Chapitre 7 - Partie 1

7 minutes de lecture

LUNIXA


  Mes doigts me faisaient mal. Cela faisait des années que je n'avais plus joué de violon aussi longtemps ; ils n'étaient plus habitués à glisser sur des cordes pendant des heures. À la fin de chaque morceau, j'espérais que l'Horloger m'autoriserait à arrêter pour mettre un terme à cette douleur, mais à chaque fois, il m'en demandait un nouveau et à contrecœur, je lui obéissais. Les yeux fermés, la tête appuyée sur sa main et un sourire aux lèvres, il m'écoutait sans bouger. Il ne touchait même plus à son verre de vin alors qu'il venait de le remplir, après avoir allumé quelques bougies. La luminosité décroissante du crépuscule ne suffisait plus à bien éclairer la pièce.

  Mon répertoire s’amenuisait de minute en minute. Bientôt, j'allais devoir me servir des partitions de la bibliothèque pour poursuivre ce simulacre de récital. Je m'apprêtais à entamer l'avant dernier morceau que je connaissais quand, enfin, il me fit signe d'arrêter.

  Je retirai le violon de mon épaule et manquai de le faire tomber tant mes mains tremblaient, épuisées par l’effort. Je le posai sur le piano avant que cela n'arrive vraiment. Dehors, le ciel avait fini de se couvrir de son manteau étoilé.

  –Comment ai-je pu me passer d'une musicienne pendant aussi longtemps... murmura l'Horloger dans un soupir. (Il rouvrit les yeux.) Au début, ta prestation était si mécanique que s'en était décevant. Il n'y a rien de pire qu'un musicien qui se contente d'enchaîner les notes sans leur donner vie. Mais dès le second, tu as fini par interpréter tes morceaux, à leur insuffler une telle âme... C'est devenu un réel plaisir de t'écouter.

  Mon estomac se noua. J'avais essayé de ne pas m'impliquer, refusant de lui offrir un concert digne de ce nom. Cependant, je n'avais pas réussi à résister longtemps face à la musique qui cherchait à s’exprimer à travers moi.

  –Gérard a vraiment bien fait de me parler de toi ; tu es plus qu'un joli minois exotique. Joues-tu d'autres instruments ?

  J'avisai d'un rapide coup d’œil sa collection.

  –De la flûte traversière.

  –Très bien, tu me ferras une démonstration demain.

  Mon malaise empira. J'avais à peine commencé à apprendre la flûte avant de fuir le palais et n'avais pas continué chez Giulia. Vu comment il venait de décrire ma façon de jouer du violon, il s'y connaissait en musique et avait des attentes très élevées. Ma faible maîtrise de cet instrument à vent ne le satisferait jamais.

  –D'ici là, tu vas te reposer. Et je te conseille de bien dormir cette nuit, car ce n'est pas demain soir que tu en auras l'occasion.

  Un frisson dévala mon échine tandis qu'il se levait pour s'approcher de moi.

  –Pourquoi ?

  Son sourire s'agrandit.

  –Mais parce que ce sera la nuit de notre union, ma douce, et j'aime que mes ébats durent longtemps.

  –C'est hors de question, crachai-je en reculant.

  Vif comme l'éclair, il réduisit la distance entre nous, glissa une main dans mon dos pour m'attirer à lui et saisit mon menton en coupe.

  –Bien sûr que si, tu m'appartiens.

  Ses lèvres s'écrasèrent sur les miennes. Tous mes muscles se bandèrent et une puissante vague de dégoût me traversa. Aussi révoltée que répugnée par cette démonstration de force et de possessivité, je le giflai. La tête de l'Horloger pivota sur le côté, libérant enfin mes lèvres. Une seconde passa avant que ses yeux ne glissent sur le côté pour se poser sur moi. Le regard noir, il m'en retourna une. Le choc fut tel que je m'écroulai sur le piano.

  –Fais attention à ton attitude, déclara-t-il froidement. Je ne tolérerai aucun autre débordement de ta part.

  Encore sonnée par la violence du coup, je ne réagis pas lorsqu'il referma ses doigts autour de mon poignet et me tira hors de la pièce. Il remonta le couloir en silence, ouvrit la porte de la chambre, puis me poussa brutalement à l'intérieur. Je tombai par terre.

  –Ottilie ! tonna-t-il. Viens-ici, c'est toi qui vas faire le repas de ce soir.

  La jeune femme prisonnière de son corps d'enfant frémit mais le rejoignit sans un mot. Il claqua la porte dans son dos. Dès qu'il l'eut à nouveau verrouillée, les autres filles se précipitèrent sur moi et m'aidèrent à me relever.

  –Tu vas bien ? s'inquiéta Berta.

  –Il n'est jamais resté avec la même fille pendant toute l'après-midi, assura Hedwige au même moment, pourquoi t'a-t-il gardé aussi longtemps ?

  –Vous avez déjà couché ensemble ? demanda Hermine.

  –Ma...

  Mes yeux s'écarquillèrent d'un coup. Malgré le capharnaüm de questions, je reconnus immédiatement cette voix. Je me tournai vivement vers son origine et croisai le regard bleu profond de la jeune femme enveloppée d'une serviette de toilette et les cheveux encore mousseux à l'entrée de la salle de bain.

  –Magdalena !

  Je me précipitai vers elle et refermai mes bras autour d'elle. Ses muscles se tendirent légèrement.

  –Dame Nature, merci... Tu vas bien.

  –J'ai eu tellement peur pour vous, murmura-t-elle. Quand je me suis réveillée, les filles m'ont expliqué la situation, m'assurant qu'il ne faisait rien la première fois. Mais je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter.

  –Je vais bien, assurai-je. Ne te fais pas de souci pour moi.

  Elle m'observa un instant et son regard s'arrêta sur ma joue.

  –Je ne dirais pas ça...

  Maintenant qu'elle fixait l'endroit où m'avait giflé l'Horloger, la douleur s'éveilla. Je passai une main dessus. Ma peau était brûlante sous mes doigts.

  –Ce n'est rien, je te promets. Et toi, comment te sens-tu ? L'havankila...

  Je ne me souvenais que trop bien de la violente réaction qu'elle avait eu en inspirant ce poison. Faisait-il encore effet ?

  –Ça va, déclara-t-elle avec un petit sourire.

  Ses yeux me semblaient pourtant plus brillants que d'habitude. Était-elle encore fiévreuse ? Je m'apprêtai à lui poser la question quand une voix s'éleva dans mon dos.

  –Dîtes-voir, toutes les deux...

  Je me retournai. Les trois hétaïres nous observaient d'un drôle d'œil.

  –Vous sortez d'où ? poursuivit Hedwige. Je pensais que ce type n'enlevait que des filles de plaisir mais vous n'avez pas de tatouage. Vous étiez en formation ?

  Je secouai la tête, le cœur lourd.

  –Nous étions simplement au mauvais endroit au mauvais moment.

  Par ma faute...

  Le poids sur ma poitrine s'alourdit. Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration pour le chasser. Je ne devais pas laisser la culpabilité me ronger, pas pour le moment, sinon, je n'aurais plus la force de nous faire sortir d'ici.

  Sentant une main se poser sur mon bras, je baissai les yeux vers Magdalena.

  –Je vais finir de me rincer, me prévint-elle avant de retourner dans la salle de bain.

  Je lui emboîtai le pas après un dernier coup d'œil aux filles de plaisir. Magdalena me laissa entrer dans la pièce sans rien dire, comprenant que nous devions discuter en privé.

  –J'ai juste deux trois petites choses à lui dire, expliquai-je aux filles.

  –Prenez votre temps, fit Berta On comprend.

  Je lui offris un petit sourire pour m'excuser et la remercier, puis refermai la porte derrière moi. Mes muscles se tendirent lorsque je remarquai qu'elle était dépourvue de clef. Je devrais faire très attention à ce que personne n'entre dans la pièce quand je me laverais.

  Je me tournai vers Magdalena mais, la voyant porter une main au nœud de sa serviette, je me concentrai sur un coin du plafond. Quelques secondes plus tard, l'eau se mit à couler. Je me rapprochai du rideau afin que nous puissions nous entendre malgré le bruit de l'eau et m'assis par terre.

  –Es-tu sûre d'aller bien ? m'assurai-je. Tu avais de la fièvre lorsque je me suis réveillée. Et quand Kalor avait été empoisonné...

  –Votre mari est un Élémentaliste, me coupa-t-elle, contrairement à moi. J'ai beaucoup souffert au tout début car pendant quelques minutes, j'ai perdu le contrôle sur mes pouvoirs alors qu’ils étaient encore actifs. Maintenant qu’ils sont bloqués par l'havankila, ça va mieux. Et la dose n'était pas suffisante pour me rendre vraiment malade ou me faire perdre la raison... Cependant, je reconnais que ce calme est perturbant.

  –Ce calme ? répétai-je.

  De quoi parlait-elle ?

  –L'absence de sentiment... Normalement, les émotions des personnes autour de moi me parviennent sans cesse, mais depuis mon réveil, je ne ressens plus rien même si je suis entourée. C'est une sensation assez étrange.

  –Tu veux dire que tu lis nos émotions à longueur de temps ? m'étonnai-je.

  Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que Magdalena ne me réponde.

  –Je sais que ce n'est pas bien mais je ne peux pas l'empêcher. Je n'ai jamais réussi à éteindre complètement cette capacité depuis que mes pouvoirs se sont éveillés. Même quand je ne m'en sers pas, elle est encore active dans un rayon de trois mètres autour de moi.

  Ne pas se laisser submerger par ses émotions ou même faire le tri dans ses propres sentiments pouvaient parfois être si compliqué... Comment faisait-elle pour supporter en plus ceux des autres ? Cela devait être tellement fatiguant. Je n’aurais pas aimé être à sa place.

  L’eau s’arrêta de couler. Je fermai les yeux et entendis Magdalena tirer sur le rideau, sortir de la douche, puis commencer à se sécher.

  –C'est bon, assura-t-elle une minute plus tard.

  Mes paupières se soulevèrent. Toujours enveloppée de sa serviette, elle s'adossa au mur et se laissa glisser à côté de moi. Ses immenses cheveux roux flamboyants s'étalèrent sur le sol autour d'elle, serpentant sur le carrelage gris tels des petits sillons de lave. Elle se tourna vers moi et ses magnifiques yeux saphir liserés de violet s'attardèrent à nouveau sur ma joue douloureuse.

  –Pourquoi vous a-t-il frapper ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0