Une Brèche dans le Temps

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« Une quoi ? »

La voix d’Octave résonna et tous se retournèrent vers lui. Redressé au milieu de ses draps, il était aussi pâle que sa literie, ses cernes presque seule touche de couleur sur son visage fatigué, à l’exception du rose glacial de ses lèvres et de ses joues. Et sous le regard d’une foule de femmes, d’un grand-père en robe, d’une prude religieuse, le pécheur profane qu’il était ne pouvait s’empêcher de rougir de toute sa couleur, de toute sa blancheur. Seul l’enfant, bien plus écarlate au milieu d’une telle assemblée, osa lui répondre.

« Une porte des enfers, un portail entre les mondes qui altère l’espace, le temps, qui crée des paradoxes, des situations normalement impossibles. Le problème, c’est que tout le monde y est sensible. À part les croyants, mais… »

Il hocha la tête, vaguement. Sa compréhension des choses devait être trop limitée pour qu’on trouve un quelconque intérêt à lui répondre plus précisément. Du moins c’était ce qu’il pensait, puisque tout le monde échangeait des regards, des murmures, sans se préoccuper le moins du monde de lui. Même l’Envoyée se relevait, s’appuyant sur une aide bienvenue. De lui, l’enfant se détournait.

Le regard hagard d’Octave courut autour de lui, inquiet. Il ne reconnaissait rien, il ne se souvenait de rien et encore moins d’être arrivé ici. Et la modestie des pierres grises le surprenait, puisque au-dessus de sa tête, les hautes voûtes gothiques et les colonnes richement décorées lui rappelaient les photos des catalogues de voyage qui recouvraient les murs de certaines chambres. Les hautes fenêtres habillées de vitraux simples projetaient sur les draps frais des lits inoccupés leurs scènes bibliques, la Vierge en prière sur le tissu pur, tandis que sur le sien, la tunique jaune d’un apôtre se reflétait vaguement.

Quelques pas résonnèrent sur le grès, une silhouette sombre se découpa sur la lumière tamisée. Il fallut qu’il baisse les yeux pour reconnaître Beatrice, qui tenait debout tant bien que mal et qui pourtant marchait d’un bon pas. Il la regarda franchir le pas de la porte. Arrivée au milieu du couloir, elle se retourna et beugla :

« Tu veux que je te coupe un bras ou tu te décides à marcher ?

– Désolé ! »

Et Octave rejeta ses draps, enfila le pantalon qui traînait au bout du lit, des baskets qui se trouvaient à sa portée et se lança à sa poursuite. Il se rendit immédiatement compte que les chaussures étaient trop grandes. Tant pis. S’il ne courait pas, c’était bon. Et avec Beatrice de toute façon… Il la rejoignit et glissa sous son bras une épaule serviable, pour être immédiatement rejeté au premier contact. Le message était clair, ils ne se connaissaient pas, ils ne se touchaient pas. Deux inconnus auraient partagé la même relation.

Il se contenta de s’écarter et de lui emboîter le pas.

Deux inconnus auraient partagé la même relation. Ils ne se touchaient pas, ils ne se connaissaient pas, le message était clair. Rejeté au premier contact. Il se contenta de s’écarter et de lui emboîter le pas.

Octave s’arrêta. Il ne se souvenait pas s’être rassit. Il tourna la tête.

Droite, gauche, les murs de pierre, les fenêtres. Derrière, les nonnes, l’archevêque, l’enfant. Devant, cette femme. Le même nombre de pas les séparaient. Le même lit, ses pieds nus, au-dessus d’une paire de chaussures. Trop grande. Toujours trop grande. Tant pis. Tant pis. Il secoua la tête, les enfila quand-même et se mit à courir. Voulut la prendre, la soutenir. Repoussé, à nouveau. Tant pis. Il marcherait derrière elle.

Ils franchirent silencieusement un long couloir qui menait à l’extérieur, jusqu’à un tout petit jardin d’où ils pouvaient contempler la longue silhouette rectiligne d’une église qui s’élançait vers le ciel. Ils n’étaient qu’à quelques rues d’elle, pourtant, elle lui semblait si loin… Une légère brise fit frissonner les arbres autour de lui. L’air frais frappa ses chevilles, l’humidité transperça le peu de tissu qui le recouvrait. Le soleil transperça quelques instants l’imposante couverture nuageuse, l’éblouissant pourtant tout à fait. La main devant les yeux, il suivit Beatrice dans les interminables rues du vieux centre-ville. Combien de fois faillit-il tomber à cause de l’irrégularité du sol, des pierres glissantes, des gens qui ne s’écartaient pas ? Et combien de fois interpella-t-il l’Envoyée devant lui, avant qu’elle ne daigne se retourner. Il finit par laisser échapper son courroux.

« On va où ?

– Où veux-tu qu’on aille ? Sur le champ de bataille, évidemment !

– Mais, où…

– Via le portail. Il nous téléportera directement. »

Elle grimpa les quelques marches qui menaient de la place au parvis, entra dans l’imposant bâtiment au fronton digne de celui d’un temple grec et, sans un mot, jeta une pièce dans l’urne à l’entrée. Celle-ci résonna étrangement aux oreilles d’Octave. Elle acheta une bougie qu’elle alluma à la flamme d’une autre puis s’agenouilla devant l’autel. D’un geste sûr, elle psalmodia et dessina un cercle parfait, un anneau d’or et de feu. Et en son centre, quelques centimètres au-dessus du sol, la boue, au milieu d’un terrain vague, commençait à s’écouler, la pluie frappant le sol avec une régularité presque mathématique. Une terrifiante odeur de soufre, de brûlé et de chair en décomposition envahit chaque centimètre carré de l’édifice, manquant de faire étouffer le jeune homme.

Beatrice franchit le portail sans un regard en arrière, comme si elle montait la première marche d’un escalier. Octave tenta de l’imiter, mais dès qu’il eut posé un pied dehors, sa chaussure glissa et il retomba en arrière, hors du cercle, se cognant l’épaule sur un des bancs du premier rang. La première chose qu’il remarqua en se relevant, c’était que contrairement à lui, sa basket avait fait le voyage. Il soupira et préféra se hisser plus précautionneusement, cette fois-ci, quitte à se recouvrir de boue. De toute façon, la pluie le lava de part en part en moins de temps qu’il ne lui fallut pour rejoindre sa guide, l’air de rien.

Une épaisse foule grouillait déjà sur la petite place crasseuse et entourée d’immeubles délabrés. Tout ce qu’il voyait, à des kilomètres à la ronde, c’étaient des gens, des tours de pierre, de verre, de métal et un vague poteau rouillé entre deux personnes qui lui faisait penser à une cage de foot. Même le ciel semblait d’un gris tristement uniforme. Enfin, à l’exception d’un magnifique demi-cercle de feu, de ténèbres et de cendres.

Il fronça le nez. Au moins, il savait d’où venait l’odeur.

Beatrice courait devant lui. Avec un frisson, il la vit s’engouffrer dans la masse. Il n’avait pas le choix. Il lui fallut se frayer un chemin dans la foule. Pour une fois, le contact direct avec les autres ne le dégoûta pas. Pas d’yeux effrayés, pas de curiosité, pas de sourires entendus ou de gestes équivoques. Ni mains baladeuses ni personne qui s’éloigne. Inconnu. Invisible. Et ce même s’il s’excusait un million de fois par demi-seconde, même s’il poussait, repoussait, écrasait, bousculait à la fois une et mille personnes, perdant, cherchant, trouvant la silhouette qui le guidait. Et dans cette mer vivante, de têtes, de corps, de vie et de mort, l’étrange lueur rouge qui éclairait les lieux subsistait, comme une menace, une épée de Damoclès éternelle.

Beatrice s’arrêta soudain, un bras tendu à hauteur de poitrine.

« Stop. Recule. Reculez tous. Laissez l’Église gérer ça. »

Derrière eux, des cercles d’or commençaient à apparaître, des hommes en armes, leurs croix brillantes gravées, cousues, voyantes, se précipitant au-devant du commun des mortels. Prêtres et nonnes, relayés à l’arrière, établissaient déjà des camps de fortune, des infirmeries, les Ordres guerriers s’avançaient sur le devant de la scène, les Hospitaliers assuraient leurs arrières. Et le Clergé séculier, lui, apportait ses prières, psalmodiaient leurs longues litanies latines que personne dans l’assemblée ne semblait comprendre.

La foule n’avait pas l’air de se rendre compte de leur situation. Face aux Chevaliers, de simples citoyens, athées et autres non croyants, leurs téléphones brandis, filmaient, prenaient des photos, des selfies. Certains s’exclamaient, parlaient d’un spectacle, d’une surprise organisée à l’occasion d’un évènement historique oublié. L’odeur n’avait pas l’air de les déranger. Des voies s’élevaient, des cris, des applaudissements. Des félicitations, aussi, pour les costumes, les armes, l’effet. Les hommes en tenue se bousculaient, protestaient, repoussaient les spectateurs, en vain.

Et puis il y eut le rugissement. Grave, long, venteux. Baveux, aussi. Puissant à en faire trembler le sol, à balayer ceux qui, les deux pieds tout à l’heure profondément enfoncés dans la terre, y gisaient désormais, renversés. Le temps qu’il leur fallut pour se relever fut également celui nécessaire au bruit pour leur parvenir. Le bruit d’une foule d’êtres qui martelaient le sol de leurs pieds, de leurs rires effrayants qui s’envolaient dans les airs, de leurs armes qui chantaient en rencontrant leurs sœurs, un chant métallique envoûtant, effrayant, qui faisait tourner la tête de tous ceux qui l’entendaient.

Debout, Beatrice était en première ligne, Octave renversé à ses pieds. Elle hurla quelque chose, fit demi-tour, trébucha sur quelqu’un et s’effondra. Lui la récupéra et, de ses longues et fines jambes, l’emporta jusqu’à l’arrière, où les religieux figés avaient le regard fixé vers l’avant.

Les monstres déferlaient.

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