3 - Tu reprends ce que tu donnes

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Ils avaient franchi les montagnes. Leur parcours devait ensuite les amener à traverser une petite ville relativement proche de la nouvelle communauté où ils étaient attendus, leur objectif final. Mais un groupe y avait élu domicile et leur faisait barrage. L’un de leurs adversaires les fixait avec le même air mauvais et assuré que les autres. La différence : il tenait une femme par les cheveux. La pauvre geignait à ses pieds. Il prit la parole, comme s’il n’y avait rien d’anormal.

— On savait que du monde devait arriver. Mais vous allez faire demi-tour bien gentiment. On veut pas de vous, ici. C’est notre territoire.

— Qui ça, on ?

— On, c’est moi, bien sûr.

Tara se plaça au côté de Simon. Pour la première fois depuis des jours, elle ouvrit la bouche.

— Elle, vous allez en faire quoi ?

— Tara, fais gaffe, chuchota Simon.

Elle l’ignora.

— À ton avis ? C’est mon animal de compagnie. J’en prends soin.

— Je vois. Je n’en doute pas… Et si nous on veut l’adopter, on fait comment ?

— Ça peut coûter cher…

— Dis toujours ton prix.

— Je sais pas… T’as l’air d’un animal bien particulier. Je tenterais bien de te dompter.

— Alors lâche-là.

— Tu la remplacerais ?

Elle s’avança de quelques pas, pencha la tête.

— Si c’est ce que tu veux…

Il sourit, satisfait.

— Alors d’accord pour l’échange.

Les entourages des deux côtés restèrent cois devant la scène. Le type libéra les cheveux de la femme, qui se sauva sans demander son reste, presque à quatre pattes. Tara s’approcha, ne s’arrêta qu’une fois arrivée juste devant le type. Il la dépassait d’une bonne tête.

— Elle tient à se faire tuer ! ronchonna un des compagnons.

— Confiance, elle sait toujours ce qu’elle fait, répondit Simon, tout de même inquiet derrière la joie de voir Tara reprendre du poil de la bête, et en beauté. Tenez-vous prêt.

Le type lui attrapa sa tresse, l’utilisa pour lui tirer la tête en arrière. Elle sembla se laisser faire.

— Oui… Bien spéciale, jubilait-il, prenant le temps d’examiner son œil sous toutes les coutures, alors que Simon profitait des commentaires peu élogieux de Yahel dans son oreillette. Je suis impatient de tester ton obéissance.

— Oui maître, je suis à vous, l’entendirent-ils répondre d’un ton ironique.

Les yeux du type s’écartèrent, surprise et douleur mêlées. Un soubresaut, un autre encore lorsqu’elle remonta la lame jusqu’à son sternum. Bruit mouillé de ce qui dégoulina au sol. Sourire jusqu’aux oreilles, regard vers ceux qui entouraient le type dont le corps s’avachissait sur lui-même, puis vers ses compagnons.

— On passe ! leur hurla-t-elle, affichant le superbe sourire mauvais qu’elle arborait souvent lors des combats.

Cela lança l’hallali.

— Je t’avais dit que je ne pouvais pas être enceinte, déclara-t-elle le lendemain matin à Yahel, triomphante, brandissant un linge taché de sang.

Cette dernière plissa les yeux, préféra se taire. Elle resta à l’observer laver le tissu dans une bassine d’eau. Deux jours avant, elle avait finalement été ravie de voir Tara intervenir auprès de ses compagnons et agir comme elle en avait l’habitude. Ou presque. À la manière dont elle avait tué ce type, elle avait envie de se défouler, c’était évident. Yahel l’avait soupçonnée de s’être retenue de le laisser souffrir pendant des heures, visant le cœur au dernier moment. Et voilà qu’aujourd’hui…

— Profites-en pour te reposer, on ne repart pas, on fait des réserves.

— Ouais, ouais…

Pas moyen que tu t’en fasses une raison, hein ? pensa Yahel.

Le soir, elle remarqua bien que Tara se couchait en serrant les dents, mais son tour de garde arrivé, elle n’avait pas pu rester toute la nuit avec elle. Le lendemain matin, constatant qu’elle n’était toujours pas levée, elle retourna au camion, la retrouva allongée sur le côté, les jambes repliées contre son ventre, la respiration rapide. Mathilde avait dû remarquer son air inquiet et l’avait suivi.

— Elle a un peu de température…

— Elle me dit qu’elle a ses règles, expliqua Yahel sans conviction.

— Elle saigne ?

— Oui. Et maintenant elle a mal au ventre.

— Vous avez fini de parler de moi comme si j’étais pas là ? C’est rien, coassa-t-elle pour se défendre face aux deux femmes. Comme tu dis, tout est bousculé depuis ma blessure. C’est juste des règles plus douloureuses que d’habitude.

— Pour moi, c’est sa grossesse qui se passe mal… chuchota Mathilde.

Yahel soupira. Elle approcha son visage de celui de Tara.

— Tara, là, il n’y a plus à tergiverser. Il faut qu’on t’emmène te faire examiner.

— Non ! La mission d’abord. On traîne déjà assez comme ça. Ça passera. Tout passe… J’irais après.

— Très bien. Reste allongée. Je préviens Erwan.

Elle se leva et sortit. Mathilde la suivit, lui attrapa le bras.

— Ne l’écoute pas !

— Qu’est-ce que tu crois ? Je vais contacter le camp le plus proche pour voir s’ils pourraient nous recevoir.

Ils durent s’arrêter pour recharger les véhicules. Erwan et Simon interpellèrent Yahel.

— Alors ? demandèrent-ils en cœur.

Il faut dire qu’avec le temps et les événements, tous les deux se transformaient aussi en mère poule pour Tara.

— Ça n’a pas l’air d’aller mieux. Elle n’a même pas remarqué qu’on a changé de direction. Pour le moment, elle dort… Merci à tous d’avoir accepté le détour.

— C’est normal. On le ferait pour chacun d’entre nous.

Elle avait une envie pressante. Le bas de son ventre se rappelait toujours à elle, ce qu’elle trouvait étrange. Elle n’avait jamais eu mal à ce point-là durant ses règles. À peine quelques tensions passagères durant quelques heures. Là, cela n’allait pas en s’arrangeant, au contraire.

Tout le monde semblait encore dormir. Le jour se levait à peine. Elle se leva tant bien que mal, sans faire de bruit pour ne pas réveiller Yahel, sortit dans la fraîcheur matinale, bien agréable avant l’arrivée de la chaleur typique du sud frappant la journée. Des arbres autour. Pas les mêmes que dans sa chère forêt, mais tout aussi agréable. Elle marcha jusqu’à eux pour être plus tranquille.

Lasse, nauséeuse, elle avait envie de pousser. Elle s’adossa à un arbre, haletante, fit une pause un instant, puis s’accroupit, abaissa son pantalon. Ça poussait encore. Elle se rappuya contre le tronc, mit une main sur le bas de son ventre, comme si cela pouvait calmer les crampes. Ce fut l’inverse qui se produisit. Plus les minutes passèrent, plus les crampes s’intensifièrent. Une fut plus forte que les autres, submergea et domina son corps.

— Qui a crié comme ça ? demanda Simon, encore surpris par ce réveil des plus glauques, balayant du regard les autres compagnons proches, encore hébétés de leur sieste interrompue.

— Je sais pas.

Ils en entendirent un autre. Avec Erwan, il se redressa.

— Ça vient de derrière un des arbres.

— Où est Tara, cria Yahel depuis le camion, de la panique dans la voix.

Les gars comprirent que ce n’était pas un danger inconnu ou une attaque extérieure. Les compagnons en garde autour du camp les auraient prévenus. Ils foncèrent.

Ils la trouvèrent assise au pied d’un arbre, recroquevillée, en sueur, ses mains tremblantes dépassant de ses genoux relevés, les bras repliés contre sa poitrine. Voir ses mains d’une force extraordinaire trembler de la sorte, c’était un spectacle déjà déstabilisant. Mais il y avait aussi ce sang souillant la terre.

— Va chercher une couverture, rugit Erwan à Simon.

Il s’accroupit à côté d’elle, désemparé.

— Bon sang, Tara… On est là, on va s’occuper de toi.

— Je te jure, l’entendit-il murmurer, c’est la plaie d’être… une femme.

Il la vit réprimer un autre cri. Il passa son bras derrière ses épaules, la souleva un peu le temps que Simon passe la couverture sous elle. Ils terminèrent de l’envelopper dedans, Erwan l’emporta jusqu’au camion, Simon l’aidant pour la porter. Yahel et Mathilde les attendaient. Ils la déposèrent sur son duvet, puis les femmes les éjectèrent.

— Dégagez ! Des hommes, c’est bien la dernière chose dont elle a besoin pour l’instant, leur balança Mathilde.

Ils laissèrent dire.

Yahel s’était assise au bout du canapé et tenait contre elle une Tara repliée sur elle-même. Mathilde écarta la couverture.

— Bouge pas, c’est rien, je regarde juste.

Elle termina de lui retirer le pantalon, lui écarta un peu les jambes. Elle tiqua.

— C’est bien ce que je craignais, elle fait une fausse-couche.

— Non… Je peux pas… C’est pas…

Tara ne réussit pas à en dire plus. Une autre crampe la fit taire, remplaçant les mots par un grognement rauque. Alors qu’elle ramenait ses jambes contre son ventre, fixant sombrement le vide,Yahel la serra plus fort .

— Reste avec elle. Elle va avoir besoin de toi. Je reviens.

— Je ne compte pas aller ailleurs. Tu entends ? Accroche-toi, je suis là.

Mathilde sortit un instant. À son retour, elle la nettoya un peu avec un linge, puis enveloppa son entrejambe dans une grosse serviette avant de remettre la couverture sur elle.

— La nature a déjà fait le plus gros, mais il faut quand même qu’un toubib la voie. Ça saigne encore et elle est sous le choc. Faut pas traîner.

— C’est prévu.

Yahel incita Tara à s’allonger en position de sécurité, se leva, interpella depuis la porte du camion :

— Les gars ! Faut qu’on fonce. On avance le rendez-vous !

— OK, réagit Simon. Pour aller plus vite, toi, tu prends le volant du camion, et Erwan, tu prends l’avant-garde et vous les accompagnez. On vous rejoindra plus tard.

Une fois qu’elles furent seules, Yahel réinvestit sa position, la reprit entre ses bras, la tête dans son giron. Tremblante de froid et de douleur, Tara gémissait parfois. Mais elle agrippa son amie.

— Il ne doit pas savoir… Jamais…

Regard déterminé le temps de dire cela, puis il repartit loin, mais restait enragé, alors qu’une autre crampe la submergeait, transformant sa parole en plainte rauque.

Yahel rajusta la couverture pour l’en recouvrir jusqu’au cou, lui caressa le visage, repoussa les mèches de cheveux collés par la sueur. Elle la berça doucement. C'est tout ce qu'elle pouvait faire.

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