Quis custodiet ipsos custodes ?

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Atanaclos était fort. La force présidait sa vie et nourrissait, comme le bois le feu, son ambition. Et, comme le feu le bois, l’ambition le dévorait. Et comme le feu qui est amené à s’élever, jusqu’au sommet du phare, pour briller et guider les navires, l’ambition d’Atanaclos le poussait à s’élever, pour guider ses camarades. C’était là sa nature. L’ambition qui brûlait en lui de toute sa force le rendait, non point beau, car le beau ne se consume point, mais brillant, de cette brillance qui attire l’œil et l’insecte, de cette brillance qui s’aveugle et s’enorgueillit. Lui qui brillait tant, lui qui était si fort, que n’était-il pas le maître à bord ?

Atanaclos rassembla un jour autour de lui quelques hommes que sa force et son ambition avaient charmés. Il dit : Avez-vous vu comment notre capitaine regarde les étoiles et les nuages ? Est-ce là une façon de mener un navire ? Nous n’avançons guère et ne tirons nul profit, bientôt nous finirons coulés. Avez-vous vu encore comment notre capitaine dilapide nos richesses et nos réserves entre tous ? Est-ce là une manière de rendre justice ? Vous qui êtes forts et grands, est-ce juste que vous n’ayez pas davantage que le petit et le faible ? Moi qui suis le plus fort et le plus grand d’entre nous, moi qui puis ferler une voile de mon seul fait et remonter l’ancre sans aide, ne mérité-je pas mieux que ma seule part ?

Et les hommes hochèrent la tête gravement, car si l’homme faible comprend la force, l’homme fruste ne comprend pas la sagesse. L’homme faible aspire à la force comme à une flatterie, l’homme fruste rejette la sagesse comme celui qui ne sait lire rejette le livre. L’on démit le capitaine pour installer Atanaclos à sa place. Et l’équipage s’attroupa et écouta les mots brillants, les mots forts et les mots ambitieux, chacun leva le poing vers le ciel pour saisir sa part du rêve d’Atanaclos. Compagnons, les appelait-il, suivez-moi et nous serons les rois des mers, car c’est notre place, la place des forts et des ambitieux, le monde appartient à celui qui sait le saisir. Et nous le saisirons.

Atanaclos devint le maître, le capitaine et le pilote du navire. L’équipage accepta son autorité en échange de sa force, de son ambition et de son rêve. Pour conserver son nouveau pouvoir, il devait conserver la confiance de son équipage, comme un dieu a besoin de ses fidèles autant que les fidèles ont besoin de croire en lui, ou comme le berger qui mène son troupeau et que le troupeau nourrit. Il lui fallait mener son navire. Il n’avait point la sagesse de lire dans les étoiles et les nuages la bonne route et les vents et tempêtes. Il remplaça la sagesse par la science et la technique, la science lui offrit des cartes et la technique, compas et boussoles. Aussi, il savait une vérité sur le cœur de l’homme. L’homme, sans doute, a soif de justice comme il a soif d’eau, mais offrez lui des privilèges comme vous lui offririez du vin et l’homme s’enivrera sans jamais pouvoir assouvir sa soif. Il croira la combler dans les privilèges qui assècheront toujours plus ses lèvres et son cœur. Ainsi fit Atanaclos.

Il prit soin, toujours, d’écouter la soif de l’équipage, et d’y répondre. Il prit soin, encore, de rassembler autour de lui et contre les autres, quels qu’ils soient. Il créa des valeurs et des modèles et en fit une histoire commune. Eux étaient forts et courageux, comme les héros qui terrassent leurs ennemis, deviennent roi et vivent heureux jusqu’à la fin des temps. Il existait différentes sortes d’hommes, de différentes trempes et de différentes étoffes. Il y avait les âmes d’or et d’argent, destinées à régner et à guider les âmes moins nobles, de fer ou de bronze, de plomb ou de bois, et ceux encore, qui n’en avaient point. Il était de leur devoir, pour mériter cette place au soleil à laquelle les destinait leur âme bien née, de guider et diriger les autres, en respectant les lois naturelles qui avaient placé chaque homme sur un barreau différent de l’échelle.

Bientôt, ses hommes ne voulurent plus ramer, Atanaclos le comprit vite et les rassura. Compagnons, vous avez raison, votre place n’est pas au banc de rame, nous trouverons un autre navire, l’aborderons et ferons de son équipage nos galériens. Ainsi fut fait et ses hommes l’acclamèrent. Et quand l’un d’eux, pris de doutes, s’insurgea sur les conditions de travail des esclaves, Atanaclos, encore, trouva une solution. Tu as raison, mon ami, dit-il, chaque homme mérite d’être récompensé pour son travail, désormais nos rameurs toucheront un salaire et seront des hommes libres. Mais comme ils ne sont pas de notre navire, il devront payer pour y dormir et y manger. Cela est juste.

Atanaclos créa sa société parfaite sur son navire, une société hiérarchisée, où chacun pouvait regarder au-dessus de lui avec envie et au-dessous avec crainte. Une société où la justice tenait dans la loi, car l’homme injuste n’aime l’injustice que lorsqu’elle le favorise. L’homme est comme l’animal et la loi le domestique, disait-il. La loi est l’enclos qui protège la brebis du loup, le bâton qui guide la brebis et qui punit le loup. Dans l’enclos vous serez en sécurité et prospérerez. Pour tenir le bâton de la justice et garder l’enclos des lois, Atanaclos choisit les plus fidèles de ses hommes et leur offrit de son autorité. Ceux-là seraient les gardiens du troupeau, de l’enclos et des lois. Ce rôle s’accompagnait de privilèges et les hommes s’ennivrèrent. Ainsi fut fait et le navire prospéra.

Un jour d’ivresse, pourtant, un homme approcha Atanaclos. Capitaine, demanda-t-il, qui garde les gardiens ? Comment cela ? Si l’un des gardiens est un loup, armé du bâton de la justice et des clés de l’enclos, qui nous gardera de lui ? Atanaclos rassura l’homme : N’aie crainte, cela ne se peut car la justice habite les gardiens, ils protègent le troupeau et le guident car ils dépendent du troupeau pour vivre, ainsi est l’équilibre. Il n’y a point de loup parmi les gardiens, et si cela arrivait néanmoins, les autres gardiens veilleraient. Capitaine, dit l’homme encore, si je viens vous voir c’est que nous subissons régulièrement des violences et des exactions de leur part. La loi est dure mais c’est la loi, énonça Atanaclos, sans doute ce que vous prenez pour de la violence et de l’injustice n’est que l’application zélée de cette loi et de cette justice dont vous n’êtes sans doute pas au fait. Et comme l’homme contestait ses paroles, il lui promit de faire toute la lumière sur cette affaire et que, si des mesures devaient être prises, des mesures seraient prises.

Atanaclos était homme de parole. L'enquête eut bien lieu, au cours du banquet quotidien des gardiens. Attablés autour des mets et du vin, l’on convint en effet qu’il y avait eu quelques abus, en effet, quelques morts étaient morts, en effet, c’était regrettable mais justifié par la difficulté du métier et la mauvaise volonté de certaines brebis à se laisser mener. Face à cette adversité, il fallait rester soudés et ne pas sacrifier leur belle société sur l’autel de la démagogie. Si les brebis montraient les dents c’est qu’il s’agissait de loups, la brebis étant par nature placide. Quant aux accusations de violences et d’abus, l’on en fit de la diffamation et de l’incitation à la révolte, et l’on se retourna contre ceux qui s’en étaient rendus coupables. Tout en trinquant du vin de leurs privilèges, les gardiens se gardèrent bien de manger le pain de la discorde. Tant qu’ils resteraient unis et sûrs de leur force, le troupeau serait bien gardé.

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