5 - Vous leur avez ouvert votre porte

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— Une nouvelle fois, bienvenue à vous tous. Profitez des charmes de notre région, vous verrez comme nous y sommes bien.

Tara était restée sur l’arrière de la grande salle, observant l’assemblée de gens présente. Elle écouta ce personnage qui les avait accueillis, apparemment à bras ouverts. Elle se déplaça un instant pour trouver un meilleur point de vue, mais toujours discret, plus complet, permettant d’avoir tous les visages dans son champ de vision, mais pas seulement. Pas d’arme visible sur le groupe d’accueil, mais n’en cachaient-ils pas sous leurs amples vêtements ?

— Et merci encore. J’ai été ravi d’apprendre ce que vous avez fait pour nous. Je suis heureux que vous nous ayez débarrassés de ces sinistres individus. Nous n’arrivions pas à mettre la main dessus et ils nous faisaient mauvaise réputation. À tort.

Ça, c’est ce qu’on verra.

Elle entendit vaguement Simon lui répondre.

— Mais il manque quelqu’un de votre délégation, ajouta le prince, haut et fort. Je ne la vois pas. Où est-elle ? J’ai tant entendu parler d’elle.

Elle ne put s’empêcher d’observer plus attentivement leur hôte, curieuse de voir celui qui avait réussi à motiver cette mission si lointaine.

Cet homme avait eu de très bons retours du réseau de la part de gens y ayant vécu, et qui avaient décidé un jour de venir ou revenir par ici, parce que c’était leur pays ou celui de leurs aïeux. Admirant la stabilité que nous avions, il souhaitait apprendre de notre fonctionnement. Il espérait apparemment beaucoup de cette rencontre et n’aurait pas bronché quant aux conditions de la procédure, tant qu’au final, son pays puisse devenir au moins un partenaire, si ce n’était intégrer le réseau.

Pour lui et les siens, c’était aussi une question de sécurité. Son pays se situait non loin d’une région se révélant être déjà une véritable poudrière avant l’effondrement, et dont l’explosion pourrait avoir des répercussions jusqu’ici. D’eux, impossible d’avoir des nouvelles, encore moins un contact. Pas bon signe. Et ce soi-disant prince refusait la guerre. Il se devait de protéger les siens. Avec le réseau par contre, nombreuses furent les communications radio avant ce jour. De fructueuses communications. Ainsi, attendue par la population en tant qu’amis, l’unité des dragons avait pu rentrer tranquillement dans cette ville, sans s’effrayer nullement de voir débarquer tout ce convoi de gens unis par un logo commun et les armes à portée de main. Enfin, la moitié du convoi, l’autre étant restée à distance, au cas où…

De là où elle était, elle ne pouvait pas rater ses yeux. Des yeux verts, contrastant magnifiquement avec son visage franc, légèrement sombre, une peau miel foncé rasée de près.

Le prince, qu’ils le surnomment. Le temps nous dira s’il a autre chose que son physique qui le justifie.

— Tara ? Ne vous inquiétez pas, elle doit être par là. Mais… Vous savez, les mondanités, ce n’est pas ce qu’elle préfère.

Il l’avait repérée, hélas. Il lui fit signe de venir.

— Venez ! Juste un instant, je vous en prie.

Elle soupira discrètement.

— C’est demandé si gentiment…

Elle décroisa les bras, descendit de son promontoire, s’approcha alors qu’on s’écartait pour lui laisser le passage.

— Ne vous cachez pas, vous méritez les honneurs.

— Je ne me cache pas…

Il la dépassait en taille, ce qui n’était pas difficile, et pourtant, elle le toisait carrément, les yeux plissés, le regard suspicieux.

— Je cherche juste où est le loup…

— Le loup ?

— Le décor a l’air trop idyllique pour le moment. Il y aura forcément une faille quelque part. Il y en a toujours une…

Elle entendit Simon tout doucement, désespéré ou blasé.

— Tara…

Elle l’imaginait se retenant de se frapper le front.

— Veuillez m’excuser, je vais vous laisser avec mes compagnons. Ils sont plus à même que moi pour discuter avec vous.

— Permettez, vous êtes libre de vos mouvements. Vous verrez que je n’ai rien à cacher. Tout n’est pas parfait, j’en suis sûr, mais tout comme votre roi, j’aspire à ce que mon peuple soit heureux. C’est pour cela que vous êtes là aujourd’hui. Vos conseils et nos échanges seront précieux.

Intérieurement, Tara leva les yeux au ciel.

Un rêveur. Encore. Ou un menteur de première.

— Nous nous reverrons plus tard, j’aurais plaisir à discuter avec vous, lui dit-il.

Elle abaissa la tête en signe de respect, histoire de ne pas mettre plus à mal le travail de Simon. Elle recula, retourna s’installer sur son perchoir.

— Je vous trouve enfin, s’exclama le prince.

Elle stagnait dans les grands jardins attenants à sa maison. Pour elle, la taille d’un petit château. En plus moderne, ou plus adapté au climat local. Bien agréable d’ailleurs, de faire une sieste à l’ombre de ces arbres. Elle avait bien apprécié leurs fruits à la douce saveur sucrée.

Elle décroisa ses bras dont elle s’était servie comme oreiller, se redressa, se positionna en tailleur.

— Vous me prenez en flagrant délit. Je me suis laissée happer par la douceur de votre parc. Sacré défi architectural d’installer ça sur le toit… Un des toits, plutôt.

— Vous m’en voyez ravi. Vous êtes bien installée ?

— Franchement… C’est grand !

Il rit. Un rire gentiment moqueur, peut-être, fort probable même, parce qu’il n’entendait pas ce commentaire pour la première fois, se doutait-elle.

— Et vous êtes déjà allée faire un tour en ville ?

— Pour le moment, je n’en ai vu que les toits et la blancheur de ses habitations. J’ai commencé par faire le tour de votre demeure, ce qui n’est pas rien. Et pour mon malheur, je suis arrivée ici. Difficile d’en sortir.

Il leva les sourcils.

— C’est trop agréable, expliqua-t-elle. Je crois que j’en avais besoin… J’ai eu des jours difficiles, dernièrement.

Il n’en demanda pas plus, respectueux. Se demandant ce qui lui prenait de parler autant, elle se secoua intérieurement. Elle se leva, lui fit face.

— On dit que vous êtes un prince.

Il rit encore plus franchement.

— Je suis en effet issu d’une famille avec un certain rôle et une certaine renommée dans notre communauté. Mais ça, c’était avant. Par la suite, ce sont les aléas de ces dernières années qui ont fait que j’en suis arrivé là, ou plutôt les gens. Tout ce qui comptait autrefois, la naissance, l’argent, les possessions, le prestige… tout cela s’est perdu. À part la maison…

— Je n’ai pas l’impression que vous ayez perdu certaines habitudes…

Elle ne s’expliqua pas plus. Inutile. Le faste apparent et la simple présence d’hommes, et surtout de femmes assurant le service, ces dernières s’étant rapidement isolées de leur côté durant la réception de bienvenue, ne l'avaient pas aidé à se mettre à l’aise. En même temps, elle n’avait pas vu de sourire forcé, de visage crispé, d’expression tendue, encore moins de peur. Au contraire. Dans une ambiance bonne enfant, c’était partage, échange de conversations joyeuses autour de grandes tablées généreuses, de rires, d’enfants surgissant soudainement au détour d’un couloir, galopant comme de beaux diables, quitte à renverser les adultes présents, répondant par des rires espiègles aux remontrances joyeuses des nombreux oncles et tantes. Était-ce trop honnête pour être vrai ?

— Je suis devenu prince aux yeux de ces gens simplement en leur ouvrant ma maison, afin qu’ils y soient à l’abri dans les pires moments. Rien de plus. Par rapport à vous, incomparable.

— De la défense, ce n’est pas rien. Au contraire, c’est noble. D’après mes informations, quand tout est parti en vrille, vous auriez pu les regarder mourir, bien en sécurité derrière votre porte, garder tous vos biens pour vous et récupérer le reste une fois les choses tassées. Au lieu de cela, vous avez laissé entrer tous ceux dans le besoin, tous ceux qui souhaitaient se mettre à l’abri du chaos ambiant, et tous ces biens qui étaient les vôtres, la maison, les meubles, ces magnifiques tentures, et la nourriture, les vêtements, vous avez tout partagé avec eux, et fait en sorte que cela perdure par la suite.

— Pour que cela marche, je leur ai demandé leur aide.

— Et cela a marché, il me semble !

Il garda le silence un moment, son regard ayant bifurqué vers le ciel azuré, un subtil sourire effleurant ses lèvres, comme l’aurait fait une personne se rappelant un doux souvenir.

— Oui, c’est vrai. Jusqu’ici, ça marche… À peu près…

Il se concentra à nouveau sur elle, s’approcha, la scruta. L’atmosphère s’allégea ainsi. Elle le laissa faire, amusée, en profitant aussi.

— C’est encore plus impressionnant vu de près. Vous me fascinez.

— Et vous, vous avez un regard des plus captivants. Je n’ai jamais vu des yeux d’un vert aussi profond. Vous, vous n’avez pas besoin de voiler votre visage pour les faire ressortir.

— Vous avez remarqué ? Le regard des femmes, n’est-ce pas magnifique ?

— Je ne pense pas que cela soit la seule raison de cet accoutrement, tenta-t-elle de le bousculer.

— Vous pourrez leur demander. En tout cas, cela peut être un véritable atout de séduction. Tout passe dans le regard, toutes les émotions.

— Tant que je vois le sourire dans les yeux de celles qui le portent, cela me va.

— Le vôtre est troublant.

— Je ne peux pas dire le contraire.

Elle fixait les siens, ce regard, ces pupilles d’un vert profond, cette couleur hypnotique, ensorcelante… Elle avait envie d’y plonger. Il s’approcha encore plus près. Elle pouvait sentir son odeur.

— Vous sentez… le chaud, les épices…

— Vous n’aimez pas ?

— Au contraire...

Elle n’avait pas quitté son regard. Elle laissa son odeur l’envelopper. Son dos atteignit le bois rugueux d’un arbre. Cela lui rappela cette fois où elle était retournée dans leur forêt avec Mahdi. Il l’avait pressée de la même façon sur cet élément naturel. Cela remontait à des temps heureux, simples à vivre, les premiers qu’ils passaient au refuge de la forêt, réconfort au milieu du chaos, entre deux missions, entre deux horreurs. Un instant de nostalgie, ravivé par des sensations démarrant dans les mêmes tons ce jour.

La réalité se rappela à elle. Avant que cela n’aille trop loin, elle le repoussa de ses mains, sans aller trop brusquement, juste ce qu’il faut, l’accrochant tout de même par les vêtements pour éviter qu’il ne soit projeté trop loin. Il ne put résister.

— Quelle force !, constata-t-il, surpris mais pas fâché du tout quand elle le lâcha.

— Ça, c’est rien, vous n’avez encore rien vu… Je vous prie de m’excuser, je ne veux pas vous offenser.

— C’est moi ! J’avais cru comprendre…

— Vous avez aussi bien compris que moi. J’ai vu à votre regard que vous aviez envie de… me goûter. Il en va de même pour moi, je l’avoue, mais je ne peux pas.

Pas encore, j’ai quelque chose à régler avant de pouvoir en profiter librement.

— Tout de même, je vous présente mes excuses, insista le prince. Nous nous connaissons à peine. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne suis pas…

— Oh, Rassurez-vous, il n’y a pas de mal. Vous savez, ça arrive, ce genre de chose. Les phéromones, bla bla…

Il la regarda, un peu perdu par le ton qu’elle avait utilisé, accompagné du geste vague que l’on peut faire pour écarter une idée, puis le rire le gagna. Tara lui attribua un point supplémentaire.

— C’est vrai, mais non, c’est pas ça, dit-il après avoir repris son sérieux. Je dois vous avouer… Je rêve d’un mariage d’amour. Je rêve de pouvoir servir le thé à ma femme. Je rêve de pouvoir caresser son ventre arrondi de notre enfant… Ce n’est pas très viril, je sais.

— Ah… Et vous devez rester pur, c’est ça ? Ou c’est moi qui ne le suis pas ?

Quelque part étonnée par cette soudaine franchise de la part de cet homme, alors qu’ils se connaissaient à peine, Tara avait décidé de jouer encore une fois la carte de la provocation.

— Non, non ! Je vous vois venir : et ma femme non plus. Aucune obligation. L’amour n’a rien à voir avec … euh…

— De la mécanique ?

— Oui, on peut appeler ça comme ça… répondit-il, finalement amusé, dégagé de l’embarras de la pudeur. Décidément, j’adore votre humour !

Tara resta assez sérieuse. Elle pesa sa réponse. Après tout, cet échange des plus intéressants avec cet homme, sa manière d’être, ses paroles, cette honnêteté naïve qu’il dégageait, tout cela lui inspirait confiance.

— Vous savez, je ne donnerais aucune réponse quant à votre virilité. C’est une notion trop variable, qui change d’un individu à l’autre. Ce que je peux vous dire, c’est que si vous êtes sincère sur votre rêve, vous venez de donner un argument supplémentaire au titre que l’on vous donne.

— Surnom, je préfère.

Et un point de plus !

— Vous voulez d’abord vérifier les lieux, chercher le loup comme vous dites, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.

— Ça aussi, bien sûr…

Évidemment qu’elle n’allait pas s’amuser comme ça avec lui sans creuser un peu ses informations, autant sur son petit pays que sur son comportement en tant qu’homme. Il valait aussi mieux s’assurer qu’il était… propre sur lui, avant de jouer avec lui. Et puis, le travail d’abord !

— Vous permettez que je vous laisse, ajouta-t-elle en prenant son harnais qu’elle avait laissé dans l’herbe, l’enfilant ensuite sur son dos.

— Faites donc. N’hésitez pas à découvrir notre pays, notre peuple, faites-le sans jugement, sans à priori, je vous en prie. Cela n’a déjà été fait que trop souvent.

— C’est mon rôle de juger.

— Comment ? Sur quel critère ?

— Il suffit que je voie un humain souffrir par la faute d’un autre. Un seul suffit.

— J’ai cru comprendre que vous usez ensuite d’une méthode plutôt… radicale.

— Surtout si on m’y oblige. Et je n’ai jamais tué quelqu’un parce qu’il a volé pour manger à sa faim. Dans un système comme le nôtre, cela n’existe même plus. Comme tout est à tout le monde, il n’y a plus rien à voler. Pour le reste, comme vous dites vous-même, il y a eu trop d’erreurs commises et répétées, sans cesse depuis des siècles. Le changement par le dialogue ou l’éducation, à mon goût, c’est trop lent, et si les prisons étaient efficaces, on le saurait depuis longtemps. Pour moi, il est temps de faire le ménage. C’est l’occasion ou jamais.

— Mais du coup, vous tuez. Des humains.

— Pour moi, ceux qui font souffrir les autres ne sont plus des humains, mais des démons. Je suis la mieux placée pour les reconnaître. Ceux-là ne présenteront aucune forme de regret pour leurs crimes. Une bonne majorité a même tendance à me faciliter la tâche en venant s’empaler toute seule sur mes lames.

— Je savais que votre roi avait un soldat bien redoutable. À ce point…

— Vous avez peur ? Vous avez donc quelque chose à cacher.

— J’espère que non. Mais je ne peux pas tout contrôler. Rien n’est parfait. Cela ne se peut.

— Ce qui vient de l’humain, en effet, vous avez raison. Nous sommes bien du même avis… Mais rassurez-vous, je ne suis pas venue seule. Et… vous savez, cela marche dans les deux sens. Vous aussi, évaluez votre évaluateur, jugez votre juge. C’est votre droit. Et vous le leur devez, ajouta-t-elle finalement en faisant un petit cercle de son index levé.

Sur ces mots, elle l’abandonna là.

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