L'Armée des Dieux

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Sous leurs yeux, c’était le chaos. Des formes sombres, indistinctes, semblables à celle qui l’avait attaqué arrivaient par vagues. Pullulantes, difformes, aux couleurs aussi variées que repoussantes, aux tailles plus inégales les unes que les autres, elles se ruaient vers l’avant, dévorant les chevaliers, envoyant valser armes, armures, engloutissant à une vitesse effroyable les objets et les êtres. Leurs cris emplissaient le champ de bataille, leur sang abreuvait la terre et à part les chocs métalliques des morceaux de ferraille jetés à terre, aucune arme ne chantait de glorieuses épopées. Seules les voix des prêtres, en seconde ligne, formaient un semblant d’harmonie, d’espoir.

À la gauche d’Octave, malgré sa fatigue, Beatrice s’obstinait. Les mains jointes, elle priait de la même voix que les autres, avec une ferveur inquiétante. Elle implorait les Dieux de leur venir en aide, de les rejoindre, de les défendre, eux, pauvres mortels, condamnés à la souffrance, aux tourments éternels. Ses plaintes, toujours plus pathétiques les unes que les autres, s’accordaient avec son lamentable aspect, la boue séchée qui recouvrait ses chaussures et le bas de sa robe, l’odieuse compagnie qu’elle protégeait en leur nom. Chaque sanglot qui secouait sa poitrine donnait aux prières de la nonne à côté d’elle une plus grande ferveur, lui arrachant des cris d’horreur devant ses tourments, devant sa douleur. Et les imprécations des plus radicaux, rassemblés autour d’eux, ciblaient toujours les mêmes : les démons, les pécheurs, les non-croyants, tous responsables de leurs malheurs, tous coupables de par leur simple incroyance.

Sans doute fut-ce cela qui força les Dieux à leur prêter l’oreille. Comment ne pas céder face aux lamentations si sincères de croyants si appliqués ? Comment ignorer tant de voix unies contre un même ennemi ? La lumière jaillit, nimbant de part et d’autres le terrain de son immaculée clarté. Des corps immenses, irréels, surpuissants s’en extirpèrent. Imposants, innombrables, effrayants. Leurs visages sévères, leurs poings, leurs armes légendaires balayèrent le champ de bataille. Sur ordre de Chac, la pluie redoubla d’intensité, Athéna et Mars se jetèrent côte à côte dans les combats, Seth perturbant les démons, Apophis à ses côtés pour les avaler tout rond. D’autres sanctifiés, plutôt issus des monothéismes, pacifiques ou oubliés, surgirent à leurs côtés et, d’un même mouvement, s’acharnèrent sur les démons dans un tourbillon digne d’un Armageddon. Unifiés, dépareillés, ils étaient alliés pour leur éternité, pour leur survie, pour continuer leur existence acharnée.

Cependant, la deuxième vague fut trop forte. Les silhouettes qui émergeaient du portail étaient immenses, bien plus sombres, bien plus imposantes que celle des divinités géantes, elles les dépassèrent, les enveloppèrent de leur froid, de leurs longs doigts sombres et menaçants. Les Dieux et leurs créatures battirent en retraite, balayant de leur emprise tous les croyants dont les mains jointes seules permettaient de donner à leur croyance une forme de réalité.

Une douzaine de prêtres assemblés juste en face d’Octave s’écroula. Immédiatement, trois des silhouettes nimbées d’une aura dorée s’évaporèrent, créant une brèche dans la défense humaine. Les monstres s’y engouffrèrent avec des rires psychédéliques, tendant leurs serres acérées en direction du jeune homme qui, tétanisé, ne pouvait plus bouger.

D’un simple toucher, il fit tout s’arrêter. Un jour, un mois, un an, le temps de reprendre son calme, de respirer. De réfléchir, d’être inspiré. Nul ne sait combien de temps s’est écoulé, mais lorsqu’il reprit son cours, c’était trop tard. Quoi qu’il fasse, il était en retard. Arrêter le temps n’avait fait que prolonger ses tourments.

Il vit venir vers lui l’horreur sans remuer un cil. Ses yeux, écarquillés au maximum, ne voyaient plus rien, sa conscience, évaporée, le faisait tout juste tenir debout. Trempé, gelé, désorienté, recouvert de boue, Octave ne comprenait plus rien. Pourquoi est-ce qu’ils ne pouvaient pas vivre en paix ? Et lui, pourquoi on l’impliquait ? Qu’il fasse ce qu’il pouvait ? Et puis quoi encore ? Tous le détestaient ! Tous le maudissaient, tous le haïssaient et il devait les défendre de son corps ? Pour quoi faire ? Qu’ils s’occupent de leurs affaires !

« C’est assez. »

La voix résonna, grave, puissante. Les humains assiégés hurlèrent tandis que les démons se figeaient.

« Je suis Satan, le terrible Roi des Enfers. Écoutez-moi, tous, croyants ou pas, je vais vous révéler la vérité sur le combat, les dissensions qui vont aujourd’hui trouver sa conclusion. Devant vos yeux se trouve un portail dessiné menant directement dans mon palais. Et je voudrais voir le porteur de l’anneau de Junon s’y glisser. Je suis sûr qu’il se pose des questions, qu’il n’en voit pas la raison, que la valeur d’un tel bijou lui échappe, tant il est de mauvais goût. Eh bien je vais te le dire, cher Octave. »

Le cœur du jeune homme rata un battement. Quelque chose le frappa en plein visage, un courant d’air chaud l’enveloppa. Il se sentit basculer, bascula, maculé de boue. Son propre prénom résonnait dans sa tête. Il ne respirait plus. Comment savait-il ?

« Ce bout d’or, ce bijou, c’est une des deux clefs de l’équilibre du monde. Celui-ci appartient à la Reine des Dieux, la grande, belle et fidèle Junon et permet à son porteur, comme tu l’as vu, de contrôler le temps. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’avec celui de son mari, ils possèdent une incroyable puissance magique et un potentiel destructeur tel que, comme tu as pu t’en apercevoir, leur pouvoir d’altération pourrait changer le cours des choses, et ce, de manière si radicale… Entre de mauvaises mains, ils représenteraient un danger de tous les instants pour vous, humains, comme pour nous, divins. Si vous disparaissiez, nous… Nous… »

Un lourd silence s’abattit sur la foule. Personne n’osait respirer. Puis la voix s’éclaircit la gorge.

« C’est pourquoi, reprit le Diable, les Accords Antiques stipulent que, pour assurer l’équilibre des mondes divins et de la Terre et donc la survie de tous, il faut éloigner le plus possible ces deux artefacts. Sa présence sur Terre a déjà nécessité trop souvent des interventions divines, mettant en péril la paix et l’harmonie entre les Cieux et les hommes, parfois avec des conséquences dramatiques. Elles auraient pu toutes se conclure par une Apocalypse. Voilà pourquoi, pour rétablir l’équilibre, j’ai besoin de toi. »

Octave ne s’était pas relevé. Il sentait sur lui les regards, les murmures le frôlaient, mais dans sa tête, il entendait respirer un Dieu. Quelque chose dans cette respiration l’apaisait. Il ferma les yeux, le temps de se remettre. Il se souvint de l’anneau. Mais il ne lui permettrait pas de disparaître. Il cristalliserait simplement le regard de la foule sur le pécheur allongé dans sa fange, frappé, comme déjà lié avec le Diable. Comme une marque de plus sur son visage, une marque au fer rouge, indélébile.

Il ferma les yeux, effleura l’anneau. Son cœur s’arrêta. Son esprit courait encore. Et encore. Il courut longtemps, sans s’arrêter. Puis il rouvrit les yeux. Quelque chose avait changé.

Il poussa sur ses bras pour se relever. Si ses premiers pas furent hésitants, ceux qui suivirent firent trembler le sol. Des voix s’élevèrent et parmi elles, il reconnut celle de Beatrice.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Il accéléra le pas.

« Où tu vas ? Reviens, laquais ! Tu veux mourir ? »

Il se mit à courir.

« Stop ! Arrête-toi ! Hé, stop ! Octave, n’y va pas ! »

Sans se retourner, il franchit l’anneau doré. Beatrice, décidée, lancée à sa poursuite, regarda le portail s’évaporer.

« Il a pris la fuite, déclara-t-elle, interdite. »

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