6 - Mon corps, ma chair, mon choix

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Yahel entra en furie dans la salle principale, faisant sursauter toute la tablée en grande discussion.

— Où est-elle ? Qu’est-ce que vous avez fait d’elle ?

Le prince se leva, surpris.

— Je ne comprends pas ? De qui vous parlez ?

— Tara. Elle n’est pas rentrée depuis des heures.

— Vous êtes allé voir dans les jardins ?

— Oui. Elle n’y est pas non plus. Et elle est partie sans son arme, ce qu’elle ne fait jamais.

Dans sa chambre, elle n’avait retrouvé que sa ceinture et son harnais, son bâton de combat rangé dedans. Prise d’une inquiétude soudaine sans pouvoir s’expliquer pourquoi, elle l’avait cherchée partout dans la maison, demandant au passage à ceux qu’elle croisait si quelqu’un l’avait vue. La seule information utile était qu’on avait vu Tara partir aux aurores. Yahel avait alors essayé de la trouver en se connectant à son œil, mais impossible d’y parvenir. Au final, elle contacta par radio leur équipe restée en dehors de la ville pour leur demander s’ils voyaient quelque chose, au cas où son écran serait hors-service. Quand ils essayèrent, une connexion semblait revenue, mais impossible de visionner quoi que ce soit.

Simon se leva à son tour, la rejoignit pour pouvoir lui parler sans que le prince puisse entendre.

— Tu n’arrives pas à voir où elle est ?

— Non. Personne. J’ai essayé depuis une heure. Étrangement, l’écran reste… noir.

— Je vous prie de nous excuser, elle n’est pas du genre à partir seule sans prévenir, expliqua Simon à destination de prince.

Oh, comme tu sais bien mentir ! rit intérieurement Yahel. Elle sait très bien le faire, mais on ne sait jamais.

— Je vois. Je vais me renseigner, dit le prince, compréhensif.

— Je reste dans sa chambre, au cas où elle se déciderait à rentrer, lui signifia Yahel.

La porte de la chambre s’ouvrit. Devant les yeux ébahis de Yahel, Tara déboula, habillée de vêtements typiques de la région, un voile drapé plus ou moins lâchement autour de sa tête, le tout dissimulant tant bien que mal ses mains bardées de métal et son œil artificiel. Yahel y trouva l’explication de cette image de flou noir qui ne quittait pas son écran.

Tara referma aussitôt la porte derrière elle.

— Où étais-tu ? Ça fait des heures qu’on te cherche, s’exclama Yahel.

— C’est ce que j’ai cru comprendre… Vous pouvez pas me lâcher ?

— Excuse-nous de nous inquiéter pour toi !

Yahel ne râla que pour la forme. La voix de Tara était étrangement basse et rauque, pas uniquement parce qu’elle semblait agacée, plutôt comme si cela lui demandait un effort de parler. Elle enleva son accoutrement d’une main, le laissa tomber au sol, présenta l’image même du soulagement.

— J’ai compris un autre intérêt de ce truc… Ça garde l’humidité sous la chaleur.

Yahel ne put manquer son visage fatigué, marqué, la sueur coulant sur le tatouage au-dessus de sa poitrine, entre les bretelles de son débardeur, juste avant que Tara ne se laisse tomber à genoux, se pliant en deux avec une grimace de douleur, une main à terre, l’autre contre son ventre.

— Ouf, je peux enfin me laisser aller… souffla-t-elle, terminant carrément couchée par terre. C’est con, la fierté, des fois…

Yahel bondit littéralement devant son état.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

— Rien que je ne veuille, rassure-toi… J’ai dû partir plus tôt que prévu… Pour éviter l’incident diplomatique, si j’ai bien compris, mais… Mmh… Vacherie, ça fait mal !

Sans comprendre de quoi il en retournait, elle l’aida à se relever et à se traîner jusqu’à son lit, non sans s’assurer qu’elle boive un peu d’eau au passage.

— Repose-toi pour le moment, mais il va falloir que tu m’expliques. Qu’est-ce que tu as fait ?

Tara ramena ses jambes vers elle, garda les bras contre son ventre, ferma les yeux. La veine de sa mâchoire battait, prouvant ses dents serrées.

— J’ai fait ce que j’avais à faire…

Elle n’arriva pas à en dire plus, la douleur continue usant ses forces. Yahel attendit un moment. Mais avant qu’elle puisse en savoir plus, la porte finit par se rouvrir. En grand, geste de colère.

— Elle est revenue, je le sais ! Bon, vous allez m’expliquer ce qui se passe ici ?

— Vous saviez où elle était, alors ?

— Elle passe difficilement inaperçue. J’ai appris qu’elle était dans notre clinique, mais impossible de savoir pourquoi.

Yahel fronça les sourcils, soupira.

— J’aimerais bien le savoir aussi…

Elle s’approcha du visage fermé de son amie.

— Tara ?

Simple grognement en réponse.

Le prince s’approcha.

— Laissez-la tranquille, elle n’est pas bien, lui signala Yahel.

— C’est ce que je vois, en effet, dit-il. Je crois que nous nous sommes tous emportés. Vous m’en voyez navré.

L’atmosphère s’était adoucie, tous les deux comprenant qu’il serait plus productif de s’associer pour au moins comprendre la situation, si ce n’était la régler. Yahel lui signala son inquiétude.

— Ce qui importe, c’est de savoir ce qu’elle a.

— Restez avec elle, je vais me renseigner plus en profondeur auprès d’eux.

— Je ne bouge pas d’ici, c’est mon rôle de veiller sur elle. Vous pouvez juste prévenir nos autres compagnons ?

— Je m’en charge.

Yahel le remercia. Le prince revint lui signaler ce qu’il en était. Il s’était chargé de tout en personne. La clinique envoyait un médecin.

— Privilège au prince, affirmerait-elle, se permit de dire Yahel avec un sourire en coin, sans cesser de couver Tara du regard.

— En effet. Et c’est le seul moyen que nous avons. Ils ne parlent qu’aux familles. Tout ce qu’ils m’ont dit, enfin… le message qu’ils étaient apparemment autorisés à transmettre, c’est qu’elle a fait ce qu’il fallait pour être une femme libre. Elle leur a dit que vous comprendriez.

Je crains que oui, pensa Yahel, se rappelant Tara traînant à discuter en aparté avec le personnel lors d’une visite particulière. Et au moins, ici, ils respectent leurs engagements.

— Je vous prie de sortir, le temps que je l’examine, dit le toubib aux deux gardes-malades une fois arrivé. Sauf si vous êtes de la famille.

— Un ange-gardien, ça compte, attaqua Yahel, piquée au vif, alors que le prince sortait discrètement.

Tara, qui avait somnolé jusqu’ici, remua, tourna un peu la tête dans leur direction.

— Un ange un peu trop mère poule si vous voulez mon avis. Oui, ça compte. Parce que si vous attendez sur de la famille biologique, vous pouvez toujours vous accrocher.

Le médecin la rassura, immédiatement conciliant.

— En tout cas, sachez que revenir seule, et faire tout le chemin à pied, en pleine chaleur qui plus est, c'était bien imprudent de sa part, sermonna-t-il. Si j’avais su que personne ne vous accompagnait, je ne vous aurais pas laissée sortir si tôt, ajouta-t-il en s’adressant à Tara.

Yahel trouva que Tara s’entendait bien avec ce toubib. Entre leurs échanges et les typiques petites cicatrices ventrales, cette auscultation lui confirma ce qu’elle avait deviné. Tara devait être sous anesthésie quand elle avait cherché à se connecter à elle, puis le voile et les vêtements avaient dû lui servir à circuler discrètement, sans être repérée comme une des membres de ce groupe d’étranger, au moins dans les rues.

Quand il termina en sortant une seringue, Tara hocha juste la tête en direction de son amie, lui signifiant que tout allait bien.

— Je lui ai donné un calmant pour la douleur, dit-il à Yahel après que Tara se fut retournée sur le côté. Elle va probablement dormir un moment, mais heureusement, tout va bien. Je ne pense pas qu’il y aura de complication. Elle aura juste encore quelques douleurs les jours prochains.

— Je reste auprès d’elle.

— Bien. Et rappelez-moi au moindre souci.

Yahel termina de l’installer plus confortablement, la recouvrant d’un drap fin. Le prince revint plus tard, un plateau en main.

— Permettez que je vous remplace pour la veiller, dit-il tout bas en posant sa charge. Vous devez être éreintée.

— Je ne la quitte pas, je suis là pour ça. Mais vous pouvez rester si vous le souhaitez. Désolée encore pour tout le ramdam inutile. Elle a réglé un petit problème personnel sans nous en avertir.

Il l’observa en train de dormir. Elle s’était pelotonnée sur elle-même, le visage apaisé sous l’effet des drogues. Seule sa tête dépassait du drap.

— Quand elle est ainsi, on ne voit presque rien, à peine quelques fines cicatrices autour de son œil. Elle a l’air tout ce qu’il y a de plus normal… presque fragile. Cela rappelle que derrière le mythe, il y a une simple femme.

— Un mythe n’est rien sans tous ses compagnons.

La voix de Tara. Elle parla sans ouvrir les yeux.

— Il n’est rien s’il est seul, il n’existe pas, il ne peut pas exister. Je ne serais rien sans eux. N’oubliez jamais cela.

Une fois seules, Yahel s’était allongée à côté d’elle. Elle se reposa ainsi, le temps que Tara se réveille pour de bon. Elle la laissa profiter un peu du thé et des gourmandises à leur disposition sur le plateau avant de lancer la conversation. Elle la sermonna d’abord brièvement, lui signalant que des gens s’étaient inquiétés pour elle.

— Tu as même appelé le camp extérieur ? Donne-moi une oreillette.

Yahel s’exécuta. Tara ne tarda pas à entendre une autre voix essoufflée couper Mathilde à l’autre bout de la ligne.

— Ben alors, on fugue sans prévenir ?

Même s’il avait parlé d’un ton enjoué, elle s’excusa auprès d’Erwan, lui promettant de tout lui raconter quand ils se retrouveraient.

— Attends ! Dis-moi, tu crois que j’ai mes chances ? Avec le prince, bien sûr, expliqua-t-il quand elle lui demanda auprès de qui. Bien que nos caméras délitent un peu les couleurs, des yeux pareils ! Bon sang, il est beau comme un dieu !

Se retenant vainement de rire, elle dut lui dire la réalité.

— Tant pis, j’aurais essayé, répondit-il sans avoir perdu de son allant. Mais dis-moi… Plus de bêtise, hein ?

— Si vous vous y mettez tous, j’ai plus le choix ! dit-elle avant de couper.

Enfin, Yahel put lancer le vif du sujet. Tara n’avait plus d’argument pour fuir la conversation. Et puis, elle le lui devait bien.

— Qu’est-ce qui t’a pris ? Pourquoi n’en as-tu pas parlé, au moins à moi ?

— Je ne pensais pas que cela allait tourner de la sorte. Tu as encore moins confiance que moi en eux, ma parole.

— Pas encore. Parenthèse : tu penses que c’est bon ?

— Partage des logements et de la nourriture, enseignement et système de soin accessible à tous, un marché où ça bouillonne de saveurs locales et de couleurs, autant sur les étalages que sur les vêtements et les visages… Pour le moment, en essayant d’allier le meilleur entre tradition et modernité, ce pays cumule les bons points. J’en ai profité, d’ailleurs, ajouta-t-elle en grimaçant. Très instructive, cette visite de leur clinique l’autre jour. Je suis retourné les voir, tu penses.

C’était vrai. Jusqu’ici, le prince et son entourage n’avaient pas menti. Ils avaient eu droit à quelques visites guidées, bien sûr, dont la fameuse clinique. Mais toute l’équipe avait pu circuler librement dans toute la ville. Quelques difficultés d’organisation dans la cité, d’où la volonté de trouver des solutions. Quelques regards méfiants aussi, mais quoi de plus normal quand un ou des inconnus vous aborde pour vous poser des questions, même l’air de rien. Assez souvent, c’était les habitants eux-mêmes qui venaient vers eux, en toute liberté. Sans compter Sophie, revenue de ses balades en solitaire à n’importe quelle heure du jour et de la nuit sans être inquiétée une seule fois. Encore un bon signe qui faisait qu’on se sentait bien dans ce pays. Presque ennuyant. Mais il leur restait encore à visiter les alentours, l’influence du prince se répandant sur la surface d’une petite région.

— Une femme libre, hein ? Ça ne pouvait pas attendre ? relança Yahel.

— Ici, ils m’ont écoutée. Et quand ils entendent que la décision est prise, ils n’attendent pas. Un point de plus pour le prince et son peuple. Et bon sang, il n’y en avait pas pour longtemps ! Sans parler que… Tu as passé pas mal de temps à mon chevet dernièrement, je pouvais bien te laisser tranquille ce coup-ci et me débrouiller seule. S’il n’y avait eu cet élan de panique, je serais restée là-bas le temps de me remettre.

— Tout ça ne t’a donc jamais fait changer d’avis…

— Yahel, je sais que tu veux mon bonheur. Si c’est ce que toi tu veux pour toi, j’espère de tout cœur que la vie te fera ce cadeau. Mais nous sommes différentes. Pour moi, ça n’en est pas un. Avoir un enfant, ce n’est pas pour moi. Je n’y ai jamais songé, même avant. Et maintenant, c’est encore moins envisageable. La vie que je mène me convient très bien comme ça. Tout ceci n’était qu’un malencontreux accident… Et d’ailleurs, il n’a jamais attendu cela de moi.

— Tara…

— Je suis son arme !

— Et alors ? Cela ne doit pas t’empêcher de vivre la vie que tu veux.

— C’est exactement ce que je fais. Je me suis engagée auprès de lui, auprès de vous tous. Écoute… Je sais que c’est difficile à comprendre pour toi, mais je ne veux pas être mère, je ne peux pas. Je croyais ne pas pouvoir donner la vie, et cela m’arrangeait, c’était logique avec ce que je suis. De toute façon, je ne pourrais pas donner à un enfant ce dont il a besoin. Je n’ai pas cela en moi. Justement parce que je ne l’ai pas eu. Je ne referai pas la même erreur. Et la nature a bien compris cela. Elle en a commis une, elle aussi. Elle l’a bien corrigée, la garce ! Elle a arraché du fond de mes tripes ce qu’elle-même y avait placé… Franchement, qu’est-ce qui aurait pu sortir de ce ventre, à part un monstre ? Elle ne l’a pas évacué pour rien !… Je n’oublierai jamais…

Yahel était soufflée de ces propos. C’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé.

— Tara… Tu n’es pas tes parents !

— Non… En effet… Et pourtant… Si, quelque part. Je suis autant ce qu’ils ont fait de moi que celle que j’ai choisi d’être. Je sais que… cet enfant, s’il avait dû être, il aurait eu un père, et toi, et des tas d’autres personnes qui l’auraient aimé et choyé, et qui jamais ne m’aurait laissé lui faire du mal.

Yahel ne lui demanda pas si elle l’aurait gardé. Tara, dans ses mots, venait de donner la réponse.

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