Quiproquo

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L’homme lui ressemblait comme deux gouttes de vodka. C’était peut-être ce qui l’avait poussé à accepter son offre. Ça ou les nombreux shots qu’il lui avait payé, dans ce tripot de misère où il avait échoué, avec trois pièces en poche. Il aurait vendu son âme au diable pour quelques grammes dans le sang, et c’était peut-être ce qu’il avait fait. Son nouveau patron était un homme charismatique, à l’élégance froide et au sourire postiche, il l’inquiétait autant qu’il le fascinait. Il l’avait invité, lui, un déchet rejeté par la société, un rebus d’artiste aux rêves brisés, dans son immense demeure, il l’avait nourri, habillé, coiffé et préparé, il lui avait confié ses secrets les plus intimes et ses projets les plus fous, il lui avait même donné son nom. Tout ça pour quoi, l’amour ? Cela l’amusait, un amusement teinté de mépris, de ce mépris que l’on a pour les faiblesses de ceux qui nous sont supérieurs et que l’on essaie de dissimuler à tout pris.

Le travail était simple. Non, en vérité, il était plus plaisant que réellement simple. Mais les germes minables d’une courte carrière d’acteur lui offraient les ressources nécessaires pour mener à bien les missions de son hôte. Il s’agissait surtout de faire illusion auprès de la haute lors de soirées, galas et réceptions, rien d’insurmontable. Au fil des mois qu’il passait ainsi auprès de son protecteur et modèle, il avait appris ses mimiques et son passé, il pouvait réciter ses souvenirs comme s’ils lui appartenaient. Ils partageaient tout, le physique et la voix, l’allure et les manies, la mémoire et l’ambition. Tout, sauf elle. Il n’en parlait pas, l’évoquait à peine. Il se contentait de disparaître de longues soirées qui s’éternisaient jusqu’au lendemain, laissant à son double le soin de briller sous les feux de la rampe.

Ces absences, desquelles il revenait tout sourire, aiguillaient sa curiosité, cela le rongeait comme une maladie, il en concevait, à mesure qu’elles se poursuivaient, une terrible et insoutenable jalousie. Qui était-elle ? Qu’avait-elle de si spécial pour ainsi charmer son insensible alter ego ? Il en rêvait la nuit, cela lui torturait l’esprit, la question lui brûlait les lèvres sans qu’il n’ose la poser. Alors il dégorgeait ses envies et sa rivalité dans des jeux de luxure dangereux. De son fait, ils obtinrent rapidement une réputation sulfureuse. Mais, alors qu’il pensait énerver son hôte et le pousser dans ses retranchements, jusqu’aux aveux, l’autre se contentait de sourire comme l’on sourit à un enfant qui chahute. Il faut bien que jeunesse se passe, ma bonne dame. Et ses dents mordaient ses dents, de ne pas savoir, de ne pas tout savoir, de ne pas pouvoir être lui. Il avait fini par lui demander, le besoin était trop fort, trop pressant. Son homonyme s’était montré compréhensif, amical même, et il lui avait fait une promesse. Et quelle promesse. Il lui suffisait de mener à bien une dernière mission, une toute dernière mission avant de la retrouver. L’aimerait-elle, verrait-elle, elle, la différence ? Il avait hâte de le savoir.

Il attendait les hommes qu’il devait recevoir ce soir là, ses associés comme il les appelait. Des hommes inquiétants mais que le pouvoir avait rendu trop confiants et qu’il avait maintes fois floués au cours des ans. Il lui avait tout raconté, les moindres affaires, les secrets et les malversations. Ils avaient ri ensemble, de ce rire supérieur, comme deux échos qui s'entremêlent et se renforcent. Après ce soir, tout serait fini. Un sourire étira ses lèvres. Menés par le majordome, les hommes entrèrent, menaçants. Sans se départir de son flegme, il leur proposa un verre et servit les whiskys. L'un des hommes s'avança pour prendre un verre, l’avala d’un trait avant de briser le silence qui s’installait, pesant.

– Vous savez pourquoi nous sommes là, n’est-ce pas ?

– Tout à fait, nous devons régler cette affaire une bonne fois pour toutes.

– Je ne l'aurais pas mieux dit.

L’homme fit un geste de la main. Un deuxième sortit alors un flingue de sa veste et le pointa droit sur lui. Il déglutit, avala une gorgée de bourbon en tremblant et ferma les yeux. Dans l’obscurité, une détonation étouffée retentit, tandis que ses pensées s’envolaient vers son alter ego, quelque part dans la nuit, profitant à sa place des caresses promises.

Il rouvrit les yeux. Sur le sol, le majordome agonisait en crachotant du sang. Son associé, son ex-associé, le fixait de ses yeux matois.

– Vous croyiez vraiment que nous étions dupes de votre manège ? Il faut être un beau salopard pour engager quelqu’un pour mourir à sa place, ricana-t-il. Retournez à votre minable existence, monsieur l’acteur, et oubliez tout ça. La grande vie, ce n’est pas pour vous. Quand à notre ami commun qui a cru pouvoir nous échapper, il découvre actuellement qu’on ne nous berne pas aussi facilement, oubliez-le, lui aussi.

Ils quittèrent les lieux sur ces mots, le laissant seul avec le cadavre du domestique. Il s’approcha en silence du minibar et se servit distraitement un verre de vodka. Il grimaça. Et dire qu’il allait devoir apprendre à aimer ce triste alcool. Mais ce ne serait qu’un infime sacrifice à ajouter à la liste de ceux qu’il avait consenti à faire pour garder la vie. Il leva son verre à son amante et à ce pauvre sire qui lui ressemblait tant et, sans plus de regret, l’avala.

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