Alpha.

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ATHÈNES – VINGT ANS PLUS TARD

A pas feutrés, le plus doucement possible, elle posa ses pieds sur les marches d’escalier, pinçant les lèvres. Une de plus, et elle serait arrivée au rez-de-chaussée sans en avoir fait grincer une seule. Satisfaite, elle sauta sur le carrelage, pliant légèrement les genoux. Alors qu’elle était sur le point de se féliciter pour sa discrétion légendaire, elle croisa le regard de sa mère, qui lâcha un soupir désespéré.

« Aria, il est treize heures, plus personne ne dort à cette heure-ci. »

Elle grogna quelque chose d’inaudible, ronchon d’avoir été joyeuse pour rien, et tapa des talons jusque dans la cuisine.

« Tu as une mine affreuse, tu as mal dormi ?

— Oui, j’ai un peu trop abusé du Gin hier. »

Sa mère lâcha un petit rire, amusée. Elle tendit une tasse de café à Aria, puis versa le fond de la cafetière dans la sienne, y ajoutant deux sucres.

« Tu es rentrée tard ?

— Je ne sais plus… Il devait être deux ou trois heures du matin.

— J’espère que tu n’as pas conduit !

— Maman… soupira Aria, levant les yeux au ciel. Tu sais bien que c’est toujours Mélissa qui prend le volant, elle n’aime pas l’alcool.

— Je m’inquiète, c’est tout, répondit-elle en haussant les épaules. Ce n’est pas parce que tu es à l’université que je ne peux pas jouer mon rôle de mère. »

Le visage d’Aria s’étira en un sourire. Helena l’avait adopté alors qu’elle n’était qu’un nourrisson, et elle l’avait élevé comme sa propre fille. Si elle était légèrement trop protectrice, la sévérité n’avait jamais fait partie de son mantra éducatif. Au lieu de ça, elles entretenaient une relation amicale, basée sur la confiance et la discussion.

Regardant l’heure sur la pendule accrochée au-dessus du réfrigérateur, elle agrandit les yeux. Effectivement, Helena n’avait pas menti : l’après-midi avait déjà bien commencé. Une grimace déforma son visage, alors qu’elle se rendit compte que quelqu’un devant la porte devait être furieux de son retard. Un œil sur l’écran de son téléphone, la multitude de notifications de messages, et voilà qu’elle ne prit même pas le temps d’engloutir quoi que ce soit.

« Je finirais ma thèse d’Histoire demain, lança-t-elle en attrapant précipitamment son sac à main sur le porte-manteau. J’ai encore une semaine avant de la rendre.

— Chérie, je ne sais pas si c’est bien raisonnable que tu sortes au lieu de réviser.

— Adras m’attends, je file ! »

Dans la volée, elle enfila maladroitement ses chaussures et s’éclipsa, son téléphone dans une main et une cigarette dans l’autre. Elle s’empressa de réajuster son châle crocheté avant de rejoindre la voiture bleue garée devant son pavillon.

« Enfin ! Ça fait des heures que je t’attends. » pesta Adras en démarrant.

Aria roula des yeux, puis s’affala sur le siège passager, glissant la ceinture de sécurité sur sa poitrine.

« Ce que tu peux être dramatique ! » soupira-t-elle.

Profitant de la route, elle abaissa le pare-soleil et jeta un œil à son reflet. Elle humidifia son petit-doigt pour effacer les traces de mascara collés sous ses yeux, puis tenta de coiffer ses cheveux blancs, en vain. Les pointes rebiquaient incessamment vers l’intérieur de sa nuque, et seules certaines mèches semblaient avoir résisté aux ondulations artificielles de la veille. Exaspérée, elle tourna le regard vers Adras.

C’était un homme charmant. Il n’avait rien d’exceptionnel, mais il avait ce petit quelque chose qui l’avait fait craquer lorsqu’elle était entrée dans l’amphithéâtre pour la première fois. Ses fossettes peut-être ? Ou bien ses cheveux dorés toujours bien coiffés. Non, c’était ses yeux. Son regard, plus précisément. Il était d’une douceur et d’une gentillesse qu’elle n’avait jamais observé chez un autre homme. Il la considérait, elle, en tant que véritable être humain de sexe féminin, et n’avait jamais tenté quoi que ce soit de déplacé.

Alors, ils étaient rapidement sortis ensemble, se retrouvant devant la faculté d’histoire, ou profitant des week-ends ensoleillés pour s’éloigner du centre d’Athène et se rendre sur la plage d’Astir.

Bien qu’elle aimait particulièrement ces balades, elle n’était pas très à l’aise avec l’eau. Non seulement elle était thalassophobe là où elle n’avait pas pieds, mais en plus elle ne savait pas nager. Alors, elle se contenta d’avancer jusqu’à ce que les vagues atteignent la hauteur de ses hanches, puis observa l’horizon azur. Derrière elle, Adras passa ses bras sur son ventre, puis la serra contre son torse.

« Je ne me lasse jamais de la vue, murmura-t-il à son oreille.

— Celle de ma poitrine ou celle de la mer ? » demanda-t-elle, amusée.

Il lâcha un rire.

« Probablement les deux. »

Elle se tourna vers lui, puis se mit sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Le soleil tapa sur sa joue, illuminant sa chevelure étonnamment blanche. Gracieusement, elle passa ses jambes autour des hanches d’Adras, puis se retint à son cou. Il déposa un baiser sur le bout de son nez, de manière presque timide.

« Tu es magnifique. » lâcha-t-il avec affection.

Elle leva les yeux au ciel, ne pouvant s’empêcher de sourire.

« Ce n’est pas une blague, reprit-il, sans cesser de la regarder. Tu es vraiment éblouissante.

— Tais toi ! gloussa-t-elle en détournant la tête. Tu vas me faire rougir.

— Tu fais la modeste ? »

Il commença à lui chatouiller le ventre, une lueur joueuse traversant ses iris. Ni une, ni deux, elle éclata d’un rire franc et tomba dans l’eau, l’éclaboussant au passage. Toussotant en reprenant sa respiration, elle fonça vers lui, dans un ultime essai, sautant après lui afin de le faire trébucher à son tour, en vain. Elle était bien trop légère pour qu’il ne succombe à son attaque. Il plongea, attrapant ses pieds, puis lui fit perdre l’équilibre de nouveau.

Dans le calme apaisant des flots, il posa ses lèvres sur les siennes, scellant son amour.

OLYMPE – TEMPLE DE ZEUS

Faisant les cent pas dans le Naos, Zeus ne cessait de tourner en rond. Poséidon se contentait de le regarder faire, assit sur une marche. Il savait que s’il avait le malheur de donner son avis, Zeus se mettrait dans une colère noire. Pourtant, l’empereur des mers ne pût réprimer l’envie de mettre fin à l’agitation nerveuse.

« On trouvera quelqu’un d’autre… »

S’arrêtant net au milieu de la pièce, Zeus fit volte-face, et planta ses yeux dans ceux de son aîné.

« Quelqu’un d’autre ?! vociféra-t-il. Hadès était le seul à pouvoir gérer les morts. Le trône des Enfers n’est pas à la portée de n’importe quel Dieu ou Déesse de l’Olympe ! »

Voilà, je l’ai énervé, s’exaspéra silencieusement Poséidon.

« Quitter les Enfers… maugréa le roi en reprenant sa marche circulaire. Quel abrutit laisserait un poste pareil vaquant ?!

— Soit un peu compréhensif, sa femme est morte…

— Ça fait des mois que Perséphone a mis fin à ses jours ! Combien de temps va-t-on devoir attendre avant qu’il ne se décide à se trouver une nymphe et à l’oublier ?

— Je te trouve un peu dur avec lui. Si ça avait été Héra…

— Héra n’a rien avoir avec Perséphone, protesta Zeus. Elle est la personnification de la féminité, la beauté pure, la belle saison, elle est…

— J’ai compris, coupa-t-il en roulant des yeux. Quoi qu’il en soit, on ne peut donner les Enfers à quelqu’un qui n’est pas de sang royal.

— Je sais, acquiesça son frère. C’est pourquoi j’ai réuni ceux qui en sont. »

Poséidon écarquilla les yeux, effarés.

« Tous ? Tu es fou ! Tu vas déclencher une guerre dans l’Olympe !

— Je serais là pour les canaliser. La réunion va commencer, tu devrais prendre place sur la chaise et veiller à ce qu’il n’y ait aucun écart. »

Zeus réajusta sa couronne dorée et s’assit sur le trône suprême. Il se râcla la gorge, le dos droit, ouvrant à distance l’immense porte massive, afin de laisser entrer sa première invitée.

Hestia.

Fille de Cronos, sœur aînée de la fratrie, et très certainement l’une des Déesses les plus caractérielles que l’Olympe n’ait jamais portée. D’une marche gracieuse, fluide et féminine, elle fit tinter ses hauts talons sur le sol d’un pas assuré. L’arrière de sa robe traîna sur le sol jusqu’à ce qu’elle ne rejoigne ses frères sur l’estrade royale. Elle lui jeta un regard meurtrier au Dieu de l’océan, pleine de reproche.

« Don. » siffla-t-elle, acide.

Elle rejeta ses cheveux immaculés derrière elle, dégageant son visage parfait. Zeus pouffa, moqueur.

« Oh tu n’es pas tout blanc non plus, toi ! » accusa-t-elle, en haut des marches.

Le doigt pointé sur le visage de son frère, le roi suprême, elle plongea rageusement ses yeux dans les siens.

« Je crois me souvenir que tu me dois pas mal de drachmes, pesta-t-elle. Mais monsieur fait toujours des manières pour payer ses dettes, n’est-ce pas ?! »

Il se tassa sur son trône. Soudainement, il n’avait plus rien du Dieu des Dieux.

« Je n’arrive pas à croire que ce soit toi qui gouvernes l’Olympe ! s’exclama-t-elle, exagérant ses mouvements. Tu es incapable de mener à bien ton argent.

— J’ai un trésorier pour cela. » répondit-il de mi-voix, penaud.

Elle lâcha un rire, pinçant les lèvres.

« Cet abrutit de Ploutos, oui, j’ai cru comprendre qu’il avait été nommé dans ton cercle restreint récemment. »

Il se râcla la gorge, gêné.

De tous, Hestia était la seule à pouvoir parler à Zeus de cette façon, et c’était pourquoi les autres habitants de l’Olympe la craignaient cautant. Elle n’était pas seulement de la grande famille royale, elle était aussi l’amie la plus proche d’Héra, la reine en personne. Ayant grandies ensemble, elles étaient devenues comme des sœurs. Déesse vierge du foyer, Hestia espérait qu’Héra ne succomberait pas au charme de Zeus et suivrait son chemin vers l’abstinence. Malheureusement, après que son mariage avec Métis se soit soldé par un échec total, Zeus s’était tourné vers son premier amour et avait enlevé à Héra sa virginité, donnant naissance à leur premier fils, Arès, Dieu de la destruction.

Ce dernier fut le second à entrer dans le temple, de sa démarche désinvolte et désintéressée. Lourdaud et bagarreur, Arès était de loin celui qui avait le plus créé de problèmes à ses parents parmi sa fratrie. Une blessure de guerre encore fraîche était visible sur son arcade sourcilière gauche. Zeus soupira.

« Qu’as-tu encore fait ?

— Rien qui ne vaut la peine d'être évité, père ! » détourna-t-il, s’asseyant sur une chaise.

Un bruit détonnant retentit, ouvrant la porte sur Héphaïstos, une épée à la main, et la lèvre sanguinolente.

« Où est Arès ?! » hurla-t-il, fou-furieux.

Essoufflé, il parcouru le temple du regard, jusqu’à tomber sur son frère, qu’il prit en chasse, boîtant jusqu’à lui.

« Assez ! hurla Zeus, arrêtant Héphaïstos avant qu'il n'engendre une autre bagarre. Assieds-toi, nous réglerons cela plus tard. »

Arès esquissa un sourire malicieux, mais la provocation silencieuse fut coupée par l’arrivée de Dionysos, le dernier fils de Zeus. Adolescent, il avait encore les traits de la jeunesse et l’innocence de cet âge. Pourtant, il avait cette fougue similaire à ses aînés, cet aura flamboyante et enivrante que l’on reconnaissait à tous les fils de Zeus. Si Dionysos était le fruit de l’infidélité de son père et qu’Héra n’avait jamais été particulièrement tendre avec lui, il restait l’un des Dieux les plus aimés de l’Olympe et des mortels. Trop jeune pour faire partie de l’assemblée des Douze Divinités, Zeus le fit retourner dans ses quartiers, laissant alors la place à Déméter, vêtue de la couleur noire du deuil.

Si elle était l’une des Déesses les plus influentes de l’Olympe et qu’elle était aussi proche d’Hestia et d’Héra que l’on pouvait l’être, Déméter était aussi la plus récente du cercle restreint. Considérée comme une divinité royale par les mortels, elle recevait souvent des invitations, qu’elle déclinait poliment. Heureuse dans les champs auprès de sa fille et de ses nymphes, et préférait largement rester dans le monde des humains que dans l’Olympe. Cependant, depuis la mort de sa fille, Déméter avait perdu le goût des fleurs, et sur la Terre, il n’y avait toujours pas eu de printemps.

Hestia se précipita vers elle afin de la prendre dans ses bras. Si ça avait pour but d’être réconfortant, cela ne fit qu’accentuer sa tristesse. Déméter avait été une femme pleine de bonté, autrefois, mais elle était devenue tout autre lorsque Perséphone avait rejoint Hadès aux Enfers.

Derrière elle, Athéna profita que la porte soit ouverte pour s’y glisser. Elle qui n’était jamais à l’heure, elle était surprise de ne pas être la dernière. Son regard, fier et déterminé, était caractéristique de la fille aînée de Zeus. Née de son précédent mariage avec Métis, elle était la Déesse de la guerre et de la sagesse, mais aussi le premier enfant de son père. Stratège, malicieuse, intelligente et agile, elle était la seule à pouvoir rivaliser avec ses demi-frères, ce qui lui valait au moins le mérite d’être respectée. D’une certaine manière, Zeus voyait en elle les traits de sa sœur, Hestia, lorsqu’ils étaient plus jeunes.

Intervinrent enfin les jumeaux, Apollon, Dieu des arts et Artémis, Déesse de la chasse. Inséparables, ils n’étaient pourtant en rien similaire. Apollon était solaire, excentrique, extravertit et un charmeur sans équivoque, tandis qu’Artémis était lié à la lune. Renfermée, froide, et ayant prêté serment de virginité, elle était l’exacte opposée de son frère.

« Aphrodite, Hermès et Héra ne viendront pas, père, lâcha cette dernière en s’asseyant sur une des chaise dorée vacante.

— Avons-nous une raison légitime à cela ? s’étonna Zeus, recouvrant son visage coléreux.

— Ta femme refuse de voir le fruit de ton infidélité, et Aphrodite n’a pas donné d’excuse à son absence. »

Arès retint un rire, ce qui énerva Héphaïstos. Tous deux se disputaient pour la même femme depuis si longtemps que les Dieux ne sauraient quand toute cette mascarade avait commencé.

« Quant à Hermès ? soupira le roi.

— Vous lui avez donné trop de travail, j’imagine, répondit Artémis en haussant les épaules. »

Zeus grimaça.

« Bien, grogna-t-il, réclamant le silence du regard. Nous allons pouvoir commencer. »

Croisant le regard interrogateur d’Hestia, il se râcla la gorge. Tous étaient pendus à ses lèvres, avide de connaître le thème de cette réunion surprise. Pourtant, en observant son cercle restreint dominé en nombre de ses enfants, il se mit à hésiter. Voulait-il vraiment de cet avenir pour sa chair ? Que penseraient les habitants de l’Olympe si l’un d’eux devenait roi du monde souterrain ? Ses yeux fixèrent Déméter un instant. Il aimerait qu’elle accepte, qu’elle se dévoue à cette tâche pour son éternité, mais il savait Ô combien elle haïssait Hadès depuis que sa fille s’était enfuie avec. Puis, même si tout ça n’était pas d’actualité, que ferait la Déesse de la terre sur un sol infertile ?

Prenant une longue respiration, il fit abstraction de l’ambiance tendue qui régnait autour de lui, et se lança :

« Dieux et Déesses de l’Olympe et des mortels. J’ai besoin que l’un d’entre vous remplace Hadès et dirige les Enfers à sa place. Pour l’éternité. »

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