Le thé

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Les sept étaient assis chacun au fond d’un fauteuil dans le grand salon de François. Au centre de la pièce campait fièrement une table basse sur laquelle étaient posée une théière vermeille et une boite de biscuit de chez « Droséra et fils, petit fils, arrière-petit-fils et beau-frère ». C’étaient les meilleurs biscuits de la région, mais pas les moins chers. En effet, le magasin de Lady Droséra était rempli de luxes en tout genre pour gens riches et dépensiers, et les sept étaient dotés de coffres assez remplis derrière des tableaux d’ancêtres oubliés pour faire partie de sa clientèle. Toujours est-il que chaque samedi à 17h précises, ils se retrouvaient chez leur notaire/avocat/banquier qui assurait au passage d’autres menues fonctions.

- Monsieur n’est toujours pas arrivé, Damien ?

- Toujours pas, monsieur Théophile.

- Quand se décidera-t-il à venir nous voir quand nous venons chez lui ?

- Je ne sais pas, madame Madeleine.

- Au passage, Marie, monsieur n’a pas laissé un quelconque message ?

- Rien. Désolé.

- J’ai l’impression que c’est chaque samedi la même chose depuis dix ans… soupira Simone.

- Taisez-vous et buvez votre thé, répliqua Marcel.

- Je vous ai demandé quelque chose, bibendum ?

- Du calme, vous deux ! s’écria Francis

- Ne t’en mêle pas, lui conseilla Théophile à l’aide d’un coup de coude.

Coup de coude en retour. Renversée de thé sur les genoux de Théophile.

- Abruti ! grogna l’ébouillanté.

- Je me mêle de ce que je veux ! répondit Francis.

- On ne vous dérange pas trop, là-bas ?

- Ta bouche, Hortense !

Hortense se leva, le visage encore plus violacé que ses lèvres. Elle aurait pu sortir le revolver de son sac à main et abattre de sang-bouillant Francis qui palissait. Elle ne le fit cependant pas, c’était la règle. Pas de mort chez François. Hortense n’en était pas à son premier énervement qui aurait pu conduire à une violation de la règle, mais à chaque fois, elle tenait bon. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas un simple collègue crétin qui allait la forcer à utiliser une arme. Elle avait hélas les nerfs facilement irrités. Francis soupira et reprit des couleurs. Il but sa tasse de thé d’un trait.

- Ma très chère Hortense, voudriez-vous un peu plus de thé ? demanda poliment Marcel.

- Pour aller aux toilettes toutes les cinq minutes ? Merci bien !

Marcel se sentit légèrement vexé par cette remarque sur sa boisson préférée. Il fallait toutefois le reconnaitre, aucun des sept ne risquait d’attraper une infection urinaire. Et pourtant, Martin rajoutait du Gin dans sa tasse, Simone y plongeait ses pilules, Marcel y versait un sucrier entier et Madeleine y diluait du café soluble. Malgré ces particularités et différences, tous prenaient du thé et des biscuits à la même heure, le même jour.

- Un biscuit ? tenta Martin à l’adresse de Simone

- Surement pas. Rien que vous toucher risquerait de m’empoisonner.

« Ça fait plaisir d’être gentil, grinça-t-il entre ses dents.

- Vous avez toujours été un séducteur né, mon cher…

Lady Drosera venait d’entrer dans le salon. Elle portait une robe magnifique et inimaginablement onéreuse ainsi qu'une écharpe en renard, sans doute de synthèse. Ses mains étaient encombrées de bagues et bracelets cliquetants ornés de divers pierreries et métaux précieux. Son cou n’était chargé quant à lui que d’un collier, mais qui, à lui tout seul, valait une fortune. Ses cheveux étaient réunis en un chignon tenu par deux aiguilles en jade.

- Hélas, vous ne possédez visiblement pas le… charme nécessaire.

Eclat de rire sonore.

Martin rougit jusqu’aux orteils. Ce n’était pas la première fois qu’elle lui faisait cette remarque.

- Mais que nous vaut cette apparition divine, mon amie ? gazouilla Marcel.

- Quelle question ! s’étonna l’arrivante. Nous sommes le premier samedi du mois !

- Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! gémit Marcel. Avec toutes nos préoccupations, je l’avais totalement oublié. Veuillez m’excuser.

- Ce n’est rien, le rassura Lady D. A force de tripoter des toxines, cela vous altère la mémoire.

- Une tasse de thé, madame Drosera ? demanda Marie.

- Venant de vous, je l’accepte volontiers.

- Que doit-on comprendre? Interrogea Madeleine d’un ton acariâtre.

- Eh bien, c’est très simple : je ne suis citée nulle part dans vos paperasseries de non-empoisonnement et autres billevesées.

Crispations de lèvres chez tout le monde, sauf Lady Drosera se gaussant d’un rire de diva.

- Allons, je plaisante, ne soyez pas si nerveux. Les relations sont donc à ce point tendues ?

Comme pour répondre à la question, une porte claqua au premier étage. Les sursauts causés par le bruit engendrèrent des taches de thé sur les habits.

- Très sincèrement, je vous demande à tous de rester en… disons, entente convenable. Je ne tiens pas à perdre mes meilleurs clients.

Silence général.

- Un siège, très chère ? proposa Théophile.

- Enfin un homme galant ! tonna Lady D. Cela devient rare de nos jours. Regards appuyés sur Martin, Francis et Marcel. Que deviendrais-je sans vous, Théophile ?

Murmure général sauf Théophile qui sourit bêtement à Lady Drosera.

- Oh, mais j’oubliais. Où est le charmant propriétaire de cette demeure ?

- Il n’est toujours pas rentré, madame, répondit Marie.

- Toujours absent quand on a besoin de lui, fit remarquer Francis.

- Allons, n’oubliez pas qu’il faut savoir se faire désirer, objecta Lady D.

- Après dix ans, je crois que l’on est en droit de…

- Cessez donc de jacasser !

« Quelle bonne femme autoritaire, celle-là.

Coup de parapluie de Lady Droséra sur Francis

- Mais, mais… balbutia le maltraité.

- Vous le pensiez si fort que ça s’entendait ! Rustre ! Goujat !

- Je dois bien admettre que vous avez raison, s’empressa d’ajouter Simone.

- Le pauvre homme n’a jamais su rester discret. Il suffit de voir la qualité de ses crimes.

Francis se leva comme un chat qu’on aurait aspergé d’eau. Il se rua vers Marcel et, arrivé à quelques centimètres de son ventre, il pointa sous son quintuple menton un doigt menaçant.

- Que vous me critiquiez, passe encore, mais jamais, au grand jamais, vous ne pouvez critiquer mon travail, sinistre pachyderme !

Tentative de redressement de Marcel soldée par un échec.

- Sachez, jeune blondin, que…

Lady Drosera frappa dans ses mains. Les deux hommes se regardèrent droit dans les yeux qui fumaient et causaient des arcs électriques.

- Calmez-vous, voyons ! Nous ne sommes pas des voyous dans une ruelle mal éclairée.

- Vous avez raison, souffla Marcel dont le pouls revenait à sa normale. Grâce à vous, nous échappons au massacre.

- Il est dégoutant d’obséquiosité, murmura Madeleine à l’oreille de sa voisine.

- Elle, elle n’est pas mauvaise dans le rôle de la vieille peau désagréable lui répondit Hortense.

Froncement des sourcils de Lady Drosera en direction des deux femmes.

- Et comment vont les affaires en ce moment, mon cher Martin, lança Madeleine avec un ton qui cachait assez mal son anxiété soudaine.

- Assez bien. Très bas : pourquoi vous me demandez ça ? Qu’est-ce qui vous prends ?

- Rien, rien, ne vous inquiétez pas. Un peu trop haut : Mais c’est parfait !

- Trêve d’hypocrisies vous deux, lança Théophile.

- Toujours là où il ne faut pas, lui cracha Hortense.

- C’est d’ailleurs comme ça qu’il a failli un jour se faire arrêter par la police, ajouta Martin avec une certaine délectation.

- Vraiment ? Il ne m’en avait jamais parlé ! s’exclama Lady D, enthousiasmée.

Toussotements de Théophile

- Je serais ravie que vous me racontiez cela, ajoute-t-elle.

Toussotements de Théophile-bis

- Cela promet d’être amusant ! dit-elle enfin en souriant.

- Ça l’est, ne vous inquiétez pas, surenchérit Simone.

Toussotements de Théophile-ter

- Mais, que vous arrive-t-il ? Vous avez sans doute bu votre thé trop vite, s’inquiéta Lady D.

- Heu, oui. Ce doit être ça… répondit Théophile.

- Voudriez-vous un bonbon pour la gorge ?

Lady D tendit vers l’homme un petit paquet de bonbons en tissu.

- Non, non, ça va aller. Ce n’est vraiment pas la peine. Répliqua promptement l’intéressé.

- Vous avez raison de refuser.

- Pourquoi donc ? s’enquit Marcel.

- Ce sont en fait des bonbons diurétiques !

Ricanement général sauf de Théophile

- Et vous transportez ça dans votre sac ? interrogea Simone.

- Sait-on jamais. Après tout, n’avez-vous pas vous-même quelques poisons et autres dans votre sac à main ?

- Bien sûr que non. Et si je me faisais fouiller ? Il faut être plus prudent par les temps qui courent. Nous sommes constamment en danger.

- Mais alors, où cachez-vous tous vos outils de travail ?

- J’ai deux petites boites de cyanure dans mon soutien-gorge…

Ricanements de la part des hommes.

- Une aiguille enduite de ricin dans chacun de mes talons haut et une petite boite d’arsenic dans mon chignon.

- Elle cache bien son venin, la vipère, murmura Francis à son voisin.

- Quelle ingéniosité ! s’enthousiasma Lady D en applaudissant de ses mains gantées.

- Elle ne vous a pas avoué qu’elle a aussi des somnifères dans sa culotte se moqua Martin.

Rougissement extrême de Simone et regard assassin vers Martin. Rire quasi-général

- Est-ce vrai, ma chère ? demanda Lady D.

- Mais… non… c’est faux, il ment… je n’ai jamais… enfin, tout de même… dans ma…

- Oh, ce n’est pas bien grave. Hortense, elle, cache dans sa réserve de poison…

Martin venait d’en dire trop.

- Mais tu vas te taire, oui ? hurla Hortense, pourpre à son tour.

- C’est extrêmement inconvenant, lança Madeleine, ravie de pouvoir poignarder Martin

- Evidemment, dès que l’on se met à raconter des anecdotes amusantes… répliqua-t-il.

- Est-ce que moi, je raconte que tu as… commença Simone.

- Allons, les enfants. coupa Lady D. Cessez donc de vous chamailler. Nous ne sommes plus en maternelle dans la cour de récréation.

Temps de silence assez court.

- Heureusement que vous êtes là. Nous avons encore échappé à l’hécatombe.

- Vous vous répétez, mon pauvre Marcel. Je vous l’ai bien expliqué : ce sont vos toxines. Soit dit en passant, Martin, vous êtes un misérable cuistre.

- Moi ? Mais que…

- Ce que vous avez raconté ne se raconte pas ! C’est bien pour cela que vous êtes toujours célibataire.

- C’est surtout que c’est un coureur de jupons.

Madeleine se fit aussitôt mitrailler du regard par Martin.

- Je dois bien le confirmer, approuva Lady D

- Je vous aurais bien raconté quelques histoires croustillantes… amorça Hortense.

Toussotements de Martin

- Mais après ce qui vient de se passer, je pense que ce serait malvenu. Acheva-t-elle.

- Quoique… suggéra Francis.

Toussotements de Martin-bis

- Vous aussi, vous avez du boire votre thé trop vite, fit remarquer Lady D.

- Permettez que je refuse d’avance vos diurétiques, répondit aussitôt Martin.

- Je ne comptais de toute façon pas vous les proposer. Maintenant que vous connaissez l’astuce…

Tentative de changer de sujet :

- Et du côté de votre famille, que se passe-t-il ? demanda Marcel.

- Mon bon à rien de fils a oublié de renouveler le stock de biscuits.

- Ce n’est pas bien grave. Rétorqua Madeleine.

- Certes ! Cependant, que serait un thé sans vos délicieux biscuits. flatta Marcel.

- Il est dégoulinant de bassesses. Murmura Hortense à son voisin.

- Oui, mais les biscuits sont vraiment bons. Répondit-il.

- Vous me faites rougir, sourit Lady D en adressant un petit clin d’œil pour le compliment chuchoté. Sinon, mon petit-fils est encore en voyage d’affaire.

- Oh, comme je l’envie de voyager de par le monde… soupira Hortense.

- Et votre arrière-petit-fils ? questionna Simone.

- Il va bientôt avoir deux ans ! Tenez, j’ai une photo de lui.

« Comme par hasard…songea Théophile.

- C’est bien vrai qu’il est mignon. Re-flatta Marcel.

- Il est vraiment charmant. Ajouta Martin.

- Et votre beau-frère ? demanda Francis.

- Ah, celui-là… Il a dépassé les cent ans et il cabriole encore comme un bambin. C’est lui qui s’occupe du petit.

Sentant venir une description en détail du bébé, Madeleine s’écria

- Oh, mais… Mon Dieu, je n’avais pas vu passer l’heure. Il est déjà 18h00. Je dois partir, et tout de suite. J’ai … vite un mensonge… un contrat à accomplir.

- Moi, j’ai un rendez-vous avec mon jardinier ; rapport à une visite récente. Dit Hortense.

Regard appuyé vers Francis

- Pareil ! ajouta Martin

Regard appuyé vers Hortense

- Idem ! s’écria Simone.

Regard appuyé vers Théophile

- J’ai un rendez-vous urgent ! sursauta Francis.

- Je dois aller faire une visite à l’hôpital ! termina Marcel.

- Vous partez déjà tous ? demanda Lady D, légèrement déçue.

- Euh… Non, moi je n’ai rien à faire… répondit inconsidérément Théophile.

- Parfait, parfait, parfait ! Puisque tous les autres partent, je vais pouvoir papoter avec vous.

Soupir de Théophile et regard vers le plafond.

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