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Hugo est redevenu chaleureux, comme si rien ne s’était passé. Je sens qu’il a quelque chose à me dire. Je n’ose pas le brusquer. Non ! La vérité est que je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas avoir à gérer ses difficultés, ses tourments. J’ai de l’affection pour lui, mais je ne suis pas en état. Si je m’intéresse à lui, je m’intéresse à moi, à toi, à ton absence. C’est trop dur. Je ne peux pas, je vais me briser.

Il me parle de lui. Beaucoup trop maintenant ! Il ne me dit rien de fondamental, car il évite soigneusement ce qui le tourmente. Il est le quatrième d’une fratrie de cinq enfants. Trois filles, puis deux jumeaux, sa sœur et lui. Pas de chance, c’est lui le garçon ! Mauvaise pioche, selon lui, bien qu’il soit le dieu de la maison : sa mère et ses sœurs sont à sa dévotion. Son fardeau imposé est de porter l’avenir de la famille, de préserver la continuité du nom. Pour son père, il est le sauveur. Il doit être irréprochable pour assurer son destin. C’est pour ça qu’il est là ! Pour réussir, comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père…

Son problème est là, mais je ne comprends pas pourquoi. Il travaille bien, il va réussir. Peut-être veut-il être aventurier, artiste ? Cela ne lui ressemble tellement pas !

Je sais tout de lui : Émilie, sa jumelle, la plus belle, la plus intelligente, la plus sportive, celle qui a tout eu. Lui, le médiocre, le rêveur, le malingre toujours malade. Sa jumelle a cristallisé la jalousie des aînées pour ces deux marmots bouffeurs de leurs parents. Pas de leur affection, car c’est une tribu où on n’exprime pas les sentiments, encore moins l’amour. Cela n’existe pas. Sauf entre eux deux, au lien si fort, au partage complet, à la consolation permanente. Je sais tout d’Émilie !

Je sais tout de leurs vacances, de leur richesse, de leurs connaissances, de leur quotidien ! Décidément, je ne croise que des gosses de riches ! Des gosses de riches malheureux !

Il se raconte sans réserve, mais il reste distant. Plus jamais il ne me touche et je m’en garde bien. Je suis fasciné par cette logorrhée. Curieusement, cela me passionne. Pénétrer sa vie, avec son invitation, est une ouverture incroyable sur l’âme humaine. À travers lui, je découvre les autres. Je n’ai connu que toi. La plénitude. J’ignorais la complexité de l’esprit. J’aime ces moments interminables.

De temps en temps, Hugo s’arrête et me demande :

— Et toi ?

Que faire ? Je lui raconte la banalité de ma petite vie, des parents aimants, le petit appartement, les vacances. C’est pitoyable de n’avoir rien à dire sur soi ! Ça me ressemble trop. Alors, je lui parle de ce que je n’aime pas chez moi, la malchance de mon physique, ma timidité, mon âme tourmentée, tout ce que tu as déjà entendu. Son sourire de compréhension montre que nous partageons les mêmes faiblesses. Tu n’as jamais connu ça et nous n'en avons jamais causé : ces vexations si fréquentes quand on est différent. Par exemple, ces moments atroces quand il faut jouer au football : tu ne sais pas y jouer, tu as même horreur de ça, mais ta seule peur, c’est la honte d’être laissé sur la touche. Tu es choisi et maintenant, c’est la peur de montrer ta nullité qui te prend, tu attends la passe, mais tu sais que tu vas foirer. Et s’il y a un but, c’est à l’autre bout du terrain et on t’oublie pour s’embrasser de fierté. Que ces heures sont difficiles, inutiles, répétitives ! Nous rions ensemble de ces occasions où nous sommes lamentables. Arriver à nous amuser de ces mini-tragédies nous rapproche. Je lui avoue ma solitude, due à mon caractère, mais aussi l’appréhension du rejet. Je n’ose pas lui dire que tu as été la première personne à m’accueillir. Je n’ose pas lui dire que je t’aime. Pas par honte, certainement pas ! Mais lui dire, c’est aussi dire ton absence. Je ne suis pas prêt, je ne le veux pas.

Je lui dis ma mise à l’écart systématique, parfois mon rôle de souffre-douleur, le repli dans le silence de mon isolement. Je lui masque la véritable cause. Il y a mon physique, ça, il le sait, mais il y a surtout ma différence. Comment lui dire ? Mes parents ont toujours su, toi tu as deviné. Les autres qui l’avait remarquée l’ont prise comme raison de m’humilier ou de me battre. Ses yeux de compassion montrent la devination d’un innommable. Lui a supporté les railleries, car il a le refuge d’Émilie ; elle le console et lui insuffle le courage de les ignorer, lui promettant un avenir plus doux. Il me dit sa crainte de nouer un contact, avec l’appréhension de l’apparition d’un sentiment. Aimer, il ne sait pas ! Je découvre mon frère de peine.

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