L'enfant

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L’enfant hurle et pleure. Il ne comprend pas. Combien de temps depuis que tu ne l’as pas écouté ni regardé ? Tu n’as pas le temps, plus la force. Il ne comprend pas ta fatigue, ni les blessures que tu portes, ce voile sur ton cœur, comme un garrot. Tu ignores ses appels, sans même t’en rendre compte, tu es sourd à ses cris. La culpabilité qui te ronge comme un cancer, tu l’abrutis dans le prozac. Tu es un adulte responsable, c’est ça qui compte. Il y a ton travail, les messages de ton chef jusqu’à minuit ; il y a le frigo à remplir, les traites qui tombent comme tes cheveux, la télé et le loyer, le crédit et l’assurance, l'impôt ceci, l'impôt cela ; il y a ta mère qui est morte et ton père qui perd la boule, il y a ta sœur qui le monte contre toi pour tout rafler et toi qui ne fais rien, qui ravale en silence, sans parvenir à digérer, jamais. Les cris ne cessent plus. Il ne comprend pas la boule que tu portes sur l’estomac, qui te ronge les tripes et te laboure le cœur à chaque fois que le vieux t’appelle pour te seriner que tu es un raté et qu’il te renie, même s’il ne sait plus ce qu’il dit, même s’il ne connait plus ton prénom, même s’il aura oublié ses mots dans l’heure, ils font mal, ils se gangrènent dans ta chair, tu ne peux pas t’en débarrasser. L’enfant ne comprend pas, il veut sortir de son parc, de sa cage, il veut jouer, ou bien se promener, il ne comprend pas que tu n’as pas le temps pour ça, pas de temps pour lui.

L’enfant hurle et pleure. Il n’aime pas le métro, il n’aime pas être serré et bousculé, ni l’odeur du fer qui grince, ni le bruit des regards vides, il veut sortir. Ton casque vissé sur les oreilles, tu ignores ses cris et le tiens en laisse, près de toi. Une femme croise ton regard, elle t’offre un sourire, un sourire pour l’enfant. Il se calme, il oublie d’hurler et reprend son souffle. Son silence te fait mal, si mal. Derrière la laideur de ton masque, tu crèves de pleurer. Tu sais qu’il va se remettre à gémir, dès qu’elle aura tourné la tête, qu’il va de nouveau s’égosiller et que tu ne pourras rien faire. Il ne comprend pas. Ses cris te vrillent les tympans, te déchirent de l’intérieur. Tu n’arrives plus à les ignorer, ils t’obsèdent, te rongent. Ils te poursuivent jusqu’à ton bureau, couvrent le brouhaha des collègues et les ordres du patron. Tu fuis vers les toilettes, trois comprimés au fond de la gorge et la bouche sous le robinet, tu respires à peine. En sortant, tu la croises, sourire hypocrite contre sourire prozac. L’enfant hurle et pleure. Il ne comprend pas qu’elle a raconté à tout le service que tu la harcelais, que si l'enquête t’a blanchi, les gens continuent de parler, que leur suspicion est une plaie qu’ils salissent de regards trop lâches. Ou peut-être qu’il comprend. Tu t’épuises à la tâche, tu manges sur ton clavier en oubliant l’enfant. Personne ne fait attention à vous, ni à ta tête de cadavre, ni à ses cris déchirants.

Tu quittes le travail tard et traînes l’enfant faire trois courses, tu t’épuises dans des rayons trop grands et des choix trop larges. Tu te zombifies dans la queue, à la caisse. Tu tends le pis pour la traite, 17 euros, ce n’est pas cher payé pour de la merde bien emballée. Tu es fatigué et tu traînes des pieds vers le métro. Au bout de sa laisse, l’enfant hurle et pleure. Il ne comprend pas, il ne te comprends pas, tu ne te comprends pas. Tu es fatigué, sur le quai les gens se pressent et se bousculent, ils se tassent dans les rames, tu ne comprends pas. Tu attends le suivant. Tu es fatigué, tu t'assois sur un banc, l’un de ces bancs plein de bosses et de barres pour que les gens qui n’ont qu’eux pour dormir y dorment mal, tu ne comprends pas. L’enfant hurle et pleure et tu es fatigué de l’ignorer, il te regarde, tu le regardes. Une larme coule, en silence, entre vous. Tu le comprends. Il veut sortir. Tu veux sortir. Il te regarde entre ses larmes, avec un sourire, un sourire bien trop triste, bien trop vieux pour un enfant. Il tend sa main et tu lui donnes la laisse. Doucement il se lève et se dirige vers la sortie. Derrière toi une femme hurle, elle ne vous comprend pas, vous l’ignorez, sans même vous en rendre compte, et sautez.

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