Anna

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Prologue

9 février 2019

Je la vois. Assise sur le rebord du canapé, un verre de vin blanc à la main, elle irradie. Le monde semble graviter autour d’elle, les autres convives embellis par sa seule présence. Ce soir elle porte une robe très simple, couleur jade. Mes yeux s’attardent sur ses jambes croisées, découvertes. Je cherche son regard mais ne le rencontre pas. Elle a noué ses longs cheveux blonds en un chignon flou ; quelques boucles rebelles tentent de s’en échapper. À peine maquillée, du noir souligne ses cils, du rouge dessine ses lèvres. Plus je la contemple, plus grossit la boule dans ma gorge. Une boule de haine pure, meurtrière. Je ferme les yeux, incapable de supporter son sourire.

Une main dans la poche de ma veste, je serre le sachet de toutes mes forces. Après ce soir, je vais m’en assurer : Anna ne sourira plus.

Chapitre 1 – Anna

2 février 2019

22h20 – de Emilie
« T’en es où ? »

22h21 – à Emilie
« Je pisse. »

22h21 – de Emilie
« Ahah. Non mais avec le mec ! »

Une nouvelle vague m’envahit. Deux doigts au fond de la gorge et j’expulse : les litres d’alcool, la colère et la tristesse. Ne reste que la honte.

Je plaque mes mains contre le carrelage douteux pour me redresser puis, d’un revers, essuie la bile sur mon menton. Je titube jusqu’au lavabo et accole mon front contre le miroir craquelé, pour y récupérer un peu de fraicheur. Du petit doigt, j’essuie mon mascara qui a coulé sur mes cernes déjà profonds. La musique du bar résonne jusqu’à moi, mais j’y prête à peine attention. Un autre bruit, plus fort, éclate contre la porte des toilettes :

- Putain tu gerbes ou quoi !
- Merde, on peut jamais être peinarde.

Je tapote mes joues, autant pour me redonner des couleurs que du courage, et rassemble ma tignasse bouclée en queue du cheval. Une pastille mentholée glissée sous ma langue, et je plaque un sourire poli sur mon visage avant de tourner le loquet :

– Quoi, on peut même plus rester deux minutes aux toilettes ?

L’inconnue me fusille du regard mais j’accélère le pas.

22h25 – à Emilie
« Ah ! Canon. Intéressant, drôle… Je me fais chier, il faut que je me barre d’ici ».

J’enfonce mon téléphone dans ma poche et traverse le bar bondé pour rejoindre mon rendez-vous. Il est mignon : plus encore que le laissaient présager ses photos sur le site de rencontre. Il me sourit et me propose un autre verre.

– Ça va pour moi, je commence tôt demain, décliné-je d’un sourire que je veux ingénu.

Je mens. Le médecin m’a prescrit un arrêt, je ne travaille pas de la semaine. « Symptômes dépressifs », a-t-il dit. À cet instant, mes pieds collent au sol poisseux, les cadavres de bouteilles qui jonchent le comptoir me donnent la nausée. Je veux fuir.

– On y va, alors.

Il enfile sa veste et m’attrape la main pour m’entraîner dehors. L’air glacé de février me revigore tandis que le bruit du bar s’évapore dans le silence de la rue. Sa poigne est ferme, sa peau douce et chaude. Je me rapproche de lui pour profiter de cette chaleur et me laisse guider par son allure, écartant de mon esprit ce qui est à venir. Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes que je réalise le silence qui règne entre nous, et ce calme qui me semblait apaisant devient soudain pénible, angoissant. Il s’arrête.

– J’habite ici.

Il plonge ses yeux dans les miens et glisse une mèche derrière mon oreille. Sous ses doigts, je sens mes joues s’enflammer, mon cœur se précipiter contre ma poitrine. Il est vraiment beau. À peine plus grand que moi, des cheveux châtains et bouclés, le visage anguleux. Il se rapproche et m’embrasse. Son baiser est franc, chaleureux, excitant.

– Tu es belle, Anna.

Je m’adosse au mur et l’attire à moi. Autour de nous, la ruelle est presque déserte et seul le bruit des voitures venant du boulevard accompagne celui de nos respirations hachées. L’esprit brumeux, je me laisse transporter par cette sensation d’un corps contre le mien, l’odeur boisée de son parfum, ses doigts qui se glissent dans ma veste puis sous mon pull, par son souffle contre mon oreille.

– Tu veux monter ?

Et tout qui redescend. L’angoisse ressurgit, implacable. Mes mains sur son torse le repoussent avec plus de brutalité que nécessaire. Son regard incrédule m’avise : il me prend sûrement pour une allumeuse qui recule à la dernière minute. Je m’en fiche, je ne lui dois rien.

– Désolée, lancé-je tout de même.
– Pas de problème.

Son ton laisse penser le contraire. Ses lèvres forcent néanmoins un sourire. Pour lui, tout n’est peut-être pas perdu pour la suite :

– On se fait ça une prochaine fois ? Tiens, donne ton numéro.

Ça ne ressemble pas à une question mais je n’ai pas le courage d’opposer un refus. Il m’appelle. Plus vite j’ajouterai son contact, plus vite je pourrai partir d’ici.

– Vous allez bloquer la porte encore longtemps ?

Je lance un rapide coup d’œil à l’inconnu. Grand et le regard noir, il agite son trousseau de clés dans un geste impatient. Je saisis l’occasion et inscris rapidement « Clément » en nouveau contact, puis lui adresse un petit sourire :

– Je te tiens au courant.

Lui fixe mon téléphone, la bouche ouverte et l’air dépité. Je ne cherche pas à comprendre, fais volte-face et m’échappe, vite. L’angle de la rue dépassé, j’allume une cigarette et soupire de soulagement, enfin libérée de toute cette pression. Je passe devant le métro, hésite puis renonce, préférant marcher jusqu'à mon appartement. Mon téléphone vibre, deux messages :

23h11 – de Emilie
« Ah… T’en fais pas Nana. Ça va te faire du bien la soirée de samedi ! »

23h12 – de Clément
« C’est Martin… »

Mon cœur se serre de honte et de culpabilité, sensation trop souvent ressentie ces derniers mois. Je comprends mieux sa mine déconfite. J’ouvre l’application de rencontre et fais défiler les visages, tous semblables à mes yeux, pour le trouver. Et le bloquer. Une dernière bouffée sur ma cigarette et je hâte le pas, traverse le boulevard surpeuplé. Le bruit des klaxons n’est dominé que par la sirène d’une voiture de police. Aveuglée par ses phares, je dois plisser les yeux jusqu’à ce qu’elle me dépasse.

Des gouttes fouettent mon visage découvert, comme pour venir me punir de ma lâcheté. J’ai pourtant eu envie de Martin un instant, puis je n’ai pu m’empêcher d’imaginer la suite ; ce moment où, assise dans un appartement que je ne connais pas, je devrais discuter, sourire, prétendre être intéressée par ses paroles. J’ai rassemblé toute ma force pour aller à ce rendez-vous et, à peine arrivée face à lui, elle s’est évaporée.

Depuis cinq mois, je ne sais pas plus qui je suis ni quelle femme je veux devenir. L’image de Martin traverse mon esprit, déjà floue. Elle est immédiatement remplacée par la sienne. C’est comme si, en me brisant le cœur, il m’avait brisée toute entière, dépouillée de mes biens, de mes certitudes, de mes convictions et de mon avenir. Comme l’a dit Emilie, je le reverrai à la soirée de samedi, dans six jours… Impatiente et effrayée, je veux qu’il m’embrasse, qu’il s’excuse, trouver la force de lui pardonner. Mais je sais que c’est impossible, et que tout avenir avec lui ne pourra plus dépasser le stade de chimère.

Les larmes me brûlent les yeux alors que j’ouvre la porte de mon studio. Une pièce dans laquelle tient toute ma vie, en une dizaine de mètres carrés. D’un bras, je déplie machinalement mon canapé, m’allonge, glisse une main entre mes cuisses. Soupirant, je me crée mon propre scénario. Je suis au centre de la pièce, dans ma belle robe jade, déjà achetée pour l’occasion. Il me regarde, m’effleure, me susurre qu’il m’aime. Le souvenir vivace de son odeur m’enivre. Nous nous éclipsons et il m’embrasse comme autrefois, me dit qu’il ne me laissera jamais partir… Peu à peu je finis par sombrer, presque convaincue l’espace d’un instant que ce fantasme pourrait devenir réalité.

*

Les rayons du soleil filtrent à travers mes rideaux mal fermés, une sonnerie incessante me vrille le crâne. Ma nuque est raide et mon cerveau comme imbibé. Je me suis couchée sans changer de tee-shirt ni me démaquiller. Je fronce les sourcils, comprenant soudain que c’est chez moi que l’on sonne. Je me lève péniblement pour ouvrir la porte sur deux inconnus ; je reste figée quelques instants devant leurs uniformes.

- Madame Verdier ?
- Euh… oui, c’est bien moi, balbutié-je.

Ma langue est pâteuse et mon haleine chargée de relents de bières. Je n’ai pas le temps de me redonner contenance qu’ils enchainent :

- Vous êtes la dernière personne à avoir été en contact avec monsieur Martin Latour. Son corps a été retrouvé ce matin dans le hall de son immeuble. Veuillez nous suivre immédiatement.

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