Chapitre 34 - Partie 1

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LUNIXA


  Alors que nous arrivions à la fin de notre troisième partie de croquet dans les jardins du palais, les cors de chasse retentirent tout près de nous. Mon regard se détourna du jeu pour se porter sur l'orée de la forêt et les cheveux en jaillirent un instant plus tard, chargé de leur cavalier et du gibier. La légère tension qui m'habitait à l'idée que Kalor puisse se blesser au cours de cette activité s'envola dès que mes yeux se posèrent sur lui. La tête haute, fièrement dressée sur Skinfaxi, il irradiait d'assurance, de noblesse et semblait plus serein qu'à son départ. Cela se voyait même si de nombreux mètres nous séparaient. Le retrouver apaisé me réchauffa le cœur et fendit mon visage d'un doux sourire ; cette matinée dans les bois lui avait fait du bien.

  –Princesse ? m'interpella la Duchesse Aligas. C'est à vous.

  –Oh, je suis navrée, j'avais l'esprit ailleurs.

  –Nous avons vu cela, glissa-t-elle avec un discret gloussement qui se propagea parmi nos compatriotes.

  Mes joues s’empourprèrent. Gênée, je me raclai la gorge, puis frappai dans la boule blanche. Sans réfléchir. Mon coup l'envoya rouler bien loin de l'arceau qu'elle était censée traverser, ce qui ne manqua pas d'accentuer les rires de mes compagnes et la rougeur de mon visage.

  –Je vous prie de bien vouloir nous excuser, Altesse, fit la Marquise Louloúdi. Nous ne voulions en aucun cas nous moquer de vous ; c'est juste.... Vous voir admirer votre époux au point d'en oublier ce qui vous entoure, alors que vous étiez la future célibataire la plus endurcie de tout le pays, est particulièrement attendrissant.

  Et aussi un brin amusant, visiblement… Mais pouvais-je vraiment leur en vouloir ? Il est vrai que j'avais rejeté toutes les demandes qui m'avait été faites – et Dame Nature savait qu'elles avaient été nombreuses ! Puis j'avais été amenée ici pour former l'alliance entre nos pays et il n'avait fallu que quelques mois pour que je tombe sous le charme de Kalor.

  –Dire que presque tous les jeunes hommes à marier de la cour ont un jour tenté de gagner votre main et c'est un Prince étranger qui a su ravir votre cœur..., pensa tout haut la Duchesse. Leur fierté illiosimerienne va avoir du mal à assimiler cette nouvelle lorsqu’ils l’apprendront.

  –C'est bien vrai, renchérit la Comtesse Skiouros en dissimulant un rire. Pour qu'aucun n'arrive à vous séduire et que vous soyez obligée de vous rendre à l'autre bout de la terre pour trouver l'amour...

  C'était surtout l'orgueil des hommes qui m'avaient courtisée dans l'unique but de prouver qu'eux étaient capables de me conquérir, là où les autres échouaient, que cela allait blesser. Comme toutes les rares femmes qui souhaitaient restées célibataires, j'étais involontairement devenue le prix d'une compétition entre de tels prétentieux. Enfin... Si cela pouvait les pousser à se remettre en question…

  –Pour ma part, je trouve cela très romantique, intervint la jeune Comtesse Roumpini. C'est comme si vous saviez que votre bien-aimé ne se trouvait pas à Illiosimera et vous étiez par conséquent totalement préservée pour lui, allant jusqu'à lui garder vos premiers rendez-vous, vos premiers émois, votre premier baiser…

  –Peut-être, murmurai-je afin de cacher mon soudain malaise.

  Mes compatriotes poursuivirent notre discussion, impliquant la Déesse dans cet amour onirique – Dame Nature m'aurait soufflé que l'homme de ma vie se trouvait par-delà les mers – tandis que je reportais mon attention au niveau des écuries, là où les hommes avaient disparu, le cœur lourd.

  Je m'étais tout sauf préservée pour Kalor. Toutes mes premières fois appartenaient à...

  Arès...

  Arès qui sortait du bâtiment équestre. Choquée de le voir au moment exact où je pensais à lui, je restai figée, le souffle coupé, jusqu'à ce qu'il se tourne et croise mon regard. Tout mon corps se tendit alors d'un coup et je pivotai vivement vers le jeu, le sang battant à mes tempes.

  Un jour et demi... Plus qu'un jour et demi.




  Une heure plus tard, à notre arrivée dans la salle à manger, une nouvelle boule d'anxiété lesta mon estomac et chassa le calme que j'avais retrouvé au cours de notre dernière partie. Non seulement je redoutais grandement les repas – être assise à côté de César, presque en face d'Arès et sans possibilité de m'y soustraire m’angoissait profondément –, mais j'allais aussi savoir si Kalor avait réussi à convaincre son père que je ne pouvais pas chanter. L'air plus décontracté qu'il avait affiché en revenant de chasse semblait l'indiquer ; cependant, je n'avais pas eu l'occasion de lui demander ce qu'il en était. Nous avions poursuivi notre jeu à l'extérieur tandis qu'il était retourné dans le palais avec le reste des hommes, et je refusais de me bercer d’illusions tant que je ne l'aurais pas entendu de sa bouche.

  Ses magnifiques yeux gris se posèrent sur moi dès que je franchis le seuil de la pièce et au lieu de s'atténuer, la raideur de mes muscles s'accentua. Kalor paraissait toujours aussi détendu qu'à son retour, pourtant un éclat soucieux durcissait son regard. Dame Nature, m'étais-je complètement fourvoyée ? Mes épaules se crispèrent davantage pendant que le page annonçait mon entrée et celle de mes compatriotes, puis je le rejoignis. Kalor se releva pour tirer ma chaise, l'air toujours préoccupé.

  –Y a-t-il un souci ? lui demandai-je dans un murmure.

  –Non, enfin pas vraiment. C'est juste... (Il soupira, puis reprit place.) Mon père est d'accord pour que tu ne chantes pas, pas alors que ta voix pourrait en pâtir.

  –Et ?

  Cela aurait dû être une bonne nouvelle.

  –Il veut te voir à la fin du repas, afin que vous voyiez ensemble ce que tu pourrais faire à la place, et ça m'irrite toujours autant qu'il veuille ainsi exposer ton talent... Il m'a demandé si tu étais aussi bonne pianiste que l'assuraient les bruits de couloir.

  Je déglutis avec difficulté et me mis à jouer nerveusement avec un couvert, le faisant tourner en boucle entre mes doigts. Pourquoi avais-je pris l’habitude de laisser la porte de ma salle de musique ouverte lorsque j’y étais ? Si j'avais su que ceux qui m'avaient entendu à cause de cela en parleraient et que ces dires finiraient par arriver aux oreilles du Roi, j'aurais verrouillé le battant à double tour et l'aurais recouvert de couettes afin d'étouffer tout son produit dans la salle. Qu'importe qu'elle soit située dans un coin reculé du château. Jouer du piano était certes mieux que chanter devant les Marcus, mais cela restait toujours très risqué. Ils m'avaient entendu dans chaque discipline.

  Mon regard glissa sur César, qui venait d'être annoncé, puis vers son fils. Mes doigts triturèrent encore plus leur victime. Il me fallait trouver un autre moyen d'honorer mes compatriotes à proposer au Roi. Et vite, sinon...

  Une main chaude se posa soudain sur la mienne, m'empêchant de torturer la pauvre fourchette plus longtemps. Mes yeux se relevèrent aussitôt vers Kalor et plongèrent dans les siens. Ils avaient perdu de leur dureté et me couvaient désormais d'un regard rassurant.

  –Ne t'inquiète pas, je serais avec toi.

  Touchée par son soutien, mais mal à l'aise à l'idée qu'il me voie encore refuser de me produire devant nos hôtes, je lui offris un sourire crispé.

  Veillant toujours à faire attention à mes faits et gestes durant le déjeuner, je réfléchissais à une façon d’honorer mes compatriotes tout en mangeant. Du moins, j'essayais. Les discussions de table, principalement sur la chasse de la matinée, allaient bon train et me détournèrent de mes réflexions lorsqu'il fut question d'Arès : le Roi le félicitait pour ses talents d’arbalétrier.

  –C'est vrai qu'il excelle en la matière, me glissa Kalor. J'avais déjà remarqué son niveau particulièrement élevé avec cette arme dans le complexe d’entraînement, mais c'était encore plus impressionnant en vrai. Un bon quart de la volaille du dîner de demain a été tué de sa main et il a aussi réussi à toucher un cerf en plein cœur, alors que la visibilité était des plus déplorables.

  –C'est... normal, hésitai-je. Le Marquis Marcus est connu pour être l'un des meilleurs arbalétriers d'Illiosimera. C'est bien cela, Général ?

  –Tout à fait, confirma mon parrain.

  Il ne s'étendit pas plus sur le sujet, mais je savais ce qu'il en était. Armes de traits, lames courtes, combat au corps à corps, traque, rapidité, Arès excellait en réalité dans tous ces domaines. Comme chaque membre de l'escadron noir. Sous les ordres directs de mon père et du sien, ce bataillon n'existait officiellement pas mais rassemblait l'élite des soldats, des hommes intrépides, implacables, dévoués corps et âme à Illiosimera, bâtis pour être des gardes du corps et défenseurs infranchissables, des chasseurs d'hommes et des assassins au service de l'armée. À part lorsqu'ils protégeaient des personnalités importantes comme les membres de ma famille ou César, ils ne quittaient jamais le pays et devaient toujours être prêts à exécuter leurs missions. Quelles qu'elles soient.

  Si Arès avait pu avoir un poignard à la place d'une épée, lors de sa joute avec Kalor, je n'étais pas certaine que l'issue du combat aurait été la même.

  –Sinon, reprit ce dernier à mon attention, y a-t-il eu un problème au cours de votre balade ? Vous êtes rentrées plus tôt que prévu.

  –Non, pas du tout, nous nous sommes dit que nous allions profiter du soleil pour jouer dans les jardins, mentis-je, ne voulant pas l'inquiéter avec l'Horloger. Mais notre promenade c'est très bien passé... Nous avons vu un polatouche.

  Un sourire amusé fendit son visage.

  –Vraiment ?

  –Un polatouche ? répéta César. Qu'est-ce donc ?

  Du regard, Kalor m'invita à répondre.

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