Chapitre 13 - Partie 1

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LUNIXA


  Au lieu de repartir par le même chemin, je m'engageai dans celui que m'avaient décrit les filles de plaisir. Il me semblait plus rapide et je voulais au moins le parcourir une fois pour ne pas avoir de surprise si jamais nous l'empruntions. Contrairement à l'escalier que j'avais descendu, l'Horloger avait pris la peine d'embellir celui-ci. La rambarde ouvragée en fer forgé reluisait de propreté. Mes chaussures s'enfonçaient dans l'épais tapis rouge liseré d'or qui couvrait les marches et de grandes photos de l'Ancien Temps sous cadre étaient régulièrement espacées le long du mur. Certaines devaient faire près de vingt fois la taille des clichés que nous pouvions obtenir avec nos appareils photos actuels. Elles restaient aussi de bien meilleure qualité et en couleur malgré l'altération du temps. Du coin de l'œil, je reconnus sur l'une d'elles l'oiseau de fer qui permettait aux hommes de voyager dans les nuages, l'avion.

  Je ralentis le pas en arrivant au palier du troisième étage, me plaquai au mur à l'angle du couloir, puis penchai la tête en avant pour l'inspecter. Il n'y avait pas âme qui vive et aucun bruit ne venait perturber le silence sépulcral qui semblait régner dans le manoir. Il ne me restait plus beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à destination mais c'était ici que je serais le plus exposée. Il suffisait que l'Horloger sorte d'une pièce et me voit pour que tout tombe en pièces.

  Je pris une profonde inspiration, puis m’élançai. Je ne m'arrêtai qu'une seconde aux deux intersections suivantes afin de m'assurer que la voie était libre avant de reprendre ma course. Même si mes semelles étaient toujours aussi silencieuses, j'avais l'impression de faire autant de bruit qu'un éléphant. Mon cœur accélérait de foulée en foulée. Il avait atteint un rythme fou lorsque j'arrivai enfin devant ma pièce. Je m'y engouffrai immédiatement et refermai le battant derrière moi, manquant de le faire claquer dans ma précipitation. Je le retins à la dernière seconde, puis le guidai délicatement jusqu’au bout.

  La tension retomba d'un coup et mes jambes se mirent à trembler. Dame Nature... J'avais réussi. Le plus dur était passé. Il ne me restait plus qu'à reprendre le rangement en vitesse pour que l'Horloger ne remarque pas qu'il n'avait pas avancé.

  J'avais à peine fait d'un pas que je m'arrêtai brusquement. Non, j'avais autre chose à faire avant : m'enfermer à double tour ! C'était bien plus important ! Par la Déesse, j'avais failli oublier.

  Alors que je me tournais vers la porte, elle s'ouvrit d'un coup et percuta ma tempe. La violence du coup m'envoya contre le mur, à moitié sonnée. Deux étaux se refermèrent autour de mes poignets, les plaquèrent de part et d'autre de ma tête, et une masse puissante se pressa contre mon corps, enfonçant les boiseries dans mon dos. La douleur me ramena à moi. Les dents serrées pour contenir un gémissement, je rouvris les paupières.

  Mon sang se glaça dans mes veines.

  L'Horloger se tenait à quelques centimètres de mon visage, le regard fou et un sourire dangereux sur les lèvres.

  –Oh, ma douce Illiosimerienne...

  Paniquée, je cherchai à le repousser. Il s'appuya un peu plus contre moi et resserra sa poigne autour de mes bras pour m'en empêcher.

  –Je croyais avoir été clair sur ce qui t'attendais si jamais tu faisais une nouvelle bêtise. Et pourtant, tu es sortie en douce de cette pièce pour ouvrir la porte du manoir.

  Mon cœur manqua un battement. Il...

  –Eh oui, je suis au courant. Sais-tu comment ? Je t'ai suivie. Malheureusement pour toi, je suis revenu chercher quelque chose et je t'ai vue à l'autre bout du couloir. Je savais que tu tenterais de t'enfuir à un moment donné, ça se voyait dans tes yeux, mais quelle a été ma surprise ! Je ne m'attendais pas à ce que l'une d'entre vous sache crocheter une serrure. En plus, ça ne faisait pas longtemps que je t'avais quittée. C'est pourquoi j'ai décidé de ne pas t'arrêter tout de suite, pour te voir à l’œuvre, et je dois dire que je n'ai pas été déçu, bien au contraire ! Tes déplacements aussi gracieux qu'un félin. Cette dextérité incroyable contre laquelle aucune des serrures n'a pu résister. Ce sourire quand tu as ouvert la porte... Dame Nature...

  Une vague de dégoût me traversa en sentant la bosse qui se formait au niveau de son entrejambe.

  –Le simple fait de m'en souvenir m'excite, continua-t-il. Tu étais si heureuse d'avoir réussi alors que j'étais là, juste à côté de toi. Je n'avais qu'à sortir de l'ombre pour voir toutes tes espérances s'effondrer. J'attendais que tu franchisses le seuil de l'entrée pour le faire. Te laisser goûter à cette liberté que tu désires tant retrouver pour t'y arracher juste après aurait été parfait ! Mais tu ne pouvais pas partir sans les autres, pas vrai ? Donc tu es revenue sur tes pas et nous voici. Cette escapade ne t'aura rien apporté. Tu n'as même pas effleuré cette liberté.

  La colère gronda en moi. Elle était autant tournée vers lui et sa perversité que vers ma propre stupidité. Par la Déesse ! comment avais-je pu ne pas remarquer qu'il m'avait pris en filature ?

  Même cela semblait vain, je cherchai de nouveau à le repousser. L'Horloger raffermit son emprise.

  –Cesse de lutter, ma douce, c'est inutile. Tu es une excellente combattante mais tes seuls atouts sont ta vélocité et ta précision. Une fois immobilisée, tu es impuissante.

  Je le foudroyai du regard, le corps brûlant de rage. Il avait parfaitement raison et je le savais ; il avait gagné ce combat avant qu'il n'ait commencé. Même une arme n'aurait pu m'aider à équilibrer nos forces. Mes mains coincées contre le mur, prisonnières de sa poigne, ne pouvaient s'en servir.

  –Alors... que dois-je faire à présent ? murmura-t-il en caressant du pouce la peau de mon poignet. Je suis un homme de parole mais si je veux te faire mienne ce soir, je ne peux pas te vieillir ou te rajeunir ; cela t'épuiserait trop. Nous nous trouvons dans une impasse... Faut-il que je punisse une autre fille à ta place... Une certaine rousse ?

  Ma fureur explosa.

  –Ne la touche pas !

  Son rictus s'agrandit.

  –Tu as raison, ce serait trop facile. Ce que je veux vraiment, c'est voir cette flamme qui brûle dans tes yeux disparaître à mesure que tu comprendras qu'il n'y a plus aucun espoir. Voir ta volonté faiblir un peu plus chaque fois que tu essayeras de t'enfuir, de sauver les autres, et que je t'en empêcherai. Tu as éveillé mon intérêt dès que j'ai posé les yeux sur toi, Émis. Une femme magnifique et à première vue fragile mais capable de tenir tête à un Puissant avec seulement deux lames ? Tu étais tout simplement incroyable. Si sauvage, si belle... J'ai envie de te briser depuis cet instant. Cela faisait si longtemps qu'une femme ne m'avait posé un tel défi !

  –Ça n'arrivera jamais !

  –Le crois-tu vraiment ? J'ai toute l'éternité pour y parvenir.

  Mes muscles se crispèrent. L'espace d'un instant, la perspective de rester sa prisonnière pendant des siècles me traversa l'esprit et raviva ma peur. Je repoussai au mieux cette vision horrifique. Jamais je ne laisserais une telle chose se produire ! Il en était hors de question ! Ce monstre avait tort, tout espoir n'était pas perdu ! Il n'allait pas me maintenir contre ce mur jusqu'à la fin des temps. Dès qu'il me relâcherait, dès que mes mains serraient libres et qu'il baisserait sa vigilance...

  –Mais revenons au présent. Comme je le disais, je tiens à te faire mienne ce soir, donc nous allons repousser ta vraie punition après notre union. Pour l'instant, tu vas jouer pour moi jusqu'au soupé, ma musicienne, quand bien même tu détestes ça !

  Vif comme l'éclair, il me retourna et m'immobilisa à nouveau par une double clef de bras. Je n'avais jamais autant haï ma finesse presque maladive. Une seule main lui suffisait à me maîtriser !

  –Et attention, pas un mot à propos de la porte aux autres, susurra-t-il, son souffle chaud caressant mon oreille, sinon c'en est fini d'elles. Tu m'as bien compris ?

  Je l'incendiai du regard.

  Prenant cette réaction pour un oui, il m'écarta du mur et me conduisit dehors. Tandis que nous cherchions les filles une à une, je faisais de mon mieux pour empêcher mes jambes de trembler, pour refouler la peur qui grandissait en moi. Si elle finissait par surpasser ma colère, je n'aurais plus la force de me battre.

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