Thêta

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TERRE - OLYMPIE

La dernière fois qu’Héra était descendue en Olympie, son temple était encore entier, et le village était en pleine expansion. Cette fois-ci, il n’en restait que des ruines.

Autour des vestiges, les quelques mortels qui s’étaient aventurés dans la cité archéologique ne cessait d’agresser la pierre de lumière vive et brève pour une raison qui lui échappait complètement. Choisissant d’ignorer les visages ébahis tournés vers elle, Héra dépassa la foule, s’éclipsa des décombres et se dirigea vers les arbres adjacents.

Durant sa longue marche jusqu’aux grottes de l’œil unique, elle ne cessait de penser à ce que son mari lui avait dit un peu plus tôt. Et si elle découvrait réellement que Macaria était destinée à détruire l’Olympe ? Il faudrait qu’ils trouvent quelqu’un d’autre pour monter sur le trône des Enfers, et elle savait pertinemment qu’Arès serait le premier à vouloir le poste. Elle ne pouvait accepter que son fils dirige les souterrains. Non seulement cela détruirait Athènes, voire tous la Grèce entière, mais ça le détruirait lui aussi. Il n’avait pas encore acquis la sagesse nécessaire pour comprendre comment se servir de son don inné pour la guerre, ni même comment le mettre au service du bien. Il n’était qu’un jeune homme, plein de fougue, qui ne jouissait que de la discorde éventuelle et de la haute place de son père.

Arrivée au bout du chemin, elle interrompit ses pensées. A la lisière de la forêt, quelque part à la frontière de l’Olympie, l’entrée des grottes la mènerait aux Moires. Cela faisait si longtemps qu’elle ne leur avait pas rendue visite qu’elle était effrayée à l’idée de ne pas se retrouver dans l’immensité du gouffre. Pourtant, plus elle avançait dans le noir, plus son instinct divin la guidait.

Après quelques minutes de marche, elle s’arrêta devant un signe incrusté dans la pierre. C’était un œil, ce qu’il y a de plus simple, gravé dans la roche. Mais ce détail, aussi minimaliste soit-il, indiquait qu’elle était au bon endroit. Inspirant un grand coup, elle s’engouffra dans le voile translucide, similaire à de la fumée d’encens, qui était en réalité une protection afin qu’aucun mortel ne puisse y entrer.

A l’intérieur, tout était illuminé d’un feu violet émanant des torches. L’ambiance rustique et mystique qui régnait dans cette grotte n’avait rien pour mettre à l’aise la déesse de la fertilité, qui sentait son ventre se nouer. Les rires d’une vieille femme firent écho sur les parois.

Héra poursuivit sa marche, jusqu’à ce qu’elle arrive dans un cul de sac. Des tapis aux motifs anciens étaient éparpillés sur le sol, et un autel au centre supportait des fleurs funéraires et des bougies aux flammes tirant vers le mauve.

Atropos sortit de sa cachette, derrière les vases éparpillés. Elle salua la déesse avec maturité, contrastant avec son physique infantile. Deux tresses rousses encadraient son visage poupin, sautillant au rythme des pas enjoués de la petite fille, qui se dirigea vers l’autel pour s’y agenouiller.

Derrière elle, Lachésis, qui s’était fondue dans le décor, reprit son apparence normale de jeune adulte. Sans un mot, elle se présenta silencieusement à Héra, hochant la tête pour témoigner de son respect envers sa reine. Elle rejoignit sa sœur, et s’assit à ses côtés.

Clotho, quant à elle, surgit derrière la Déesse, faisant sursauter cette dernière. Elle la dépassa avec calme, effectuant une révérence adroite. Les rides marquaient son visage, et ses cheveux grisonnant attachés en un chignon manifestait son âge avancé. La sagesse se trahissait dans ses yeux blancs, voilés par la cécité.

Car toutes trois, sans exception, avait en commun ce qui caractérisait les Moires : elles étaient aveugles. Pourtant, si cela pouvait se remarquer par leur manque de pupille et leurs iris ivoires, elle avait ce que l’on appelle le troisième œil. Elle pouvait voir, autrement que par la vue, et bien plus loin que l’on ne pouvait l’imaginer.

Héra observa alors les sœurs, assise devant l’autel de la grotte, le visage illuminé par les bougies violettes. Clotho se mit à tisser, le regard dans le vague, puis passa le fil à Lachésis, qui le déroula jusqu’à Atropos, qui pris ses ciseaux, et le coupa. Le bruit de la ferraille claqua dans le silence, marquant la fin de vie d’un, ou d’une mortelle.

ENFERS – TRIBUNAL

« Je souhaites qu’on laisse passer ces pauvres âmes. Elles nécessitent un jugement. » demanda Aria d’une voix qui se voulait assurée.

Etonné, Eaque tenta de riposter, mais Hermès l’en dissuada du regard. Si Macaria devait devenir reine, ils feraient tous mieux de se conditionner à ses ordres. Minos, peu ravi de devoir montrer les âmes à la descendante d’Hadès, actionna un levier.

La première qui passa les portes du tribunal était une jeune femme, d’une quarantaine d’année, le cou entaché et les cheveux en bataille. Perdue, elle ne cessait de regarder autour d’elle à la recherche d’une aide quelconque.

Rhadamanthe, qui n’avait toujours pas revêtu sa capuche, attrapa un parchemin et le lut à haute voix :

« Olivie Sandros, suicide, deux enfants. » se contenta-t-il d’énumérer.

Eaque se râcla la gorge.

« Qualités ?

— Bienveillante, passionnée, elle respecte l’environnement et les animaux, s’est occupée d’enfants toute sa vie, à participé à des œuvres caritatives.

— Défauts ?

— Jalouse maladive, obsession du contrôle, elle a cassé la dent d’une de ses amies en primaire et ne s’est jamais excusée, elle a mis le feu à une poubelle au lycée ce qui a entraîné l’incendie de tout un bâtiment.

— Meurtre commis ?

— Non.

— Viol commis ?

— Non.

— Raciste ?

— Non.

— Homophobe ?

— Non.

— Autre inégalité auxquelles elle a pris part ?

— Elle a refusé d’aider les enfants mourant de faim durant son voyage humanitaire en Inde en mille-neuf-cent quatre-vingts dix-neuf. »

Face à cette série de question réponse, l’âme errante se mit à paniquer. Elle commença à tourner en rond, à pleurer, à s’imaginer le pire.

« Raison du suicide ? »

Rhadamanthe n’eut pas le temps de répondre.

« Je me suis sentie seule ! s’exclama Olivie, les larmes coulant ses joues. Mes enfants sont tous partis, ont refait leur vie à l’autre bout de la planète. Mon mari m’a quitté pour une fille bien plus jeune et ma vie était remplie de malchance ! C’était un appel à l’aide, je n’imaginais pas mourir ! Parce que je suis morte, pas vrai ? Est-ce que je suis morte ? »

Minos soupira.

« Oui, vous êtes morte. » répondit-il sans aucune empathie.

Eaque se tourna vers Rhadamanthe.

« Pré d’Asphodèle. » lança ce dernier.

Eaque s’avança vers l’âme, et lui tendit un bout de parchemin tamponné.

« Vous donnerez ceci à Charon, la barque part dans quelques minutes, ne la ratez pas.

— Suivant ! » cria Minos, expédiant oralement Olivie.

Sous le choc, Aria regarda l’âme sortit du tribunal. Tout s’était passé si rapidement qu’elle avait eu du mal à suivre. Alors c’était comme ça, la mort ? Se retrouver dans un décor de mythologie grecque, tomber face à trois vieillards décidant de votre éternité suivant un parchemin, et l’envoyer dans les Enfers sans un au revoir ? Tout était si cru, si dénué d’humanité, qu’elle n’arrivait pas à comprendre comment tout cela avait bien pu fonctionner durant des millénaires.

Se tournant vers Hermès, elle lâcha un soupir.

« Allons-nous-en. »

Puis, elle tourna le dos aux juges, et sortit du temple.

Soudain, devant le vide, les îlots dans la roche et l’amas d’âmes errantes, Aria se sentit vaciller. Les Enfers. Allait-elle réellement gouverner ça ? Il fallait que ce soit temporaire. Non seulement elle n’avait pas le cran pour gérer tous ces morts par minutes, mais l’endroit ne s’y prêtait pas réellement. C’était confiné, sombre, et les habitants de ce monde ne semblait pas comprendre qu’un mortel, aussi insignifiant pouvait-il être aux yeux de certains, avait des sentiments, des émotions, et ne pouvait être traités comme des animaux dans un abattoir.

Puis, il y avait un autre problème. Comment allait-elle réagir le jour où Adras, Mélissa ou Helena allait passer les portes de ce temple ? Allaient-ils aussi énumérer leurs qualités, leurs défauts, et tout un tas d’autres choses pour les répartir dans des endroits comme ceux-là ? Elle ne pourrait garder une froideur en les regardant dans cette foule, parmi les autres âmes, sans penser une seconde à tout ce qu’ils avaient vécus ensemble autrefois.

A cet instant, Aria sentit les sanglots se bloquer dans sa gorge. Sa vie lui manquait terriblement. Certes, Helena avait une place importante dans son cœur, elle était sa véritable mère, peu importait quel sang coulait dans ses veines, mais quelque part au fond d’elle, celui qui créait ce vide était Adras. L’homme qu’elle aimait. Peu importait le nombre de Dieux parfaits qui couraient l’Olympe, elle n’avait en tête que cet Athénien aux cheveux dorés et aux fossettes saillantes, qui faisait battre son cœur.

« Est-ce que tout va bien ? » s’inquiéta Hélios en s’approchant d’elle.

Aria hocha lentement le menton.

« Je suis désolé de t’infliger ça, Aria, ajouta Hermès en posant une main sur son épaule. J’aimerais trouver une autre solution. »

Elle soupira. Ce n’était pas sa faute, après tout. Il n’était que le messager de Zeus, et dorénavant son guide. Il n’espérait rien d’autre qu’elle.

« J’aimerais tant rentrer, lâcha-t-elle, les yeux humides.

— Je sais, Aria, je sais… »

Ils se mirent à observer l’horizon rocheux. Au bord du vide, elle plia les genoux et s’assit, les jambes dans l’immensité.

« N’y a-t-il vraiment aucune autre solution ? »

Il secoua la tête, peiné.

« Garde en tête que tu le fais pour ton ancienne vie. Pour que ceux que tu aimes ne se retrouvent pas ici avant l’heure. »

Elle jeta un œil derrière elle. Les âmes, paniquées dans la foule, se bousculaient. Elle imagina ses amis ici, par sa faute, et se mordit la lèvre.

« Promets-moi que tu feras ce que tu peux pour que cela dure le moins longtemps possible. »

Il inspira un grand coup, et lui tendit une main pour l’aider à se relever.

« Je te le promets. »

OLYMPIE – GROTTE DE L’ŒIL UNIQUE

Nerveuse, Héra s’avança vers l’autel. Elle n’avait aucune idée par quoi commencer, s’il était nécessaire qu’elle se présente, si elle devait faire un sacrifice pour une quelconque raison ou encore si elle devait jouer de son rôle de reine pour ordonner. Pouvait-elle réellement donner un ordre aux Moires ? Elles n’étaient pas sous la monarchie de Zeus, après tout. C’était plutôt l’inverse. Le destin était ce qui dirigeait les Dieux et les mortels, quels qu’ils soient. Et si Zeus mettait en place celui-ci, les Moires étaient les seules à pouvoir le décider.

« Epargne tes mots, Héra, lança Lachésis, déroulant un nouveau fil. Nous savons pourquoi tu es venue jusqu’ici. »

Bien sûr, pensa-t-elle. Il n’y avait rien dans ce monde qu’elles ne savaient pas encore.

« Approche, n’aie pas peur. »

La dernière fois qu’elle était venue ici, ce n’était pas pour demander le destin d’une autre. Elle y était allée pour leur proposer de s’installer dans l’Olympe et… Ça n’avait pas très bien marché.

Héra avança jusqu’à l’autel, et s’y assit, agitée.

« Je suis désolée de vous déranger, commença-t-elle. Je sais que notre dernière entrevue ne s’était pas très bien passée, et j’hésitais à…

— Ça ne fait rien. » coupa Atropos, coupant un fil avec un sourire étrange.

Mal à l’aise, Héra replia ses jambes en tailleur. Chronos s’arrêta de tisser, et tendit sa main à sa sœur, qui en fit de même avec la plus jeune. Toutes trois réunies, entrelaçant leurs doigts, elles fixèrent le vide.

« Je…

Shhh… » intima Atropos.

Héra se tut. Alors, les trois sœurs lancèrent leur discours d’une seule et même voix :

« Déesse de la mort bienveillante,

Qui semble tous vous effrayer,

L’ombre arborescente,

Est la seule qui n’a pas de destinée.

Et si tu veux savoir,

Si elle détruira ton nid,

Cesse ton interrogatoire,

Ses choix sont infinis.

Reine des Enfers,

Est loin d’être exemplaire,

Mais attention car dans l’arène,

N’oublie jamais que vous êtes deux Reines. »

Comme dépossédées, les Moires séparèrent leurs mains. Clothos se remit à tisser, Lahésis à dérouler, et Atropos à couper. Le silence entrecoupé par les ciseaux, Héra resta sans voix. Qu’est-ce que tout ça voulait dire, au juste ? Ca ne l’avançait à rien, rien du tout ! Est-ce que Macaria menaçait sa place de Reine ? Tout cela n’avait aucun sens. Et si elle n’a pas de destinée, comment les Moires pouvaient-elles tenir ce discours ? Des choix infinis, celle que vous craignez, arène, vérité… Héra secoua la tête comme pour chasser cette possibilité de son esprit.

« Je n’y comprends rien, lança-t-elle alors.

— Nous n’allons pas te faire un dessin, Héra, nous sommes Moires, pas artisanes.

— Je sais bien, mais enfin ! Je suis encore plus perdue que je ne l’étais avant d’entrer ici.

— Tu savais à quoi t’attendre, répliqua Atropos.

— Dois-je payer pour ça ? »

Clothos lâcha un rire.

« Nous prendrons une vie de plus. »

Héra fronça les sourcils.

« Une vie de plus ?

— Je tisse deux fils à la fois lorsque quelqu’un vient nous consulter. Deux mortels rejoindront bientôt les Enfers, c’est le prix à payer.

— Mais qui ?

— Tu as posé assez de questions, Héra. Il est temps pour toi de t’en aller. »

Etonnée, elle se leva, et commença à partir, la tête encore encombrée de tout un tas de questions. Deux vies ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Elle ne connaissait aucun mortel, ça ne changerait certainement rien à son quotidien.

Dans le silence de la grotte qu’elle s’apprêtait à quitter, elle entendit le son des lames couper les deux fils, et comprit qu’à cet instant, les Moires lui préparaient un tout autre avenir.

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