Chapitre 36 - Partie 1

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LUNIXA


  –Ces fleurs ne devraient pas être ici, mais de l'autre côté de la pièce.

  –Oh, je suis désolée.

  Avec l'aide d'un collègue, la domestique récupéra les deux vases que je venais de lui désigner et ils allèrent les poser à l'endroit adéquat. Je leur confirmai que c'était bien le cas quand ils se tournèrent vers moi, puis je repris mon inspection. Nappes grenat, serviettes jaune pastel, chaises médaillon en velours rouge cerise, rideaux et voilages dans les tons orange, bouquets dans les mêmes teintes... Les couleurs chaudes régnaient dans la salle à manger afin de rappeler le climat d'Illiosimera et de mettre la délégation à l'honneur pour leur dernière soirée au château. De légères touches de blanc, comme les pétales de roses semés le long des chemins de table safran, subtile nuance talviyyörienne semblable aux premiers flocons de l'hiver, venaient toutefois se glisser au milieu de cette chaleur pour symboliser l'union entre nos deux pays.

  Après avoir vérifié l'état de l'argenterie et de la cristallerie, je poussai les grandes portes au fond de la pièce et entrai dans la salle de bal. Là aussi, les dorures des murs avaient été rehaussés de tons chauds soulignés de blanc.

  –Ah Princesse, vous êtes ici !

  Surprise, je me retournai et tombai sur Paulina, dans l'encadrement de la porte.

  –Tu me cherchais ? Qu'y a-t-il ?

  –Eh bien, il faudrait que je commence à vous préparer pour ce soir.

  –Maintenant ? Il me semble que nous avons encore un peu de temps devant nous, fis-je remarquer en sortant ma montre à gousset. Il est seulement... Oh.

  Il était déjà dix-sept heures trente, ce qui laissait à Paulina à peine une heure et demie pour m'apprêter.

  –Navrée, je n'avais pas vu le temps passer. Hmm...

  Je balayai d'un rapide regard l'ensemble de la pièce. Les tapis sur les marches du double escalier, les parures et les fleurs sur les rampes, l’emplacement et le nécessaire pour les musiciens... Tout semblait à sa place. Ne me restait donc plus qu'à...

  –J'ai une dernière chose à voir, alors monte dans mes appartements pour préparer ce dont tu as besoin, lui ordonnai-je. J'arrive tout de suite.

  –Oui, bien sûr.

  Elle s'inclina avant de repartir, tandis que je me dirigeais vers le piano. Après avoir ouvert le couvercle des touches, je m'installai sur le banc molletonné et plaçai mes mains sur le clavier et mes pieds sur les pédales, afin de vérifier la hauteur de l'assise. Je n'eus qu'à la rectifier un tout petit peu pour avoir la position idéale. Un léger sourire fendit mon visage. À présent, je n'aurais plus qu'à me glisser sur ce siège au moment de jouer, puis à laisser mes doigts courir sur les touches en compagnie de ceux de Monsieur Sangos.

  Alors que j'aurais dû me lever pour aller rejoindre Paulina, je ne pus m'empêcher de jouer lentement les premières notes de notre morceau, appuyant à peine sur le clavier. Pourtant, quand je m'arrêtai, le son de la dernière sembla emplir toute la pièce. Mon sourire retomba. Je fixai encore un instant mes doigts, puis relevai la tête et plongeai dans les yeux que le bois noir verni du pupitre réfléchissait.

  Mon visage ne serait pas le seul à s'y refléter, cette nuit, donc ma mélodie ne serait pas la seule à résonner entre ses murs. Mais la partie du compositeur ne couvrirait pas entièrement la mienne, nous allions nous compléter. Qu'allaient entendre Arès et César en nous écoutant jouer ? Simplement deux pianistes qui interprétaient un quatre-mains ? Ou bien un musicien et l'écho de souvenirs anciens ?

  Sentant mes muscles se tendre à cette perspective, j'arrachai mes doigts des touches et rabaissai brutalement le pupitre. Il ne fallait pas que j'imagine le pire, surtout pas à quelques heures du bal.

  Prenant une profonde inspiration, je repoussai mes craintes au fond de mon esprit, puis quittai la salle et rejoignis finalement Paulina. La jeune domestique s'attela sans atteindre à son travail. Elle retira mon maquillage pour me permettre de prendre une douche, puis m'en appliqua un autre à mon retour, plus prononcé qu'en journée, poudrant mes paupières d'un dégradé de brun et d'or et couvrant mes lèvres d'un rouge sombre. Mes cheveux se retrouvèrent tressés, puis rassemblés dans un chignon bas complexe. Elle m'aida ensuite à revêtir ma lourde robe bordeaux, à la lasser, puis à l'orner d'une parure délicate en or blanc. Durant tout ce temps, je ne songeai à rien et laissai errer mon regard sur tout ce qui m'entourait, excepté le miroir face à moi.

  Paulina venait de revenir derrière le paravent avec mes escarpins lorsque deux coups retentirent contre la porte. Surprise, elle tourna vivement la tête vers cette dernière.

  –Vous attendiez quelqu'un ? me demanda-t-elle.

  –Non, mais un domestique a peut-être besoin d'un renseignement. Peux-tu aller voir de qui il s'agit, le temps que je finisse ?

  Elle opina, puis déposa mes escarpins à mes pieds avant d'y aller.

  –Oh, bonjour Altesse, entendis-je tandis que je les chaussais.

  –Bonjour, Paulina, lui répondit une voix grave que je ne connaissais que trop bien et qui gonfla mon cœur. Lunixa est-elle prête ?

  –Dans une seconde, répondis-je.

  Je récupérai mes boucles d'oreilles, m'empressai de les mettre, puis me levai pour rejoindre Kalor de l'autre côté du paravent. Le sourire qu'il avait eu durant toute la matinée vacilla lorsqu'il me vit alors que ses yeux s'agrandissaient. Comme s'il ne croyait pas ce qu'il voyait, il cilla plusieurs fois.

  –Tu... es absolument ravissante.

  Tant d'admiration brillait dans son regard que je sentis le sang me monter aux joues. Gênée, je rentrai légèrement le menton et me frottai nerveusement le bras.

  –Ma robe n'accentue pas trop ma maigreur ? m'assurai-je.

  J'en avais choisi une moins ample que celle que j'aurais normalement porté pour une telle occasion, mais elle restait plus imposante que les tenues que j'avais revêtues ces derniers jours.

  –Non, pas du tout, déclara-t-il en me rejoignant. Je dois avouer que je pensais te retrouver avec une robe illiosimerienne, mais celle-ci te va vraiment à ravir.

  Mal à l'aise, je triturai le tissu de ma longue manche en lui adressant un sourire crispé.

  –Ma carnation annonce déjà à tous que je suis Illiosimerienne. Alors au lieu de renforcer ce trait, j'ai préféré rappeler à nos invités que je suis aussi talviyyörienne à présent.

  Ses lèvres retrouvèrent le franc sourire qui avait illuminé ses traits toute la matinée et je sentis une pointe de culpabilité frapper mon cœur. À l'origine, j'avais bien prévu de revêtir une tenue de mon pays – comme ma couronne était une preuve irréfutable de mon appartenance à Talviyyör, je n'avais pas besoin de le montrer davantage. Cependant, la présence d'Arès et César m'avait obligé à oublier cette idée. Ce n'était qu'une robe et ma mère n'avait jamais eu de problème de poids, mais je ne pouvais prendre le risque d'accentuer notre ressemblance avec une tenue semblable à celle qu'elle portait.

  Sans se départir de son sourire, Kalor me détailla encore un instant avant de se tourner vers la petite domestique.

  –Vous avez fait un excellent travail, Paulina.

  Un rouge vif rehaussa soudain son teint laiteux et elle bafouilla des remerciements confus qui me détendirent et m'arrachèrent un sourire amusé.

  –Et hum... (Elle s'éclaircit la voix.) Avez-vous besoin d'autre chose, Princesse ?

  –Non, ça ira. Tu peux disposer.

  –À quelle heure pensez-vous que vous aurez besoin de moi pour vous préparer pour la nuit ?

  –Le bal risque de se finir très tard et nous serons les derniers à en partir, lui appris-je, donc profite de ta nuit. Je me débrouillerais.

  –Vous êtes sûre ? s'étonna-t-elle.

  –Oui, vas-y.

  Après son départ, je n'eus pas à me tourner vers Kalor pour savoir que son attention venait de se reposer sur moi : l'intensité de son regard me donnait l'impression d'une caresse. Caresse qui devint bien réelle lorsqu'il passa ses doigts sur ma joue.

  –Paulina s'est vraiment surpassée ce soir.

  –Merci... Tu es aussi très séduisant, admis-je en levant les yeux pour l'observer à travers mes cils.

  Le costume trois pièces bordeaux qu'il avait revêtu lui allait à merveille. Il soulignait ses longues jambes, mettait en valeur ses larges épaules et sa silhouette athlétique, faisait ressortir avec force l'argent de ses yeux. Ils étaient si saisissants, si envoûtants... J'aurais pu me perdre dans leur contemplation à tout jamais. Déesse, que j'aurais préféré passer la soirée ici, seule, avec lui, plutôt qu'entourer d'une centaine d'invités.

  Hélas, cela était impossible.

  Dans un soupir peiné, je me laissai aller contre son torse.

  –Penses-tu que nous pourrions prendre quelques jours de vacances après le départ de la délégation ? m'enquis-je à moitié sérieuse. J'aurais vraiment besoin d'un peu de temps avec toi.

  Un soufflement de nez lui échappa.

  –Tu m'ôtes les mots de la bouche, ma chérie.

  Il empoigna délicatement mon menton pour me redresser la tête et vint appuyer ses mots d'un baiser sur mon front. Prenant une profonde inspiration, je fermai les yeux pour en profiter pleinement.

  –Je ne peux rien te promettre, murmura-t-il tout contre ma peau, mais je vais voir ce que je peux faire.

  J'opinai, puis me hissai sur la pointe des pieds pour le remercier d'un baiser.

  –Si tu m'embrasses pour une non-promesse, à quoi aurais-je droit si j'arrive à convaincre mon père de nous laisser partir une semaine dès demain ? s’enquit-il d'un air mutique qui devint soudain lubrique. La même chose que cette nuit ?

  Mon visage s'empourpra d'un coup. Alors que les souvenirs de ce que nous avions fait – ce que j'avais fait – se rejouaient dans mon esprit, j'eus à nouveau l'impression de le sentir entre mes lèvres.

  Dame Nature, comment avais-je pu faire cela ?

  Horriblement embarrassée, je voulus m'écarter de lui, mais Kalor glissa une main au creux de mes reins et me colla contre son torse.

  –Alors, y aurais-je à nouveau droit ? insista-t-il, son amusement décuplé par ma réaction.

  –Ne... Ne dis pas des choses pareilles ! m'exclamai-je, rouge comme une pivoine.

  –Pourquoi ? Nous ne sommes que tous les deux. Personne ne peut nous entendre. Et puis, je parlais seulement d'une nuit paisible avec toi, blottie dans mes bras. Qu'es-tu donc en train de t'imaginer, petite viveuse ?

  La mâchoire m'en tomba.

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