Le trou

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C’est une belle journée. Parfaite en tout point. Il y a le soleil qui brille, les oiseaux qui chantent, les abeilles qui bourdonnent, une fine brise qui rafraîchit. Dans son jardin, Pierre creuse. Il a sorti sa houe, sa bêche et sa pelle de la remise. Il a repéré le coin idéal, ni trop à l’ombre ni trop ensoleillé. Entre un petit bouleau et un massif d’hortensias. L’herbe est grasse, verte, chaude sous la main. Elle fourmille de petits insectes. Ses gants enfilés, il arme sa houe et attaque le sol. En quelques coups affutés, il a délimité le bord du trou. Sur la toile qu’il a étendue, les mottes épaisses s’entassent, leurs flancs marbrés par le fer, lissés comme le glaçage d’un gâteau au chocolat. La terre est sombre, meuble et riche, magnifique, grouillante de vie. Quelques vers dérangés s’agitent mollement. Pierre est ravi de la qualité de son sol, il n’a jamais mis de pesticide, de désherbant, il fait son compost lui même.

Le premier étage dégagé, il se redresse, souffle, il a déjà chaud. Il repose la houe et attrape la bêche. De son talon, il enfonce les lames dans le corps de son jardin, retourne, soulève, recommence. Puis, avec la pelle, il déblaie. Le trou commence à prendre forme. Il alterne ainsi, bêche et pelle, pendant un long moment. Le soleil cogne sur sa nuque. Il a du descendre au fond pour ne pas se casser les reins. La matinée passe, il fait de plus en plus chaud. Une pause s’impose. Pierre déjeune d’une salade du potager, quelques tranches de pain et un peu de fromage, une bière fraîche. Il revit. Il admire le jardin, il y a passé tellement d’heures, c’est comme s’il y vivait. Il lui ressemble, ni tout à fait sauvage, ni parfaitement entretenu, avec des recoins et des secrets. Malgré l’âge et les forces qui baissent, il ne peut pas ne pas y passer ses journées, c’est un besoin né de l’habitude, nécessaire à son bien-être quotidien. Il y a toujours quelque chose à faire, ou, à défaut, à voir. Non, il ne se voit pas le quitter.

Pierre retourne à son ouvrage. Bêche, pelle, la danse des gestes recommence. Il s’est posé une bière sur l’herbe, au bord du trou. Le niveau baisse plus vite qu’il ne creuse, il doit changer de bouteille plusieurs fois. Enfin, satisfait de la profondeur, il en sort pour de bon. Le sol lui arrive à la poitrine, il grimpe sur les coudes, se hisse tant bien que mal dans l’herbe chaude. Il reprend son souffle. Ses épaules lui font mal, sa nuque est raide, la sueur lui gratte le front mais il est heureux. Il admire le trou qu’il vient de creuser, à son âge, par cette chaleur, c’est un peu un exploit. Il s'assoit sur le rebord, le temps de finir sa blonde. Du doigt il caresse la terre nue qui sèche déjà. Douce, grumeleuse, friable entre ses doigts, elle dégage une odeur de racine et de tourbe, un parfum minéral aussi, comme un goût de grenier ou de boutique d’antiquités.

Il se redresse, enveloppe le jardin d’un regard paternel. Il connaît chaque arbre, chaque rosier, chaque plante aromatique, il a planté la plupart. Le figuier, c’était en 95, aujourd’hui il est immense, couvert de fruits qui seront bientôt mûrs. La charmeraie, il s’en est occupé l’année suivante, il la taille chaque printemps, pour en faire un petit écrin de verdure. C’est lui aussi qui a placé le banc, là, à l’ombre de la tonnelle couverte de glycine. Là-bas, près du mur, le chat des voisins se dore au soleil. Le gros matou apprécie le jardin autant que lui, bien plus que la pelouse plate et impeccable que son maître tond chaque dimanche, transférant sur l’herbe le contrôle qu’il n’a plus sur sa vie. Pierre, lui, tient à garder la main sur la sienne. Et sa vie, c’est son jardin. Comment le dire autrement ? Il y a tant consacré de temps, d’énergie, de sueur et de sang, il l’a modelé, façonné, élevé, entretenu. Il ne le quittera jamais. Il ne peut pas.

Il observe le large trou qu’il vient de creuser, le tas bombé de terre qui s’étale sur la toile. Un sourire vague traverse son visage usé par le soleil et le grand air. La fatigue le prend dans les reins et les épaules. Encore un dernier effort et il pourra se reposer. Il renfile ses gants, décidé à en finir. Il n’a pas de doute quant à sa décision. Certes, elle est extrême, certes, il n’y aura pas de retour en arrière possible, il en est conscient, il l’accepte. C’est la seule solution qu’il a trouvé pour ne pas avoir à quitter son cher jardin, le seul endroit où il se sente en paix. Sans plus de regret, il s’approche du corps qui l’attend, au pied du bouleau. Le corps du nouveau propriétaire qui vient de le licencier, sans égards, alors qu’il travaille ici depuis près de trente ans. Pierre n’a pas pu l’accepter. C’était une journée parfaite, il a creusé un trou.

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