Les sables du Khabir

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Aux pieds des montagnes d’Erizat, aux confins du riche sultanat de Khabir, vivait un couple de bergers et leur fille. L’adolescente venait d’avoir treize ans et sa jeune beauté n’avait, comme il est de coutume dans les contes, pas son pareil. Ses longs cheveux brillaient comme l’ébène poli, sa peau délicatement hâlée semblait de miel et de lait mêlés, quant à ses yeux dorés, on les aurait cru taillés dans le plus précieux des ambres. Lorsque par les collines, elle allait, menant et gardant les brebis et les chèvres de ses chers parents, on l’entendait chanter d’une voix de paradis. La grive et le rossignol, alors, cessaient leurs trilles un instant pour l’écouter et, de son troupeau, charmé sans doute, jamais animal ne s’éloigna ni ne se perdit.

Or il advint aux oreilles du grand et riche Sultan de Khabir que son royaume abritait un tel trésor. Le monarque, aussitôt, voulu voir de ses propres yeux la beauté de cette jeune bergère et entendre, de ses oreilles, ce chant si pur que même les oiseaux se taisaient pour mieux l’ouïr. Il apprêta sa suite, arma une escorte et fit diligence jusqu’aux montagnes d’Erizat, aux confins de ses terres. Là, il put admirer et s’émerveiller tout son saoul, et il ne fit point économie de louanges, s’enthousiasmant auprès de sa cour que de tels joyaux peuplent son beau pays. La place, cependant, d’une jeune fille aussi éblouissante et admirable n’était pas parmi les chèvres et le bétail mais bien en son palais, où ses talents seraient appréciés à leur juste valeur.

Il se proposa donc d’acheter la jeune fille à ses parents pour quelques talents, faisant montre d’une générosité à laquelle son statut de monarque et son pouvoir de droit divin ne l’obligeaient point. Mais, comme le couple refusait ses offres avec un entêtement admirable, le sultan fâché, d’un seul geste de la main, mit un terme à la négociation et à la vie des deux bergers. Puis, emportant l’adolescente éplorée, il reprit la route jusqu’à son palais. Sur le chemin, à mesure des haltes où il forçait la belle oiselle à chanter pour son seul plaisir, il ne cessa de s’extasier de posséder un tel ravissement des sens. Il ferait d’elle sa favorite, la perle de son harem, la première de ses nombreuses épouses et concubines. Et l'aîné de leurs enfants, qu’il imaginait déjà beaux et forts, lui succéderait à la tête du riche et grand sultanat de Khabir.

À peine de retour dans la capitale, le sultan organisa le plus somptueux et le plus formidable mariage que le pays ait jamais connu. Ce fûrent des jours et des jours de festoiements et d’allégresse. Mais sa nouvelle épouse ne semblait point partager la joie de la cour et du peuple. Quand tout le monde se réjouissait, que les festins se suivaient et que le vin coulait à flot, que chacun se pâmait devant la grâce et la voix de la princesse, cette dernière sombrait jour après jour dans une profonde mélancolie. Cette torpeur chagrine ne se fit que plus grande encore après la nuit de noces, quand le sultan commença à honorer sa couche de ses désirs d’héritiers. Voyant sa nouvelle épouse dépérir et sa beauté faner avant même d’avoir pu éclore, le monarque amoureux la couvrit de cadeaux, la noya sous le luxe, l’or, les bijoux et les soieries précieuses, mais en vain.

Pressée de questions et d’attentions, la jeune princesse finit par avouer que ses parents, les montagnes et les troupeaux de son enfance lui manquaient. Elle sut toutefois cacher aux yeux de son époux et maître la haine et le dégoût qu’elle lui vouait. Elle lui raconta plutôt que lorsqu’elle vivait dans les collines, aux confins du sultanat de Khabir, elle prenait chaque matin un bain de lait frais. Ces ablutions, révéla-t-elle sur le ton de la confidence, étaient le secret de sa beauté et du timbre clair de sa voix. Aussitôt le sultan fit mander ses ministres et ses architectes. Pour sa favorite, il ferait construire la plus formidable fontaine que l’on verrait jamais, toute de marbre blanc sculptée, d’or et de joyaux rehaussée, entourée d’un vaste bassin recouvert de mosaïque faïencée. De cet ouvrage sans pareil, jaillirait de plus et sans discontinuer, non point de l’eau mais du lait de chèvre et de brebis fraîchement tiré.

Pour son épouse et sa gloire, le sultan dépensa sans compter et bientôt, dans les harems ouverts au public pour l'occasion, l’on put inaugurer la fontaine. Sur un ordre de leur maître, les ingénieurs du palais ouvrirent les vannes et alors, des bouches et des vasques de la splendide sculpture marmoréenne, commença à couler un lait blanc et onctueux. Les courtisans poussèrent des exclamations admiratives et même la triste princesse eut un sourire en voyant le bassin se remplir. Derrière ce prodige, on ne l’ignorait pas, se cachait une fabuleuse et fantastique organisation. D’immenses troupeaux avaient été achetés et une foule innombrable de bergers, de porteurs, de caravaniers et de contremaîtres s’occupaient de la traite et de l’acheminement du précieux liquide. Certains parlaient de trois cent mille têtes de bétail, d’autres avançaient des chiffres encore plus extravagants. Oui, jamais de mémoire d’homme on n’avait vu un chantier de telle envergure être mis en œuvre. Mais pour le sourire et le bonheur de sa favorite, rien aux yeux du sultan n’était trop cher payé. Quand la cour se retira et que la princesse se fut baignée dans le lait frais, elle combla même son époux d’une chanson qui ravit son cœur.

Personne, et certainement pas votre serviteur, ne qualifierait le sultan d’homme doux, patient ou bien affable, mais, sans doute l’amour - ou la musique - adoucit-elle les moeurs, jamais il ne se montrait colérique ou violent avec sa jeune épouse. Mais ce traitement de faveur n’était réservé qu’à elle et il continuait de diriger son royaume d’une main forte et ferme. Or, les troupeaux immenses nécessaires aux bains de lait quotidiens de la princesse ravageaient le pays comme une nuée incessante de sauterelles. De nombreux porte-paroles et émissaires, venus se plaindre, demander de l’aide ou bien seulement que leur souverain se penchât sur leurs problèmes, ne repartirent pas vivants de leur entrevue. Le sultan faisait la sourde oreilles aux ventres affamés de son peuple. De même, il ne souffrait point qu’on le dérangeât avec les difficultés que rencontraient les ingénieurs en charge de la fontaine.

Il faut dire qu’avec l’appauvrissement des sols et la disparition de la végétation sous l’appétit des brebis et des chèvres, il fallait aller toujours plus loin pour trouver de nouvelles prairies et pâturages. Il devenait de plus en plus complexe et délicat de faire venir le lait de l’autre bout du royaume. Des files ininterrompues de caravanes, portant des jarres et des jarres, traversaient le pays jusqu’à la capitale pour que jamais la fontaine ne se tarît. Et tandis que chaque jour la jeune princesse prenait son bain de lait, tandis que chaque nuit le sultan venait visiter sa couche et s’ébaudir de son corps adolescent et de sa voix enchanteresse, le sultanat de Khabir se mourrait. La famine qui ravageait le peuple finit par atteindre le palais. L’on fit venir à grand frais des fruits et des mets de l’étranger, mais c’était une ultime manière de se voiler la face. La terre, après le passage des troupeaux du sultan, dépérissait. Les grandes prairies vertes qui faisaient la beauté des paysages du Khabir avaient été dévorées jusqu’aux racines et le sol, rendu acide par les déjections des animaux, demeurait impropre aux cultures longtemps après leur départ.

Le sultan ne se préoccupait plus de son royaume, obnubilé par son épouse et favorite dont le ventre, malgré ses efforts et ses nombreuses visites, restait plat et infécond. Désespérant d’obtenir un fils de la femme qu’il aimait, il devenait irascible et emporté, noyant son dépit dans le vin. Souvent, pris de folie, il se mettait à frapper les serviteurs et les concubines qui croisaient son chemin. Seuls les chants de la jeune fille, encore, parvenaient à le distraire de ses tourments et colères. Pendant ce temps, le pays devenait aussi infertile que sa princesse et la ruine guettait. Les richesses avaient depuis longtemps été dépensées pour que le lait continue de couler de la splendide fontaine. L’année où la jeune fille aurait dû entrer dans sa vingtaine, le sultanat était devenu un triste désert, le vent émoussait les collines nues, les transformant peu à peu en dunes arides. Les Khabires avaient fui ces terres inhospitalières et le trésor du sultan s’était définitivement évaporé. L’ancien monarque, devenu à moitié fou, rôdait comme une âme en peine dans les couloirs vides et silencieux de son palais. Abandonné par tous, il venait parfois s’asseoir sur le rebord de la fontaine asséchée. De là, il croyait entendre, comme un écho lointain, le chant cristallin d’une bergère, aux pieds des montagnes d’Erizat, aux confins de son royaume.

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