Chapitre 13 - Partie 2

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  Aucune des hétaïres n'osa dire un mot lorsqu'il leur ordonnait de nous suivre et qu'elles me voyaient fermement maintenue contre lui. Puis vint le tour de Magdalena. Ses yeux s'agrandirent d'horreur.

  –Émis...

  Elle fit un pas dans ma direction.

  –Ne bouge pas. Reste où tu es...

  Elle se figea. L'hésitation tira les traits de son doux visage. Craignant qu'elle tente quelque chose, je me tournai vers Berta. La jeune femme s'activa tout de suite : elle posa une main sur son épaule, la ramena auprès des autres, puis la poussa à suivre le mouvement. Ses grands yeux bleus continuèrent toutefois de me fixer durant le trajet jusqu'à la chambre. Ma gorge se serra face à toute l'inquiétude qu'ils reflétaient. Malgré ma propre peur, je tentai au mieux de la rassurer, de lui faire comprendre qu’elle ne devait pas intervenir. Magdalena avait assez souffert par ma faute, je ne pouvais pas la laisser s'exposer davantage au danger en lui permettant de me venir en aide.

  Lorsque notre ravisseur referma la porte pour les enfermer, je la fixai jusqu'au dernier instant. Son teint trop pâle, ses yeux brillants de fièvre, ses cernes, sa chevelure massacrée... Chaque détail de ce qu'il lui avait fait subir nourrit la colère qui brûlait en moi, repoussa la crainte qui cherchait à me submerger. D'une façon ou d'une autre, tout allait se jouer dans les prochaines heures, peut-être même dans la salle de musique.

  L'Horloger m'y guida en silence. Se doutant sûrement que j'attendais la moindre erreur de sa part pour agir, il me libéra en me poussant loin de lui, hors de sa portée. Je pris une profonde inspiration avant de me retourner et de lui faire face. Il allumait une bougie pour éclairer la pièce plongée dans une semi-obscurité. Les ombres qui se mirent à danser sur son visage accentuèrent la dureté de son visage.

  –Bien... Hier, tu m'as dit que tu jouais de la flûte et je voulais que tu m'en fasses une démonstration, mais j'ai changé d'avis. Je veux entendre du bouzouki.

  –Je ne sais...

  –Tu es Illiosimerienne, me coupa-t-il. Tu sais forcément en jouer.

  Je serrai les poings si fort que mes articulations blanchirent. Ses yeux suivaient le moindre de mes mouvements ; m'attaquer à lui dans l'immédiat était bien trop risqué. Si je voulais une chance de m'en sortir et de délivrer les filles, je devais détourner son attention. Et je savais quel était le meilleur moyen d'y parvenir.

  Mes doigts vinrent enlacer mon alliance, à peine dissimulée par ma chemise, tandis que je me tournais vers l'instrument traditionnel de mon pays. J'aurais dû la cacher tout de suite quand j'avais remarqué que ce monstre me l'avait laissée, comme le reste de mes bijoux, mais je n'avais pu m'y résigner. Pas la preuve de mon mariage.

  « Sais-tu quand j'ai compris que je t'aimais ? »

  Mon cœur se serra.

  « Quand je suis venu te trouver dans ta salle de musique, après le départ de la délégation eld'fólkjallaise. Ton morceau de piano était tout simplement incroyable mais quand tu t'es mise à chanter... C'est comme si le monde s'était arrêté. Ta voix s'est déversée en moi, a résonné au plus profond de mon être, est entrée en résonance avec mon âme et m'a transporté jusqu'à toi... Jamais je n'avais éprouvé de sentiment aussi fort. »

  Je savais depuis longtemps que Dame Nature ne m'avait pas dotée d'une voix ordinaire. Mes professeurs de chant ne cessaient d'en faire l'éloge ; elle m'avait permis d'être soliste au concert de Dame Nature dès mes dix ans ; beaucoup d'hommes m'avaient complimentée à son sujet. Pourtant, jamais je ne l'avais trouvée aussi spéciale que cette nuit chez Freyja, quand Kalor m'avait confié ce souvenir.

  Et à présent, elle était ma meilleure arme contre l'attention de l'Horloger.

  Je fermai les yeux quelques instant pour refouler mes larmes. Je ne voulais pas la faire écouter à ce monstre, pas avec ce qu'elle représentait dans ma relation avec Kalor, mais si je ne l'utilisais pas, je risquais de ne jamais le retrouver.

  –Même si je suis Illiosimerienne, je ne sais vraiment pas jouer de bouzouki, avouai-je en reportant mon attention sur mon ravisseur.

  Cet instrument était considéré comme trop populaire pour être appris aux nobles. J'avais à peine gratté quelques cordes durant mes cours de musique.

  La colère enflamma le regard de l'Horloger à ces mots. Je dus me faire violence pour ne pas bouger.

  –La seule chose que je peux vous proposer à la place est de chanter en illiosimerien.

  Une lueur d'intérêt s'alluma au fond de ses yeux et mon estomac se noua. Je ne pouvais plus faire marche arrière.

  –Musicienne et chanteuse ? (J'opinai.) Décidément, tu ne cesses de me surprendre, ma douce. Va pour le chant, mais attention : je veux qu'il soit impeccable dès le début, pas comme ta prestation au violon de la veille.

  J'acquiesçai à nouveau. De toute façon, c'était ce que j'avais prévu.

  Tout en me surveillant du coin de l'œil, l'Horloger alluma d'autres bougies, se servit un verre de vin blanc, puis s'installa sur un canapé. Je me plaçai face à lui.

  –Voulez-vous quelque chose en particulier ?

  –Non, tant que tu me divertis et te montre à la hauteur, tout me va. Mais je te préviens tout de suite, mes attentes sont très élevées.

  S'il cherchait à me déstabiliser, il n'y parvint pas. Cela faisait plusieurs années que je ne doutais plus de mes capacités en chant. Je devais simplement repousser la révulsion qu'il m'inspirait pour être transportée par la musique et la laisser s'exprimer à travers ma voix. Aussi fermai-je les yeux pour ne plus le voir. Le visage de Kalor s'afficha aussitôt dans mon esprit et opprima ma poitrine. J'aurais voulu l'effacer, ne pas penser à lui pendant que je chantais pour ce monstre, mais je m'en abstins car c'était exactement ce dont j'avais besoin : je n'aimais rien de plus que chanter pour lui.

  Je pris une profonde inspiration et libérai ma voix.

  Alors que les mots s'enchaînaient sur ma langue, que les notes se succédaient les unes après les autres, l'image de Kalor ne me quitta pas un seul instant. Ses magnifiques yeux gris semblables à de l'argent liquide m'observaient d'un regard intense, étincelant... aimant. Son doux sourire, celui qu'il avait à chaque fois qu'il m'écoutait, ornait ses lèvres que j'aimais tant embrasser. Je pouvais presque sentir la chaleur de sa peau, sa main caresser mon visage... Il occupait la moindre de mes pensées et ce n'en était que plus douloureux. Il me manquait tant...

  Une larme m'échappa lorsque mes paupières se soulevèrent à la fin de mon chant. La laissant couler librement sur ma joue, je me concentrai sur l'Horloger. Mes muscles se crispèrent et j'eus un mouvement de recul. La bouche entre-ouverte, les yeux écarquillés, il était figé et me dévisageai, complètement abasourdi.

  –Jamais au cours de mes sept-cent quatre-vingt-dix ans d'existence, je n'avais entendu une voix si sublime, si divine…, fit-il en un souffle. C'est comme si la Déesse se tenait devant moi.

  Il se pencha d'un coup vers moi et me prit la main. Je tressaillis à ce contact. Son regard, plus avide que jamais, accentua mon malaise.

  –Chante, chante encore pour moi, Émis, et ne t'arrête plus.

  À contrecœur, j'obéis. Plus il serait déstabilisé, plus j'aurais de chance de m'en sortir contre lui. C'était tout ce qui importait.

  Kalor m'accompagna de nouveau. Tout au long de mon récital, des souvenirs de nos moments ensemble se rejouèrent dans mon esprit. Le jour où il m'avait offert mon piano. Sa main qui se glissait dans mon dos. La nuit où il était resté à mes côtés, m'avait consolée, alors que je n'étais encore qu'une étrangère à ses yeux. Notre premier dîner ensemble. Notre après-midi en forêt avec la famille d'ursidés. Notre séjour à Radoscilo. Tous mes réveils dans ses bras. Le moment où j'avais vu ses incroyables yeux orange flamboyant, plus beaux que n'importe quel couché de soleil illiosimerien. Nos renouvellements de vœux. Le moment où j'avais compris que je l'aimais. La sensation de ses lèvres sur les miennes lorsqu'il m'avait embrassée à la sortie de l'auberge. Les sentiments que ce baiser m'avait transmis. La nuit où il avait fait de moi sa femme...

  Toutes les émotions que je ressentais transparaissait dans ma voix, enrichissait mon chant. C'était la première fois que j'éprouvais quelque chose d'aussi fort lors d'une prestation depuis la mort de Poséidon. Pourtant, malgré le nœud dans ma gorge, je continuai à enchaîner les chants. Il fallait que je le fasse, pour lui.

  À la fin de l'un d'eux, un bruissement de tissu parvint à mes oreilles. Je rouvris les yeux et trouvai l'Horloger debout face à moi, le souffle court. Son regard plongea dans le mien.

  –Au diable le repas, je veux tout de suite entendre cette voix lorsqu'elle hurlera mon nom quand que je te posséderai et ferai de toi ma femme.

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