Chapitre 14 - Partie 2

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  La haine qu'il me vouait épaississait l'air. Je pouvais presque la sentir, la goûter. Elle me nouait l'estomac, me donnait encore plus de mal à respirer, m'effrayait. Pourtant je ne ralentis pas. J'étais même plus rapide que je ne l'avais jamais été. Était-ce parce que je ne portais pas de lourde robe, car mes jambes ne pouvaient s’empêtrer dans d'innombrables jupons, grâce aux étranges chaussures ou à la peur de ce qu’il me ferait s’il m’attrapait ? Je n'en avais aucune idée, mais je parvenais à maintenir la distance entre mon ravisseur et moi, et c'était tout ce qui importait.

  Courir, toujours courir, ne pas le laisser s'approcher, me toucher....

  Lorsque je surgis à l'endroit où de nombreuses colonnes présentaient des reliques de l'Ancien Temps, je ne me posai aucune question : j'en fis tomber plusieurs derrière-moi pour le ralentir.

  –Chienne !

  Sa fureur se décupla et se répercuta sur la peur que je tentais de confiner. Des larmes roulèrent sur mes joues avant que je ne puisse les retenir. Trop concentrée sur mes foulées, je les laissai couler librement, cherchai encore à accélérer.

  Je courrais à une allure si rapide que j'arrivais trop vite au niveau des escaliers et manquai de tomber. Le temps que je mis à retrouver mon équilibre tout en dévalant les marches me fit perdre un peu de mon avance et la distance continua à diminuer au court de la descente. Aussi fis-je l'erreur de sauter les cinq dernières marches afin d'essayer d'en regagner : une vive douleur explosa dans mes jambes quand mes pieds touchèrent le sol et je ne pus retenir un gémissement. L'Horloger, lui, réalisa la même chose mais se réceptionna sans mal. Son regard meurtrier croisa le mien et je trouvai la force de me relever, de reprendre ma course. Mon cœur se mit à battre comme un fou. Il était si proche, tellement proche...

  Par je ne sais quel miracle, je gagnai l'entrée avant qu'il ne me mette la main dessus. J'ouvris la porte à la volée et m'enfonçai dans les bois sans ressentir une once de soulagement. Les élancements dans mes jambes m'avaient fait perdre en vitesse : je ne parvenais plus à conserver mon écart avec ce monstre. Ses pas se rapprochaient, sa respiration se faisait de plus en plus forte, le vent qui murmurait entre les arbres me donnait même l'impression de la sentir souffler sur mon oreille, me susurrer des promesses mortelles ; ses envies de meurtre caressaient ma peau, se resserraient autour de ma gorge, comme s'il m'étranglait à nouveau… D'ici peu, il lui suffirait de tendre le bras pour refermer la main sur mes cheveux et reprendre là où je l'avais interrompu.

  Le terrain sur lequel nous évoluions désormais ne jouait pas en ma faveur. Branches et racines se dressaient comme des pièges fatals sur ma route. À de nombreux endroit, un fin tapis de neige masquait les irrégularités du sol et des plaques de verglas. Je ne connaissais pas cette forêt, n'avais aucune idée de l'endroit où je me dirigeais. La faible luminosité accentuait les ombres, modifiait la perception...

  Je cherchai de semer l’Horloger à plusieurs reprises, en vain. Il rattrapait toujours les quelques secondes que je gagnais à chaque tentative, puis essayait de m’atteindre, me forçant à changer de direction pour lui échapper. Je ne compris qu'il me dirigeait droit dans un piège qu'au moment où j'arrivai au pied d'une large cascade, en bas d'une pente. Le courant était trop rapide pour traverser la rivière sans être emportée.

  –Non... Non...

  Une branche se cassa dans mon dos. Je me retournai en vitesse, arme au poing. L'Horloger se trouvait encore au sommet du déniveler et me toisait de toute sa hauteur.

  –Tu as été libérée depuis près de neuf ans, déclara-t-il en entamant la descente, pourtant personne n'a entendu parler de toi alors que tu es censée semer mort et destruction dans ton sillage. Tes yeux restent turquoise même quand tu n'utilises pas tes pouvoirs. Tu me fuis au lieu de te défendre ou de m'attaquer... Pourquoi ?

  Mes doigts se resserrèrent autour de la fusée de mon poignard pour empêcher mon bras de trembler et je reculai d'un pas, épiant chacun de ses mouvements, me préparant à riposter à la moindre offensive.

  Une fois au même niveau que moi, l'Horloger s'arrêta et m'étudia à son tour. Mon cœur menaçait de jaillir hors de ma poitrine tant il battait vite et fort. La perspective de l’affronter à nouveau me terrifiait. Il devait bien y avoir un moyen de lui échapper… Je risquai un coup d'œil vers la cascade et mon estomac se noua au point de devenir douloureux : les roches devaient être trop glissantes pour que je passe par là. Lorsque je reportai mon attention sur mon ravisseur, ses yeux s’agrandirent d'un coup.

  –Impossible. Tu es encore... une Stracony ?

  Un rire tonitruant lui échappa. Je ne comprenais pas un mot de ce qu'il racontait mais je profitai qu’il soit distrait pour regarder rapidement à droite. Au loin, quelque chose couvrait l'eau ; une fine épaisseur blanche, à moitié transparente.

  Mon cœur manqua un battement. Dame Nature, c'était… de la glace. Si je parvenais à l’atteindre et qu’il me suivait… Mais elle devait être tellement fine.

  Le rire de l'Horloger cessa aussi brusquement qu'il avait commencé et je me reconcentrai immédiatement sur lui. Un rictus mauvais fendait ses lèvres.

  –Si j'avais su que tu étais aussi faible quand tu étais une Stracony... Tu n'es même pas l'ombre de toi même, Siryane, c'est pathétique. Te tuer va être beaucoup plus simple que je le pensais.

  –Je ne suis pas Sir...

  Il se jeta sur moi avant que la fin de ma phrase, me coupant dans ma piètre tentative de gagner du temps pour trouver une autre échappatoire que celle-ci ou fomenter un vrai plan. N'ayant d'autre choix que d'appliquer le premier qui m'avait traversé l'esprit, je passai à l'offensive et fusai vers lui. Jusqu'à la dernière seconde, je lui fis croire que je visai son foie avant de plonger à droite. Je me réceptionnai dans une roulade, me relevai et détallai vers ma planche de salut.

  –Siryane !

  Les dents serrées, je poussai mes jambes au-delà de leur limite, puisant dans mes dernières forces pour atteindre la glace qui figeait la surface de l'eau. Lorsqu'elle apparut enfin à côté de moi, je continuai de courir sur quelques mètres et bifurquai seulement quand elle me sembla assez épaisse pour supporter mon poids. L'Horloger gronda derrière moi.

  Je ne pus empêcher mes jambes de trembler, mais je réussis à refouler suffisamment ma peur et le souvenir de ma chute dans le lac gelé, le soir de mon mariage, pour m'engager dessus. Des craquements inquiétants ne mirent pas longtemps à retentir sur mes pas. Je dus lutter contre mon instinct pour ne pas ralentir ou rebrousser chemin. Si je faisais demi-tour, je mourrais ; si je m'arrêtai, je mourrais ; je ne pouvais que continuer tout droit.

  Au milieu du cours d'eau, un morceau céda sous mon pied et je poussai un cri en sentant la morsure du l’eau glacée sur ma peau. Je parvins toutefois à m'en sortir et à poursuivre mon course.

  Avance...

  Mon autre pied s'enfonça dans l'eau. Je me redressai et continuai.

  Ne t'arrête pas...

  Un énorme morceau se détacha mais j'échappai de justesse à la chute et parcourus encore quelques mètres. Arrivée assez près de la rive, je me retournai d'un coup. Mes lèvres se soulevèrent. Mon ravisseur se trouvait exactement là où je le voulais : un peu plus en aval sur la rivière et encore au milieu de la glace. Il avait cru que je cherchais seulement à m'enfuir et comprit qu'il n'en était rien en voyant mon sourire. La rage déforma ses traits.

  –Espèce de…

  Je frappai du pied de toutes mes forces. Un grondement sourd, semblable à un coup de tonnerre retentit dans la seconde et la glace se lézarda de toute part. Incapable de supporter le poids de l'Horloger, elle s'effondra dans l'eau et il disparut sous la surface.

  Je me remis à courir tout de suite après, m'enfonçant dans les profondeurs de la forêt sans un regard derrière moi.

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