Chapitre 45 - Partie 1

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LUNIXA

  –Comment ?

  Mes paupières cillèrent plusieurs fois à ce murmure et le monde retrouva de sa netteté. Mon esprit, en revanche, resta complètement vide. Dans un état second, j'observai les bocaux et les fioles disposés sur la table basse.

  –Comment est-ce possible ? Je... Je ne peux pas te...

  La voix mourut avant la fin de la phrase. Quand je m'en rendis compte, je me tournai vers son origine. Vers Kalor. Le visage livide et les yeux remplis d'effroi, il me fixait sans respirer.

  –Qui est le père ? souffla-t-il.

Père.

  Ce terme se répercuta en moi avec la force d'une déferlante. D'un coup, tout ce qu'il venait de se passer, de l'arrivée du médecin à son départ, se rejoua dans ma tête et mon souffle se coupa. Interdite, je reposai les yeux sur les nombreux contenants en verre. Les contenants qui renfermaient mon traitement. Un traitement qui devait m'aider à mener à bien ma… grossesse.

  –Lunixa ?

  –Personne n'est le père parce qu'il n'y a pas de bébé ! m'écriai-je en me redressant d'un bond. Je ne suis pas enceinte !

C'est impossible...

  –Ce n'est pas ce qu'a dit le médecin..., répliqua Kalor.

  –Il y a eu une erreur.

  –... et le test est infaillible.

  Je secouai la tête, la poitrine oppressée.

  –Aucun test ne l'est et celui-ci a dû se tromper, car c'est impossible.

  J'ignorais en quoi consistait l'analyse en question – je n'en avais pas eu besoin pour comprendre qu'Arès m'avait mise enceinte –, mais j'étais certaine de ce que j'avançais. Il ne pouvait en être autrement. Nous n’avions fait l’amour que trois fois, chacune de nos unions avait eu lieu hors de ma période de fécondité, à deux-trois jours de mes règles, j'avais toujours ces dernières et j'étais maigre, horriblement maigre. Je ne pouvais pas attendre d'enfant.

  Les traits de Kalor se tendirent et un éclat à la fois blessé et rageur s'alluma au fond de ses yeux.

  –Tu as raison, c'est impossible. Sauf s'il n'est pas de moi.

  Une main se referma sur mon cœur et j'eus un mouvement de recul, comme frappée.

  –Que viens-tu de dire ?

  –Lunixa...

  –Tu... Tu mets question ma fidélité ? (Une vague de colère se déversa dans mes veines et les larmes me montèrent aux yeux.) Comment oses-tu ?

  J'avais peut-être rêvé de m'unir à Arès, mais ce cauchemar était ce qu'il était : un cauchemar. Quant à notre aventure, elle remontait à près d'une décennie. Depuis mon mariage...

  –Jamais je ne me suis sentie attirée par un autre homme ; je ne me suis même jamais attardée sur un autre physique que le tien. Et quand j'ai été agressée par les affidés de ton ancienne fiancée ou l'Horloger… Pas moins de six hommes ont voulu me posséder de force, mais je ne les ai pas laisser faire. Je ne les ai pas laisser faire, Kalor ! Je me suis battue. J'ai lutté de toutes mes forces pour mon honneur. Pour notre couple. Pour nous ! Et toi, après tout ce que nous avons traversé, tu m'accuses d'adultère ?

  –Non, Lunixa, ce n'est pas ce que je voulais dire, rétorqua-t-il en tentant de s'approcher.

  Je reculai pour maintenir la distance entre nous et une larme roula sur ma joue.

  –C'est exactement ce que tu as dit.

  Alors que j'allais faire un nouveau pas en arrière, Kalor apparut soudain devant moi et ses mains se refermèrent de part et d'autre de mon visage. Je cherchai à me dégager, mais il me força à lever la tête et plongea ses yeux dans les miens.

  –Non, répéta-t-il plus durement. Je ne t'ai pas accusée d'adultère.

  –Mais tu as dit…

  –Je n'ai jamais insinué que tu étais consentante.

  Je fronçai les sourcils et le dévisageai sans comprendre.

  –Je... je ne te suis pas.

  Sa mâchoire se contracta.

  –Je ne peux pas te féconder tout de suite, Lunixa. Je te l'ai expliqué il y a quelques jours. Donc l'enfant que tu portes... (La colère supplanta la douleur dans ses yeux et la chaleur de sa peau s'accentua.) L'enfant que tu portes n'est pas le mien. Quelqu'un a dû profiter de toi sans que tu t'en rendes compte. As-tu un jour été victime d'une longue absence inexplicable et de laquelle tu t'es réveillée avec une douleur dans le bas-ventre ? As-tu ouvert les yeux un matin en souffrant d'élancement intimes durant l'une de mes inspections ? Et à la maison Irigyès ? Le patron t'avait conduite à moi ; il aurait très bien pu t'offrir à un autre après t'avoir droguée.

  –Non, jamais.

  Sa température corporelle augmenta encore, m'arrachant une grimace.

  –Si, ça a dû arriver. C'est la seule explication possible. Réfléchis, Lunixa.

  –Tu es le seul à m'avoir...

  –Réfléchis ! insista-t-il d'un ton autoritaire. Il faut que je sache... J'ai besoin de savoir qui s'est servi de toi comme de la première pute de service pour le lui faire payer !

  À l'instant où il prononça ce mot, le feu dans l'âtre s'embrasa et ses yeux virèrent à l'orange. Mon corps aussitôt à ce changement et, avant que je comprenne qu'un coup était parti, le côté de ma main percuta violemment son sternum. Un spasme le secoua, relâchant ses muscles. Je m'écartai sans attendre.

  –Tes yeux, me justifiai-je, haletante.

  Une fraction de seconde s'était écoulée entre le moment où le cuivre avait engloutit l’argent de ses iris et celui où je m'étais libéré de ses mains. Pourtant, j'avais les joues brûlantes. Si ma réaction n'avait pas été aussi vive, ses paumes les auraient marquées.

  Kalor comprit tout de suite ce que je voulais dire et la culpabilité envahit ses traits. Incapable de soutenir mon regard, il se détourna, puis recula de plusieurs mètres.

  –Je suis désolé. Je ne voulais pas…

  –Je sais.

  Fermant les paupières avec dégoût, il se força à respirer pour se calmer et retrouver le contrôle de son pouvoir. Sans grand succès. Les flammes s'éloignèrent à peine du manteau de la cheminée et ses yeux vacillaient désormais entre leur couleur d'Élémentaliste et naturelle. À bout, il finit par se laisser tomber sur le canapé, la tête entre les mains.

  –Je ne peux pas, souffla-t-il. Pas en sachant que quelqu'un a abusé de toi et que tu vas en payer le prix. (Mon cœur manqua un battement.) Les Lathos qui me connaissent vont tout de suite savoir que ta grossesse n'est pas de mon dû et ils vont te dénoncer. Par la Déesse, la Cause va se jeter sur l'occa...

  Les mots moururent une fois encore sur ses lèvres. Une seconde passa, puis il releva vivement les yeux vers moi.

  –La Cause... Et si c'était elle, la responsable de ton état ? Nous avons baissé notre garde car Ulrich a ordonné de te laisser tranquille, mais cela remonte à seulement deux mois. Ils auraient très bien pu agir avant, ou bien dans le dos de notre chef. À moins qu'il ait levé son interdiction avant l'heure, lassé d'attendre. Dans tous les cas, ils n'auraient eu aucun mal à se procurer des somnifères et un Guérisseur t'aurait soigné à la fin, pour que tu ne te doutes de rien.

  Un Guérisseur ?

  –Mais oui, bien sûr ! m'exclamai-je avec un rire nerveux. Oh, Dame Nature, comment ai-je pu ne pas y penser tout de suite ?

  Soudain libérée de la pression qui pesait sur mes épaules, je me laissai choir à côté de Kalor qui me dévisageait comme si j'avais perdu la tête.

  –Penser à quoi ? demanda-t-il, dérouté.

  –Freyja. Elle m'a auscultée avec son pouvoir pour s'assurer que l'Horloger n'avait pas abusé de moi. C’était il y a moins d'une semaine. Si j'avais été enceinte, elle l'aurait senti et me l'aurait dit, non ?

  Les yeux de Kalor retrouvèrent enfin leur magnifique teinte argentée, renforcée par la lueur d’espoir qui y naquit. Un battement plus tard, elle avait disparu et il serrait de nouveau les dents. Mon estomac se serra.

  –Qu'y a-t-il ? m'inquiétai-je.

  –Après son examen, Freyja et moi avons discuté de tes refus de te dévoiler devant moi ou un médecin. Elle m'avait expliqué que c'était un comportement dangereux qui pouvait t'amener à dissimuler des soucis gynécologiques ou essayer d'accoucher seule. (Mon visage se vida de toute chaleur.) Et si, elle avait précisé ce dernier point à cause de ta grossesse ?

  Mon soulagement se fissura.

  –Tu penses vraiment qu'elle se serait contentée de ce message subliminale ? rétorquai-je, la boule au ventre. Tu connais Freyja. Elle ne mâche pas ses mots.

  –Oui, mais elle n'est pas sans cœur. Tu étais dans un tel état, et moi aussi...

  Le maigre espoir que je nourrissais encore vola en éclat. Kalor avait raison ; l'annonce d'une grossesse m'aurait achevée. La Guérisseuse pouvait donc très bien l'avoir mis en garde de façon générale, comme elle pouvait l'avoir fait pour l'inciter à prendre les devants en vue d'une naissance à venir.

  La température de la pièce sembla chuter d'un coup. Mon corps se mit à trembler.

Et si j'étais vraiment...

Non.

  Secouant la tête, je rejetai cette idée avant qu'elle ne s'ancre dans mon esprit.

  –Il y a forcément eut une erreur, pensai-je tout haut. Je connais mon corps, mon cycle...

  –Tu as entendu le médecin, Lunixa.

  Je pivotai vivement vers lui.

  –Et moi je te dis qu'il se trompe ! m'emportai-je. Quand tu m'as expliqué les problèmes de conception entre humain et Lathos, tu t'es excusé de ne pas m'en avoir parlé plus tôt car tu pensais que je ne voulais pas être mère tout de suite. Et tu ne te trompais pas ; je te l'ai dit ! J'ai toujours pris les précautions nécessaires pour que cela n'arrive pas ! Pourquoi refuses-tu de m'accorder le bénéfice du doute ?

  –Mais parce que le test est positif et qu'il est faillible !

  –Aucun test ne l'est complètement, rétorquai-je pour la seconde fois. Il existe toujours un pourcentage d'erreur, aussi infime soit-il, et le mien doit en faire partie des rares faux positifs. J'ignore pourquoi, mais je suis sûr que si le docteur en refait un...

  Je retins mon souffle.

  Une nouvelle analyse. Voilà ce dont nous avions besoin !

  Tel un automate, je me relevai et me dirigeai vers la porte. Du moins, était-ce mon intention. Je n'eus pas le temps de faire trois pas que la main brûlante de Kalor se referma sur mon poignet. Je reportai aussitôt mon attention sur lui.

  –Nous n'avons pas le temps pour ça, déclara-t-il d'une voix sombre. Dès que ma mère et la Cause l'apprendrons, ils feront en sorte de prouver que je ne suis pas le père. Nous devons trouver un moyen de te mettre à l'abri avant !

  –Il. N'y. A. Pas. De. Bébé. Par la Déesse, Kalor, laisse-moi te le prouver ! Une nouvelle prise de sang, c'est tout ce que je te demande. Une prise de sang pour apaiser tes craintes.

  Et les miennes.

  Pendant un instant, Kalor me fixa sans mot dire, pesant le pour et le contre, les traits tirés à l'extrême et les yeux brûlants de douleur, puis il me lâcha. Ses doigts venaient à peine de quitter ma peau qu'il disparut pour réapparaître devant le système d'appel dont il tira une cordelette.

  La cordelette de l'infirmerie.

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