A petit feu

11 minutes de lecture

Encore une fois, j’ai été oubliée. Le professeur fait défiler son doigt sur la liste de ses élèves, et les appelle un par un. Pourtant, il n’a pas prononcé mon prénom, ni aujourd’hui, ni depuis le début de l’année. Sait-il au moins comment je m’appelle ? Sait-il que je suis dans sa classe, et que j’étudie ici ? Sait-il que j’existe ?

Assise au fond de la classe, je me fonds dans le décor. Si je me cherchais, même moi je ne me verrais pas. Avec ma frange trop longue et mes lunettes trop grandes, je m’avachis sur ma chaise très peu confortable. J’ai déjà mal aux fesses, alors que le cours n’a même pas commencé. Une fois tous les élèves appelés, le prof pose sa question habituelle : « Je n’ai oublié personne ? » Et comme d’habitude, je m’écrase. Je ferme ma bouche, je me recroqueville sur ma chaise, et je baisse les yeux. Certains élèves se retournent et me lancent des coups d’œil, juste pour voir si je réagis. Mais non. Je reste silencieuse. Et le prof commence son cours.

Ma mère m’avait dit que la fac était une super expérience, que je m’y amuserais comme une folle et que je me ferais plein d’amis. Mon père, lui, m’avait dit que ça me décoincerais, de vivre seule et de devoir « créer des liens » autre que la famille pour obtenir de l’aide, ou pour me divertir. Mais je suis incapable d’adresser la parole à quiconque. La plupart du temps, si un autre étudiant ou professeur me pose une question, je réponds uniquement par « oui » ou « non » et j’écourte au maximum la conversation. Quand quelqu’un me parle, mon estomac se retourne, mes jambes se mettent à trembler, ma vision se trouble, et il se peut que chaque parcelle de mon corps commence à suer.

Après ce dernier cours, je rentre chez moi, éreintée. Malheureusement, je dois prendre le bus pour retourner à ma résidence, et le premier est toujours blindé de monde. Je décide donc de ralentir mon rythme de marche. J’enfile mes écouteurs dans le creux de mes oreilles, mets ma musique en route, et regarde l’horizon droit devant moi. Il est principalement recouvert d’arbres immenses et feuillus dans lesquels se cachent des oiseaux qui chantent à tue-tête. Juste devant, les bus et les trams se succèdent et se croisent en une harmonie singulière, agrémentée de rires et de pas de centaines d’étudiants ne rêvant que de retrouver leur lit ou leurs amis. Un deuxième bus passe devant moi, juste avant que je ne traverse la route. Il recueille au passage une dizaine de personnes avant de repartir dans un vrombissement survolté.

Comme la circulation commence à se densifier, je me jette entre deux voitures et enjambe la route le plus vite possible. La cabane en verre n’abrite guère du soleil et amplifie la chaleur environnante, si bien que personne ne reste dessous plus de quelques minutes, le temps de vérifier quand passe le prochain bus. Finalement, le mien apparaît au bout de la rue. Je fredonne la fin de ma chanson dans ma tête tout en fouillant dans mon sac pour trouver ma carte d’abonnement. J’arrive à trouver un siège juste à côté de la fenêtre et m’y faufile en vitesse. Il n’y a rien de mieux que de regarder le paysage défiler sous ses yeux avec une douce mélodie dans les oreilles.

Le trajet n’est pas très long, mais lorsque la fatigue me pèse sur les épaules, il semble durer une éternité. Le centre-ville apparaît derrière la vitre, avec ses grands immeubles, ses rues noires de monde et de voitures, et ses magasins qui illuminent la nuit. Je préférais l’ambiance qu’offrait la petite campagne où se trouve ma maison, enfin, celle de mes parents. Mais la fac là-bas ne proposait pas de filière en histoire des arts. Alors je suis là, à me battre avec les bus et les supermarchés si grands que je m’y perdrais bien un jour.

Soudainement, un cri retentit. Le bus freine si fort qu’un homme a failli se retrouver les fesses à terre. Tous ceux présents dans le bus se tournent vers une femme au visage déformé par la peur. Elle a plaqué une main contre sa bouche, et l’autre pointe la fenêtre du bus. Non, pas la fenêtre, mais quelque chose à l’extérieur, un peu plus loin. Comme beaucoup d’autres, je suis la direction de son index, et mon cœur s’arrête de battre un instant.

Un immense feu dévore un immeuble. Les flammes dansent sous mes yeux. Elle s’élèvent jusqu’au ciel, si bien que le bâtiment est à peine visible. L’incendie crépite et lèche les entrailles restantes de sa proie, comme s’il ne voulait pas en laisser une miette derrière lui. Les portes du bus s’ouvrent, et les passagers s’enfuient en vitesse. Je ne sais pas où ils se dirigent, mais certainement pas dans la même direction que moi, qui suis partie plus vite que les autres. Mes jambes me portent sans que je sache où je vais, et avant même de comprendre, me voilà face à la scène d’horreur. Le feu ressemble à un monstre torturant sa proie, semblant même s’amuser dans ce rôle, savourant chaque instant, et se délectant de la peur qu’il lit dans les yeux de sa victime.

Je ressens un pincement au cœur. Cet immeuble, c’est celui dans lequel vit mamie Théo, parmi d’autres habitants que je ne connais pas. Je lui apporte ses courses tous les samedis, et en échange, elle me paye ou me prépare des petits plats. C’est la seule personne avec qui j’ai des réelles conversations dans cette ville. Des pompiers et des policiers s’agitent dans tous les sens devant le bâtiment, on dirait des fourmis qui ont perdu leur reine. Profitant de leur confusion et d’une fenêtre non surveillée, je ne réfléchis pas un seconde avant de m’engouffrer à l’intérieur.

L’odeur me soulève un haut-le-cœur abominable. La chaleur m’étouffe et la fumée semble s’infiltrer en moi par chaque pore de ma peau. Je me cache le nez et la bouche avec ma manche, mais ça n’est pas suffisant pour respirer. Je serre les dents et avance sans me soucier de la force qui retient mes pieds et de l’air qui me brûle la gorge. Mamie Théo habite au premier étage. Je cours vers le fond du hall pour me retrouver face à un gouffre plongeant droit vers les caves. Je lève la tête mais de la cendre me tombe sur le visage, s’incrustant sur mes lunettes. Où sont passés les escaliers ?

Je décide alors de grimper par les fenêtres, comme dans les films. Très mauvaise idée. Je me râpe le genou et le coude trois fois avant d’arriver à l’étage supérieur. Je ne sais même plus si je respire, mais j’avance entre les flammes hautes comme des arbres et la fumée qui se densifie à chaque seconde. Je ne vois pas où je pose mes pieds, mais heureusement, le sol ne s’effondre pas encore. Entre les crépitements et l’alarme incendie, j’entends quelqu’un tousser. Je tourne la tête pour me retrouver face à l’appartement que je cherchais, et la porte est ouverte. S’il vous plaît, pas mamie Théo ! J’entre en trombes dans ce qui reste du salon mais je trébuche et m’affale par terre. Quand je relève la tête, je vois un homme en équilibre sur une échelle. Il semble m’appeler mais je suis incapable d’émettre le moindre son. Derrière lui, une silhouette se dessine. Une ombre assez large, trapue et… des cheveux blancs frisés. Il luisent derrière le nuage de fumée, et je reconnaîtrai cette chevelure n’importe où. Mamie Théo est sauvée !

Je parviens je ne sais comment à émettre un soupir de soulagement. Je m’appuie sur mes bras pour me relever. Tout mon corps tremble. Je dois m’y reprendre à deux fois. Au troisième essai, quelque chose me retient, une pression sur ma cheville. La chaleur monte le long de ma jambe et me retourne l’estomac. J’ai trébuché sur quelqu’un, et c’est un pompier ! Ce doit être celui qui est venu sauver mamie Théo. Je m’extirpe de son emprise et me relève en un seul mouvement avant de me pencher vers le corps. Ouf, il a l’air de respirer, même si je n’y vois pas grand-chose. En revanche, il a l’air très musclé, et très lourd. Je lui attrape quand même les poignets et le tire de toutes mes forces, bien qu’il ne m’en reste pas beaucoup. Je respire à peine, tout mon corps me brûle, j’ai la tête qui tourne.

J’ai l’impression d’avancer si lentement et que cet homme en pèse cinq comme lui. Je crois que l’autre pompier me hurle dessus, mais je n’entends pas ses mots. Tout ce qui compte en ce moment, c’est l’homme face à moi. Pourquoi je me donne autant de mal pour un inconnu ? Et si j’y laissais ma vie, serais-je déçue par mon acte ? Je n’ai pas le temps ni l’énergie de réfléchir, et heureusement, mon corps peut agir par réflexe. Mais ça n’aura pas duré bien longtemps.

En une fraction de seconde, la pièce autour de moi se met à tourner, puis tout se fait noir, et je me sens tomber.

***

Quand j’ouvre les yeux, la première chose que je vois ne me rassure pas du tout : des flacons de produits aux noms étranges. Un affreux sifflement me vrille les oreilles, et j’ai l’impression de n’avoir pas bu depuis trois mois. Tout mon corps est engourdi, je me sens comme une poupée de chiffon abandonnée au fond d’un grenier. Il me faut rassembler toutes mes forces pour réussir à m’asseoir, et plus encore pour me souvenir comment respirer. Mes poumons ne semblent plus vouloir fonctionner, comme s’ils me compressaient la poitrine. Chaque bouffée d’air me brûle la gorge, et me réveille l’esprit petit à petit.

« C’était très courageux de votre part, mademoiselle. » me susurre une voix sur ma gauche.

Je tourne la tête le plus vite possible, c’est-à-dire à la vitesse d’un tournesol, et observe le visage de la femme qui parle. A la vue de son costume, c’est une infirmière. Elle a tiré ses cheveux en un chignon serré, mais quelques mèches rebelles lui retombent sur le front et les oreilles. En replaçant une de ces mèches, elle s’assoit à côté de moi et me regarde comme si j’étais un grand héros, ou bien son propre enfant, je ne sais pas.

« Vous avez avalé beaucoup de fumée, j’ai été surprise de vous voir encore debout après avoir passé tout ce temps au milieu des flammes. » L’infirmière regarde le vide face à elle. Elle semble vouloir me raconter mille histoires. Elle croise les chevilles et me regarde. « Vous avez eu beaucoup de chance, vous savez ? En plus, vous avez même réussi à sauver cet homme. » continue-t-elle en tournant la tête vers un brancard disposé à l’écart de la foule. Sur celui-ci, un homme en uniforme de pompier se fait examiner par une autre infirmière. Il observe ses pieds, les deux mains posées sur ses cuisses. Moi, c’est lui que j’observe. Je n’écoute déjà plus l’infirmière à mes côtés qui doit sûrement me dire que j’ai été imprudente, que c’était le travail des pompiers de s’aventurer au milieu des flammes, que je ne devrais pas recommencer.

Et pourtant, je ne regrette pas.

Même si je souffre le martyr actuellement.

« La douleur finit toujours pas s’évaporer, et alors on l’oublie » me disait toujours mamie Théo. Soudain, j’ai un déclic. Je me tourne vers mon infirmière qui n’avait visiblement pas terminé sa phrase, et j’ouvre la bouche. Les mots restent coincés dans ma gorge, qui semble s’être soudée hermétiquement. Je prends une grande inspiration qui semble me percer les poumons, et j’expire lentement avant de déglutir bruyamment.

« Où est mamie Théo ? » je parviens finalement à marmonner tant bien que mal. L’infirmière s’étonne quelques secondes, avant de me décocher son plus lumineux sourire.

« Elle est en train de rigoler avec les pompiers dans le camion au là-bas » rit-elle en pointant du doigt une camionnette blanche. C’est bien le genre de mamie Théo ça, de draguer ses sauveurs. Je suis sûre qu’elle n’a même pas eu peur quand le feu s’est déclenché, et qu’elle a patiemment attendu qu’un bel homme frappe à sa porte, ou à sa fenêtre, et qu’il l’emmène sur sa grande échelle. Et la voilà, rayonnante, un sourire aux lèvres, entourée de monde. J’aimerais avoir son sens du social. Depuis que la connais, j’essaie de prendre exemple sur elle, et de retenir ses leçons de vie, mais je suis toujours la fille timide du fond de la classe.

« Vous savez, mademoiselle » reprend l’infirmière, « quand elle a su que vous étiez venue pour la sauver, elle a pleuré. Elle a eu très peur pour vous, et elle a crié sur les pompiers qui vous ont laissée entrer. Puis, quand elle a appris que vous aviez sorti du feu un autre pompier qui était tombé dans les pommes en venant la chercher, elle a pleuré à nouveau, et elle vous a regardé dormir avant de s’évanouir de fatigue. Vous comptez beaucoup pour elle. »

Tandis qu’elle me chuchote ces mots, les larmes me montent aux yeux.

Pour la première fois de ma vie, j’ai plongé les deux pieds dans le danger, et je n’ai pensé à aucun moment à ce qu’il pouvait bien m’arriver. Et, finalement, j’ai même réussi à sauver une vie. Est-ce de la fierté que je ressens ? De la fierté pour un acte d’imprudence ? J’ai des papillons dans le ventre, mais je ne sais pas s’ils sont dus à l’émotion où aux restes de fumée que je sens encore ressortir par mes narines. Digérer ça sera plus compliqué que prévu.

L’infirmière me tapote l’épaule et s’en va en me souriant. Je crois que je le lui rends, mais j’ai peur que ça ressemble plutôt à une grimace. Je me relève à mon tour et tente de regagner mon équilibre. Je dois avoir l’air malin, les jambes tremblantes et les deux mains appuyées contre la carrosserie de l’ambulance. Je fixe mes pieds qui me semblent dans une position étrange. Je tente alors de me mettre en position droite, mais le sol tourne autour de moi, et je perds l’équilibre un bref instant.

Quand je me retourne, un homme me fixe de ses yeux sombres à quelques centimètres des miens. Il semble scruter mon âme et en décrypter le moindre recoin caché. Son bras gauche est emmitouflé dans un bandage duquel perlent quelques gouttes de sang, et est plaqué contre son torse à l’aide d’une écharpe déformée par l’usure. Son torse, d’ailleurs, est dépourvu de t-shirt, laissant apparaître quatre rangées d’abdos, décoré de plusieurs hématomes et ornementé quelques cicatrices plus ou moins récentes. Un sourire se dessine sur son visage quasiment symétrique. Je crois qu’il vient de me saluer, car ses lèvres ont bougé, mais je n’ai pas entendu un seul mot. Je me contente de le fixer, bouche bée, incapable de respirer.

Il tend la main vers moi. Je crois que je suis censée la lui serrer, mais je ne peux que la regarder, sans broncher d’un poil. Alors il prend les devants, s’avance d’un pas, et dépose un baiser sur ma joue. Son nez à quelques centimètres du mien, il chuchote un mot, un seul. « Julien. »

Les cordes vocales toujours emmêlées, les jambes toujours parcourues de tremblement et les joues toujours en feu, je reste plantée là, appuyée contre mon camion.

Je crois qu’il a éveillé des flammes au fond de moi, qui crépitent au fond de mon estomac, mon cœur, mon crâne.

Je ne rêve que d’une chose : le revoir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Kilouane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0