en charger elle-même. Elle avait besoin de s'en charger elle-même, de rester active et d'occuper en partie son esprit pour qu'il ne soit pas seulement tourné vers les récents événements.

  Du coin de l'œil, je la surveillai tandis que je me retirais le sang qui avait traversé le tissu et collait mon torse. Toute son attention était rivée sur la chemise dans le lavabo. Armée d'un savon, elle frottait la tache avec des gestes déterminés et vifs – de plus en plus vifs. Ils finirent par devenir si rapides, si hâtifs, qu'ils en devinrent frénétiques, comme si sa vie en dépendait.

  –Nix...

  Surprise que je l'appelle par son surnom, elle s'arrêta d'un coup. Me plaçant derrière elle, je fis glisser mes doigts le long de son bras, jusqu'à ses phalanges qui enserrait le savon avec force, et éloignai sa main du vêtement.

  –Tout va bien se passer, ma chérie, assurai-je avec douceur. Magdalena et Frigg, à sa façon, vont s'occuper de Freyja ; et Freyja, même alitée, est là pour Magdalena.

  –Je sais...

  –Mais ?

  Dans le miroir face à nous, je la vis baisser les yeux.

  –Je déteste voir Magdalena ainsi. Même si elle a continué à agir comme s'il ne s'était rien passé après le bref moment de lucidité de sa mère, son regard est presque éteint. Si seulement je pouvais faire quelque chose pour effacer sa peine...

  –Personne ne peut balayer une telle affliction, ma chérie. Magdalena a besoin de temps et de personne prête à l'écouter ou juste à être là, à ses côtés pour la soutenir, comme Freyja, comme toi.

  Mes mots n’apaisèrent en rien l'impuissance qu'elle ressentait.

  –Je n'arrête pas aussi de me demander ce qui serait arrivé à Freyja si nous n'étions pas venus ici. Magdalena a dit qu'elle était partie faire des courses. Si nous n'avions pas eu besoin d'elle, elle aurait perdu le contrôle en ville, entourée de monde, dont des humains.

  –Si tu commences à te torturer l'esprit avec des situations qui auraient pu se produire, tu ne vas jamais en finir, Lunixa. Freyja a eu la chance de se trouver ici, avec nous, quand c'est arrivé et c'est tout ce qui importe. Elle n'a rien à craindre.

  –Et qu'en est-il de son homologue ? (Une légère tension me gagna.) Dans quelle situation se trouve-t-il ? Combien de temps va-t-il souffrir ? Et de qui s'agit-il ? Frigg a dit qu'il était seul et que son Ascension allait durer plus de sept jours car il était grand. Mais que signifie grand pour elle ? Et parlait-elle bien de celui qui nous concerne ou a-t-elle évoqué un Élémentaliste de la terre futur ou passé, à cause de la confusion de ses pensées ?

  Sans m'en rendre compte, je me mis à caresser le dos de sa main avec mon pouce pour l'apaiser.

  –Je l'ignore et pour avoir traversé ce qu'il est en train de vivre, je te mentirais si je te disais que sa situation ne me travaille pas. Cependant, ce n'est pas comme si nous pouvions y faire grand-chose.

  Sa mâchoire se serra.

  –Et toi, murmura-t-elle, qu'en était-il ? Qu'en sera-t-il ? Ta pair peut mourir à tout instant. Quant à ton Ascension, Frigg a dit qu'elle avait duré dix jours et tu ne l’as pas contredite. Savoir tu t'es retrouvé en proie à une souffrance aussi intense que celle de Freyja...

  –Mon Ascension appartient au passé, Lunixa. Je ne vais pas la revivre.

  –Cela n'efface pas la douleur que tu as dû endurer. Lorsque Freyja a énuméré ce qu'elle a vécu, j'ai bien vu que tu reconnaissais la majorité de ses tourments. (Elle inspira avec difficulté.) Comment s'est passé la tienne ? Peux-tu me raconter ce que tu as traversé ?

  Même si je détestais me souvenir de cette effroyable période de mon existence, sa question n'agita que légèrement le feu dans mes veines. Après tout ce qu'il s'était passé, je me doutais qu'elle me le demanderait.

  –Je te parlerais de mon Ascension plus tard, si tu veux bien. La journée a déjà été riche révélations et émotions.

  Un soufflement de nez sans joie lui échappa.

  –Et après, tu me demandes de ne pas m'inquiéter ?

  –Oui, car j'ai un avantage qu'aucun autre Élémentaliste ne possède : grâce à ce que traverse Freyja, je sais que je devrais peut-être endurer la mort de ma consœur. Cette perspective ne m'enchante pas, mais au moins, je peux m'y préparer. Si jamais une migraine semblable à celle de mon Ascension commence à me frapper, je saurais ce que cela signifie. Contrairement à Lokia, Freyja et nos autres pairs, je ne serais pas perdu et pourrais même m'isoler pour que personne ne soit témoin de ma perte de contrôle.

  J'invitai Lunixa à se tourner vers moi pour la regarder droit dans les yeux et lui offris un sourire.

  –Tu vois, tu n'as pas à t'en faire pour moi.

  Elle n'avait pas l'air d'être complètement convaincue, mais une partie de sa tension disparut. Mon sourire s'agrandit. Prenant son visage en coupe, je levai sa tête vers moi et lui donnai un doux baiser avant de me perdre dans la contemplation de ses traits. Les cernes qui ourlaient ses magnifiques yeux turquoise retirent mon attention. Elles me semblaient plus prononcés qu'à notre arrivée dans la pièce.

  –Et si tu me donnais ce savon ? lui proposai-je en glissant la main dans ses cheveux. Tu as l'air épuisée.

  –Ce n'est pas la peine, j'ai presque fini. Je pourrais en plus me reposer au palais puisque le docteur Lekartz a suspendu mes fonctions.

  Même si j'aurais préféré qu'elle prenne du repos tout de suite, je concédai d'un geste de la tête. Puisque la vérité ne serait pas connue avant une ou deux semaines, Lunixa serait encore considérée comme une femme enceinte d'ici là et aurait tout le temps de reprendre des forces. Cependant...

  –Tant que les nouveaux résultats ne seront pas révélés, nous allons devoir agir comme avant notre départ, songeai-je à haute voix. Si nous ne le faisons pas, la Cause comprendra tout de suite que nous étions déjà au courant de la vérité et que j'ai demandé à un Guérisseur de t'ausculter.

  –Je sais...

  –Tu pourras éventuellement te détendre au fil des jours à mesure que le choc de la nouvelle passe, nuançai-je en caressant sa joue. Après tout, même si tu penses que le test s’est trompé, tu ne devrais pas avoir de vraie raison de croire qu’une grossesse est impossible. Tu n'es pas censée savoir que je suis un Lathos et que nous ne pouvons avoir d'enfants tout de suite.

  Les muscles de sa mâchoire se tendirent sous ma paume. Baissant les yeux, elle se pinça les lèvres avant d'opiner. Le regret plissa les miennes en réponse.

  –Je suis navré, ma chérie, j'aimerais aussi que les choses soient différentes. Que tu n'aies pas à supporter le poids de mon secret, que nous puissions vivre pleinement sans que ma nature te menace, que je ne sois pas obligé de te regarder avec inimitié et douleur au cours des prochains jours...

  –Ce n'est rien, murmura-t-elle d'une voix presque inaudible. Ce n'est pas ta faute.

  Pas directement, peut-être, mais de façon indirecte et pour une partie de ces problèmes, si. C'était parce qu'elle m'avait épousé qu'elle était devenue la cible de la Cause. Si seulement je pouvais au moins la libérer de cette menace...

  Je passai tendrement mon pouce sur sa pommettes anguleuse, puis l'amenai contre moi. Elle se laissa d'abord faire sans réagir. Puis, au bout de quelques secondes, elle se blottis un peu plus contre mon torse et enfouis son visage au creux de mon épaule.

  –Moi aussi, je voudrais que les choses soient différentes, murmura-t-elle tout contre ma peau.

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