Chapitre 48 - Partie 2

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  Voulant l'aider à ramener sa mère parmi nous, je confirmai d'un hochement de tête, mais Frigg ne m'accorda pas un regard. Les yeux toujours rivés sur son dessin aqueux, elle secoua la tête.

  –Ils leur faut la vérité, pas la broderie. Ce que les lignes m'ont montrées.

  Elle étendit son esquisse jusqu'au milieu de la table d'un grand geste du bras. Du coin de l'œil, je vis Kalor pincer les lèvres.

  –La confiez-vous à quelqu'un quand vous êtes au palais, Magdalena ? s'enquit-il. Vous y passez parfois plusieurs jours d'affiler, votre mari est aussi très pris par son travail et j'imagine que Freyja ne vient que de temps en temps.

  –Non. Tant que mon absence n'excède pas une semaine, je la laisse seule. Je sais que c'est difficile à croire en la voyant, mais elle est tout à fait capable de se débrouiller durant ce laps de temps. Pas vrai, maman ?

  Interloquée, Frigg releva la tête.

  –Oui ?

  –Que dois-tu faire quand je ne suis pas là ? lui demanda sa fille avec un sourire bienveillant.

  –Bien manger, me laver, faire attention, ne pas ouvrir la porte ou sortir, sauf pour voir les voisins s'il y a un problème. Oui. J'ai tout promis.

  Les lèvres de Magdalena s'étendirent encore plus et elle couva sa mère d'un regard chaleureux.

  –Voilà pourquoi je me permets de la laissez seule. Elle ne rompt jamais ses promesses, alors tant qu'elle a de quoi manger, je sais qu'elle se comportera bien.

  Frigg lui rendit son sourire, un sourire aussi innocent qu'un enfant, puis elle replongea les doigts dans son thé et se reconcentra sur son dessin aqueux. Toute gaîté déserta brusquement son visage.

  –Le dieu du feu a parlé, marmonna-t-elle, et il faut écouter les éléments. Ils ont été éparpillés, mais ils cherchent à se rassembler.

  Un air peiné chassa le sourire de Magdalena.

  –Maman...

  –Non, Magdi, Magda, ma petite madeleine en sucre. Il faut écouter. Écouter, écouter, écouter... Mais elle va pleurer. C'est vraiment triste... Enkelion va être triste.

  Mon cœur eut un violent soubresaut. Venait-elle vraiment de dire... Enkelion ?

  –Il est perdu, poursuivit-elle. Il court. Il la cherche. C'est triste. Il veut juste être avec elle. Néant n'est pas méchant.

  Mon pouls manqua un nouveau battement. Néant... Elle m'avait parlé de lui, la dernière fois.

  –S'il te plaît, Maman, cesse de parler de lui.

  Surprise par le malaise dans la voix de Magdalena, je me tournai vivement vers elle. Les doigts serrés autour de sa tasse, elle se tenait crispée sur sa chaise. Cependant, elle n'était pas la seule à avoir changé d'attitude, Kalor s'était aussi raidi et fixait Frigg d'un regard sombre. L'air me manqua. Ces noms... leur disaient quelque chose ?

  –De qui parle-t-elle ? demandai-je en masquant au mieux mon trouble.

  –De personne, lâcha Kalor en se reprenant en main. Il s'agit juste du personnage d'un mythe raconté chez les Lathos pour inciter les enfants à obéir à leurs parents.

  Un mythe ?

  Une chaise racla le sol à ma droite. Frigg se mit debout sur l'assise, monta sur la table et la traversa pour venir s'asseoir devant Kalor. Il voulut reculer, mais elle fut plus rapide et prit son visage entre ses mains. Il se figea tandis qu'elle plongeait son regard dans le sien en secouant la tête.

  –Tss, tss, tss, dieu du feu... Ce n'est pas joli joli de douter comme ça. Surtout toi. Tu es l'un de leurs préférés, tu sais ? Ils ont fondé de grands espoirs en toi.

  –Maman, laisse le Prince tranquille, intervint Magdalena en posant une main sur son bras, et promets-moi de ne plus le toucher.

  –Pourquoi ?

  –Parce que tu n'as pas le droit de poser les mains sur lui. (Frigg fit la moue.) S'il te plaît.

  –Très bien.

  Elle lâcha Kalor, se remit debout sur la table, puis revint s'installer à mes côtés, sans mot dire.

  –Maman..., insista sa fille.

  –Je promets, marmonna Frigg.

  Magdalena se détendit et retourna s'asseoir tandis que ma voisine reprenait son dessin en silence. Quelques secondes passèrent avant que je n'ose reprendre la parole.

  –Pouvez-vous m'en dire plus sur ce mythe ?

  Kalor grimaça.

  –Il n'y a pas grand-chose à en dire. On raconte simplement qu'autrefois, il existait deux Lathos, plus puissants et plus rares que tous ceux de notre espèce, mais terriblement funestes : pour une raison inconnue, ils détestaient leurs pairs et auraient essayé de les éradiquer. (Frigg marmonna des soliloques incompréhensibles.) Afin de les en empêcher, poursuivit-il sans y faire attention, les Gardiens les ont privés de leur pouvoir et les ont donnés à des humains pour les détruire. Cela n'a toutefois pas fonctionné. Au lieu de disparaître, les pouvoirs se sont retrouvés dans de nouveau Lathos et la haine de leurs premiers détenteurs était si grande qu'elle avait dépeint sur leur essence, les dotant d'une véritable personnalité. Elle était si forte que les pouvoirs ont pu prendre possession de leurs nouveaux hôtes et ils ont poursuivis leur œuvre. Ne pouvant les détruire, les Gardiens ont donc fini par les enfermer au plus profond de leur réseau et depuis ce jour, on dit aux jeunes turbulents que s'ils n'écoutent pas leurs parents, ces dangereux Lathos sortiront de leur prison pour les punir.

  Puisque cette légende était utilisée pour faire peur aux enfants, je ne m'attendais pas à une histoire joyeuse, mais elle était encore plus sombre que je ne le pensais.

  –Voilà tout ce qu'il y a à savoir, conclut Kalor. Comme je te le disais, il n'y a pas grand-chose à en dire.

  –Et quelle est la place du Néant et d’Enkelion dans cette légende ? m’enquis-je. Tu n’en as pas parlé. Ce sont les deux premiers Lathos qui possédaient ces pouvoirs funestes ?

  –Pas exactement, en fait...

  –Non, non, non ! s'exclama brusquement Frigg, me faisant bondir sur place. Stop. Arrête de dire n'importe quoi, dieu du feu ! Il faut croire en eux, arrêter de les tuer. Ils doivent se retrouver, se retrouver, se retrouver, se retrouver. Les Karkydas ont besoin d'eux.

  Alors que ses gestes devenaient de plus en plus fébriles, Magdalena se précipita auprès d'elle et la força à se détourner de son esquisse pour se concentrer sur elle. Un poids comprima ma poitrine en entendant sa mère déblatérer des phrases sans queue ni tête, en la voyant trembler comme une feuille. Si j'avais su que ce mythe la mettrait dans cet état, j'aurais attendu d'être repartie pour interroger Kalor. Lui aussi ne s’était visiblement pas attendu à une telle réaction.

  Nous restâmes silencieux pendant que Magdalena essayait de la calmer, de la ramener à la réalité – aussi relative soit-elle à ses yeux. Cela lui prit plus d'un quart d'heure, mais elle finit par y parvenir. Soulagée, elle lui sourit, caressa tendrement sa joue, puis retourna à sa place.

  –Allons, Madame, ne vous en voulez pas, me dit-elle avec bienveillance quand elle remarqua mon air navré. Il est impossible de prévoir ses réactions.

  Elle coula un regard peiné vers l'intéressée, qui se gavait à présent de petits sablés.

  –Vas-y doucement, Maman.

  –Mais ils sont trop bons, ma madeleine. (Elle en enfourna un nouveau.) Merchi de touchour faire de bons petits plats. Tu en veux un Chilenchieuche ? Et toi, dieu du feu ?

  Elle en récupéra deux et nous les tendit, les joues aussi chargées que celle d'un hamster. Une vague de soulagement allégea ma poitrine et un léger sourire souleva nos lèvres. Nous acceptâmes tous deux son offre. Les yeux de Frig étincelèrent tant de joie que j'eus l'impression de lui avoir accordé un grand honneur. Elle nous fit signe d'attendre, puis s'empressa d'en donner un à sa fille et d'en prendre un pour elle.

  –Voilà. Maintenant nous avons touche des gâteaux.

  Son sourire s'agrandit et elle porta le sien à ses lèvres avant de s'arrêter en plein mouvement.

  –Ah non, il en faut aussi un pour Freyji, Freyja.

  Kalor et moi nous figeâmes. Elle était arrivée ?

  Alors que Magdalena nous le confirmait, la porte d'entrée s'ouvrit dans mon dos. Je me tournai dans cette direction et tombai sur Freyja, appuyée contre le chambranle Toute chaleur me quitta aussitôt. Son regard glacial m'avait toujours donné l'impression qu'elle était sur le point de tuer quelqu'un. Aujourd'hui, elle semblait à deux doigts de commettre un massacre.

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