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Aujourd’hui, nous allons nous revoir. Je sais que tu seras là à m'attendre. Je suis en train de me préparer. Tu me moques pour ça, mais je me suis rasé. C’est inutile, tu me l’as si souvent murmuré, ton doigt survolant ma joue. J’ai mis mon pantalon noir serré, celui que nous avons acheté ensemble. Il me donne des jambes de sauterelle, mais quand ta paume se pose sur moi, je sens tes frémissements. Un t-shirt blanc, trop grand pour masquer ma gracilité, comme tu dis. Ta main pourra se glisser dessous… Le sweat à capuche, car je ne peux plus m’en passer, dissimulation oblige !

En m’apprêtant (j’aime ce mot ambigu !), je repense à notre première rencontre, tu t’en souviens forcément. Cela faisait deux ans que nous étions dans la même classe, toi le leader, entouré de ta cour, de tes potes et de tes groupies, qui ne restaient jamais longtemps tes petites amies. Quelle valse, quelle réputation ! Moi, au bout du premier rang, côté mur pour ne pas être dans la lumière, récoltant les meilleures notes malgré les bafouillements à chaque interrogation, le solitaire replié dans sa coquille. Je te contemplais, toi, le mec sûr de lui, le sportif épanoui. J’étais si mal dans mon corps, dans ma tête. Je m’imaginais dans tes bras, sentant ta force m’envahir, me transformant en prince, en héros. Tu n’avais jamais un regard pour cet avorton d’échalas. Enfin, si, justement, ces rares coups d’œil lointains, dont je n’étais pas certain, mais qui me faisait rougir le cœur.

Tu adores ébouriffer mes cheveux. J’aime quand ta main malaxe mon cuir chevelu, pressant ma tête contre tes lèvres. Je n’aime pas sortir mal coiffé, mais pour toi, aujourd’hui, je les laisse en bataille.

Je ne t’ai jamais raconté quand ton pote m’a traité de fille, enfin tu sais, ces mots horribles qui font si mal. Tu n’as rien dit. En rentrant, le long du quai, j’ai basculé. C’était la fois de trop. Un homme âgé m’a rattrapé juste avant l’arrivée du métro. Il m’a regardé avec tant de pitié que j’ai pleuré sur l’épaule de cet inconnu. Il m’avait enlacé doucement, sans un mot, m’offrant le réconfort de sa chaleur. Je me suis cru dans tes bras. Je me sentais bien. Quand je suis revenu à moi, je me suis enfui en courant, sans même le remercier. J’ai espéré le recroiser. J’en suis encore honteux.

Je suis prêt. Je me faufile, car je ne veux pas dire à ma mère où je vais. Elle est si inquiète maintenant. Tu sais, je repense sans cesse à ce jour. C’était le lendemain de l’incident avec ton espèce de connard de pote, tu t’en souviens forcément. C’était une de ces nuits froides et humides de décembre. Je ne t’avais pas vu dans l’obscurité du hall de l’immeuble. Je ne t’ai jamais demandé comment tu avais eu mon adresse. Mon premier réflexe en voyant ton ombre m’approcher, ce fut de m’enfuir, ce que je fais de mieux. Tu as été surpris de ce recul. Maintenant, je comprends l’immense courage qu’il t’a fallu alors : que savais-tu de moi, de mes réactions ? Si je t’avais dit non…

Quel choc pour moi ! Le dieu de mes rêves devant moi ! Sans rien dire, tu as écarté les bras, j’ai attendu les coups. Cela n’aurait pas été la première fois. J’ai fermé les yeux, prêt à tout subir de toi, déjà par amour. Quand je les ai réouverts, étonné, je n’ai pas su lire ton regard. Tu as avancé d’un pas, j’ai frissonné. Tu as refermé tes bras, je n’ai pas compris. C’est ta main caressant mes cheveux qui m’a fait fondre. J’ai tellement pleuré que je t’ai inondé. Tu te taisais, me consolant de ta douce pression. Tu m’as relevé la tête. Tes yeux me déclaraient le même emportement que le mien, si pleinement. Quand tes lèvres ont effleuré les miennes, mon premier baiser, je t’ai écrasé de mon amour impossible et maintenant éclatant. Sais-tu que nous sommes restés longtemps ainsi, dans le noir et le silence ? Puis tu t’es écarté, tu es parti. Pas un mot n’avait été échangé, devenus définitivement inutiles. Je me suis fait engueuler pour être rentré si tard. Je n’ai pas pu répondre, j’étais si heureux !

Inutile de te dire que je n’ai pas fermé l’œil, puisque j’étais dans mon firmament. Il a vite tourné au cauchemar : qu’allait-il se passer le lendemain ? Je n’ai pas voulu aller au lycée, mais j’avais tant besoin de te voir ! J’ai rasé les murs, encore plus invisible que les autres jours. Tu n’étais pas là ! Tu es arrivé en retard.

Puis ce fut la pause. Quel moment ! Tu as quitté ton groupe, tu es venu me chercher, alors que j’étais engoncé dans le recoin le plus obscur. Tu m’as pris la main, ramené au milieu de tes potes. Tu m’as embrassé devant eux, puis me tenant par les épaules, tu as affronté un par un leurs regards. Quelle force ! Tu aimais si souvent narguer les autres, qu’ils n’ont pas compris immédiatement. Aucune, aucun n’a tenté une remarque. Moi, je gardais les yeux baissés, n’existant plus, n’étant plus à ma place. Ta main me disait ton angoisse et je ne pouvais pas t’aider.

Tu n’as toujours rien dit ! Pourtant, d’habitude, on entendait ta voix de loin ! En rentrant, ton « grand ami » m’a fait tomber dans le couloir. Tu l’as aperçu. Ton poing est parti. Il s’est effondré, amoché. Cela a été si rapide que personne, à part nous trois, n’a rien vu. Il a conservé la marque pendant plusieurs semaines. Il est resté près de toi, m’ignorant de sa rancœur, m’assassinant de regards malsains.

Petit à petit, nous nous sommes écartés au lycée, c’était trop dur pour moi. Mais à peine la porte franchie, je savais que ta main prendrait la mienne, nous ne serions que tous les deux.

Nous trainions, tu t’es mis à me parler de ta vie. Je n’aurais jamais pensé que ton aura et ton charisme dissimulaient tant de souffrances, un tel vide familial. Tu m’as expliqué pourquoi tu étais venu me chercher. Tu attendais mon estime, tu désirais afficher librement ton affection pour moi si longtemps contenue, tu espérais aussi déclencher une réaction de tes parents, car forcément, ils l’apprendraient. Tu as attendu deux semaines pour qu’ils réagissent, puis un matin, tu m’as fait un clin d’œil. J’ai vu que tu avais passé une sale nuit, que cela avait été dur, mais tu semblais heureux, libéré. Tu m’as raconté la colère de ton père, l’effondrement de ta mère. Tu es venu dormir de plus en plus souvent à la maison. Tu te souviens du premier soir ? L’excuse vaseuse à mes parents qui l’ont prise en souriant. Je n’ai jamais su depuis quand ils savent pour moi.

Nous nous sommes déshabillés dos à dos. Je n’ai pas osé mettre mon pyjama, j’ai gardé mon caleçon et mon t-shirt, comme toi. Une fois dans le lit, quelle est la main qui a cherché le corps de l’autre ? Nous n’avions jamais risqué un tel geste ! Tu sais, c’est à ce moment, je crois, que j’ai enfin accepté que je t’aimais, même si tu étais un garçon. C’était trop violent. Quand tes doigts ont caressé mon… Quand j’ai senti le tien, si fort, j’ai su que nous irions au bout, que ce serait extraordinaire. C’était franchir le pas. Je ne pouvais pas te demander de le faire. C’est toi qui m’as interrogé. Si délicatement, si timidement que j’en aurais pleuré. C’est pourtant moi qui suis allé à la pharmacie, car tu étais terrorisé. Tu craignais d’entendre les mêmes mots que ceux crachés par ton père. Tu étais dans mon dos, je sentais le souffle de ta gêne dans mon cou.

Tu sous-estimes tous tes bienfaits pour moi. J’étais complètement honteux de mon corps, si informe, si malhabile, si ridicule. C'était toi qui me déshabillais avec douceur, caressant chaque centimètre découvert, retournant mes défauts et disgrâces en beautés que tu admirais, que tu chérissais. Tu m’as fait m’aimer. J’ai surpris la conversation avec ma mère. J’étais jaloux de toi, je peux te le dire, car elle t’accueillait avec plus de chaleur que moi. Pourtant, son amour est sans limites !

— Tu sais, Clément, depuis que tu fréquentes Joachim, il est plus beau, plus épanoui. Tu nous l’as transformé !

— Mais non, madame ! Il a toujours été comme ça ! Mais il se cachait. Moi, je l’ai trouvé beau le premier jour que je l’ai vu ! C’est vrai que pour l’aborder, c’était une autre paire de manches !

Alors que moi, je te trouvais beau de partout, parfait. Je n’étais pas le seul !

Tu te souviens de notre première fois ? Que nous avons été maladroits ! Entre notre envie et notre ignorance, quel désastre ! Ça a été douloureux ! Pourtant, il y avait tant de gentillesse, de prévenance, que cela a été merveilleux. Elle a scellé mon amour pour toi. Toi, uniquement toi, entièrement toi. J’ai senti que nous avions traversé ensemble le voile, que nous étions dorénavant pour toujours de l’autre côté. J’en étais fier, et si heureux. Cela m’a libéré. Je savais que ce serait difficile, mais le vivre avec toi, vivre pour toi méritait tous les efforts. Le plus beau, c’est que nous ayons pu nous connaitre tous les deux.

Je viens de passer la grille. Je n’aime pas ce moment, car tout revient.

La nuit de ce début d’été était douce, arrivée sans que nous nous en apercevions, envolés dans notre bulle. Le square s’était calmé. Nous étions là depuis des heures, à parler de notre projet de vacances, si comblés de cette journée avec les résultats du bac. Tu avais eu une mention ! Tu m’en attribuais le mérite, car je t’avais aidé, disais-tu. Pourtant, tu avais simplement travaillé à côté de moi ! Choisir le même cursus n’était pas pour rester ensemble ! Nous avions tout en commun, les centres d’intérêt, les amusements, les plaisirs… sauf le sport, c’est vrai ! J’ai failli m’y mettre, pour te côtoyer suant dans les vestiaires, pour te voir heureux de la victoire. Je n’avais évidemment pas le niveau ! C’était grotesque, mais si drôle !

Dans la tiédeur de cette soirée, je me souviens de nos épaules et de nos têtes l’une contre l’autre, de ce moment de silence où seule la présence suffit, car on se sait dans le cœur de l’autre.

Quand ils se sont plantés devant nous, avec les premières insultes, nous sommes partis, négligeant cette haine incompréhensible, souhaitant préserver notre cocon. Tout est allé si rapidement ensuite.

Je fus tiré en arrière. Un grand coup de poing dans le ventre m’écroula à terre. Je t’ai vu foncer dans le tas, la main gantée de fer qui te démolit le visage, ta chute en arrière, ton crâne qui frappa la bordure, ton rictus de souffrance qui me disait que c’était fini, les pieds lourdement chaussés qui te tapaient, s’acharnaient, alors que, déjà, tu ne réagissais plus. Mes cris qui alertèrent les passants, faisant fuir les agresseurs. Moi, penché sur toi, inconscient, dans le sang qui se répandait si vite, les appels au secours, l’attente, la si longue attente, les lumières des gyrophares, les pas qui couraient, des mains qui m’écartèrent doucement. Une blouse blanche courbée sur toi, des bras qui me soutenaient, un flic qui m’arracha un semblant de description. J’avais si peu vu, les yeux ravagés par l’horreur. Une phrase :

— C’est bon, il est stabilisé, on embarque !

J’étais dans l’ambulance, je sentis à peine la piqure qu’ils me firent. Je sombrai. À mon réveil, ma mère, dévastée par les larmes, me fixait. Je ne savais pas où j’étais. Je revenais lentement.

— Clément ?

Ses larmes redoublèrent. Je ne compris pas. Je replongeais.

Ce fut l’enterrement, avec tout le fric de tes parents, toute ta famille, qui t’abhorrait jusqu’au cinquième cousin depuis ton affichage, étalant cette douleur sociale pleurnicheuse. Je revois le rouge de honte et de colère de mon père quand il leur avait téléphoné pour que je sois au premier rang, près de toi. Ils l’ont humilié. Pauvre papa, qui partageait la douleur de son fils !

Je suis près de toi maintenant, il y a eu du soleil aujourd’hui, la pierre est chaude sous ma main. J’ai tant besoin de ton énergie, de ta force. Tout va bien.

Non, Clément, en fait, je n’y arrive pas, j’ai tant…

Excuse-moi. Il faut que je sois fort pour que tu continues à vivre. Je suis venu te dire que demain, c’est la rentrée, je ne pourrai plus passer tous les jours. Je ne viendrai qu’une fois par semaine. Clément, tu es toujours avec moi.

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