Le journal d'Apolline Bertin-Larmant

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Je m’appelle Apolline Bertin-Larmant et j’ai 13 ans. Nous sommes le mardi 5 avril 2042 et cela fait plusieurs jours que je n’ai pas vu le soleil. Au moins, nous sommes en sécurité. Nous nous cachons dans la banlieue de Lyon, chez madame Sylvia Desoto, la sœur de notre ancienne femme de ménage, elle est très amène et s’inquiète beaucoup pour nous. Elle a deux enfants, Kylan et Kenzo, qui sont plus jeunes que moi et sans trop d’éducation. Nonobstant cela, je m’efforce de jouer avec eux. Père dit qu’il nous faut nous fondre dans la masse, en attendant de pouvoir rejoindre la Suisse. Mes amis et notre maison me manquent. Mère dit que je vais adorer la Suisse, que c’est un peu comme le paradis. Là-bas, nous ne serons pas chassés. J’espère qu’elle a raison. Avec nous se trouvent également Marianne Dussautoir et son fils, Jean-Pascal. J’avoue porter à Jean-Pascal une certaine affection, il présente bien de sa personne et nous avons de nombreuses choses en commun. Malheureusement, son père s’est fait arrêter avant qu’ils ne puissent fuir la capitale. Comme nous, maintenant, ils attendent de pouvoir obtenir de faux papiers et un billet pour la Suisse.

La vie n’est pas simple, les milices du nouveau régime quadrillent les rues à notre recherche. Il faut que nous fassions tout le temps très attention à ne rien laisser paraître qui puisse nous trahir. C’est épuisant. L’autre jour, Marianne était allée faire quelques emplettes et avait acheté du champagne. Sylvia l’a grondé vertement en lui demandant plusieurs fois si elle n’avait pas été suivie. Elle était paniquée et poussait de hauts cris d’orfraie, cela m’a profondément inquiétée et m’a rappelé à quel point notre situation est précaire. Il suffirait au magasinier de nous dénoncer pour que tout le quartier soit fouillé de fond en comble. Je n’ose imaginer ce qu’il nous arriverait si nous étions pris, je préfère ne pas y penser, cela m’effraie trop.

Chaque soir, nous regardons, sur le petit poste de télévision, les informations et les allocutions de notre nouveau dirigeant, le président Marcel Pichon. Il est horrible, avec son double menton mal rasé, ses petits yeux méchants et sa tâche de vin sur la joue. Je sais qu’il répugne aussi mon père, il ne comprend pas que les gens acceptent d’écouter les paroles d’un type qui se présente à eux en salopette et sans cravate. Mère essaie de le calmer mais il finit toujours par s’énerver et partir avant la fin du discours. Les mots du président me font peur, ils incitent les français à nous dénoncer, il y a les numéros d’appels d’urgence qui défilent en bandeau en bas de l’écran. Pourquoi ces gens nous haïssent-ils autant ? Je ne leur ai jamais rien fait de mal, moi.

Aujourd’hui, j’ai supplié mère de me laisser sortir, elle n’a pas voulu céder mais père a fini par accepter de m’emmener en courses. Mère a soupiré et a passé dix minutes à me salir les joues et les cheveux avec de la poussière. Il faut faire attention à la couleur de ta peau, Apolline, m’a-t-elle répété, fais bien attention. Enfin, elle m’a libérée, a un peu froissé mes vêtements en pinçant les lèvres et j’ai pu filer. Dans la rue, j’ai suivi mon père sans trop exprimer ma joie d’être dehors. Sur le trottoir d’en face, à un moment, j’ai vu trois miliciens qui contrôlaient une femme promenant son chien. L’un deux a tourné la tête et nos regards se sont croisés, mon cœur s’est emballé et j’ai vite baissé les yeux et trottiné pour rattrapper mon père, effrayée à l’idée qu’il me poursuive.

En arrivant au magasin, j’ai pu reprendre ma respiration. Père a rempli son panier avec du chou, des patates, du riz et des saucisses rose pâle. J’ai grimacé, un peu écœurée. Il a tourné dans les rayons en me demandant si je voulais des ravioli ou si quelque chose me ferait plaisir. Je me suis approché de son oreille pour lui murmurer, comme un secret, que j’aimerais de la bisque de homard. Il s’est relevé et m’a pincé la joue comme à une petite fille, l’air peiné. Puis il a rajouté deux boîtes de ravioli et un paquet de surimi dans le panier et nous sommes allé payer. Cependant, au lieu de rentrer directement, nous avons fait un court détour jusqu’à une poissonnerie. Une odeur de marée flottait dans l’air, à peine ventilée par le vol de quelques grosses mouches. Père s’est approché des crevettes avant de les renifler et de râler sur leur fraîcheur relative. Après un échange houleux, il a montré du doigt le casier des homards et demandé au poissonnier si les grosses gambas, là, pouvaient être utilisées pour faire de la paella. L’homme s’est moqué de mon père et s’en est suivi une nouvelle altercation avant que nous obtenions gain de cause. L’homme nous demanda vingt prolos pour sa marchandise et après une remarque sur le prix, père a sorti un morceau de papier vierge et un stylo pour remplir son billet lui-même. Je sais combien il trouve ça aberrant.

Nous nous sommes dépêchés de regagner l’appartement de Sylvia, je rayonnais le plus discrètement possible et père me fit un clin d’œil de connivence. Mère nous gourmanda quelques minutes mais au fond, elle aussi était bien contente de pouvoir manger autre chose que des ravioli ou du chou farci au riz et à la saucisse. Elle s’est mise en cuisine avec l’aide de Marianne et bientôt, une délicieuse odeur a envahi notre cachette. Nous nous sommes tous mis à table et nous sommes régalés. Moi qui, habituellement, fais la fine bouche, je me suis resservie deux fois, sous le regard amusé de père et de mère. L’humeur était joyeuse, la pression des jours sombres se relâchait quelque peu, le temps d’un repas partagé entre nous cinq. Puis Sylvia est entrée en trombe dans notre cachette, l’air affolé. Elle a crié sur mes parents de toute la force de son accent et nous a fait rapidement jeter les restes de notre festin. Elle a vite refermé à clef la porte de notre cachette, en nous intimant le silence. J’ai regardé Jean-Pascal, aucun d’entre nous n’osait parler, nous étions terrifiés en silence. Un chien aboyait dans la rue, énervé. Puis nous avons entendu la sonnerie de l’appartement, et des coups et des cris. Père nous a pris dans ses bras, mère et moi. Je tremblais en essayant de tendre l’oreille.

J’ai entendu Sylvia ouvrir et échanger quelques phrases avec un homme, ou plus ? Le chien s’est mis à aboyer dans l’appartement. J’ai sursauté, mon père m’a serré plus fort. Les aboiements et les voix se sont encore rapprochées, ils devaient être de l’autre côté de la cloison. Je n’osais pas détacher mes yeux de la poignée de la porte de notre cachette. À chaque seconde, je m’attendais à la voir tourner, s’ouvrir sur nous comme sur un terrier de lapins pris au piège. Une grosse voix à l’accent rugueux a demandé à notre logeuse si elle cachait des riches. Sylvia ne nous a pas dénoncé mais l’homme est revenu à la charge, l’interrogeant sur l’odeur qui planait dans les lieux. Il s’est vanté que son chien pouvait flairer le homard, le foie gras et la truffe à plus de cent mètres. J’ai dégluti, tout cela était de ma faute, je nous avais condamnés. Sylvia ne s’est pas laissée démonter et entre deux cris hargneux de l’animal, je l’ai entendue concocter des excuses osées à base de paella aux crustacés et de poubelles non vidées. L’homme, sans doute, n’était pas vraiment dupe et a ordonné que l’on fouille l’appartement. Pendant de longues heures, la mort dans l’âme, nous les avons écoutés retourner violemment les meubles et cogner les murs à la recherche de notre cachette. Mais ils ne nous ont pas trouvés. Ils sont partis bredouilles mais en proférant des menaces inquiétantes.

Sylvia n’est pas revenue nous ouvrir, sans doute avait-elle peur, elle aussi. Ceux qui nous cachent risque autant que nous, en fin de compte. Elle a simplement glissé sous la porte un petit mot pour nous expliquer qu’elle ne pourrait pas continuer à nous accueillir longtemps, maintenant, avec la méfiance et la surveillance des milices. Nous allions devoir trouver une nouvelle cachette, avec tous les risques qu’un changement de lieu pouvait comporter. Quant à moi, cette histoire devait me passer définitivement le goût de la bisque.

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